Le cas de Tartuffe
Au Québec, la tradition du carnaval d’hiver est née vers la fin du XVIIe siècle. À l’époque du carnaval de Québec, les réjouissances étaient à l’honneur. Les autorités soutenaient les divertissements en finançant diverses activités pour occuper les gens durant la morte saison.
Lors du carnaval, l’élite de la Nouvelle-France pouvait assister à des pièces de théâtre au château Saint-Louis.
Pendant l’hiver 1693-1694, une troupe d’amateurs décide de produire au Québec le Tartuffe de Molière. L’année 1693 fut bonne pour la colonie, sans guerre, avec une riche moisson et sans incidents majeurs. On se proposait donc de célébrer le carnaval avec plus d’éclat que d’habitude.
Le lieutenant Jacques de Mareuil, de la marine royale, arrivé à Québec durant l’été 1693, propose de participer aux représentations théâtrales. Il s’avère que le jeune officier joue avec entrain et talent. On monte d’abord Nicomède, de Corneille, et Mithridate, de Racine. Les deux pièces remportent un grand succès.
On se prépare donc à représenter le Tartuffe de Molière.
C’est alors que Jean-Baptiste de La Croix de Chevrières de Saint-Vallier, évêque de Québec, effrayé par la mauvaise influence que la pièce pourrait avoir sur ses ouailles, décide d’intervenir. Le 10 janvier, il s’attaque à l’acteur-militaire. Ce jour-là, l’évêque demande aux curés de Québec de condamner le théâtre en général, et le lieutenant de Mareuil en particulier.
Le 16 janvier 1694, l’évêque publie deux mandements. Le premier porte sur «les discours impies» du lieutenant Mareuil, jugé libertin. Le second donne un avis «sage et raisonnable» au sujet des comédies. On vise une fois de plus M. de Mareuil, qui doit jouer le rôle-titre du Tartuffe.
L’Église oublie toutefois que Jacques de Mareuil n’est pas un simple acteur, mais un officier qui n’entend pas se faire dicter sa conduite par la première soutane venue. Le 19 janvier 1694, le lieutenant présente à Bouchart de Champigny, intendant de la Nouvelle-France, une requête exigeant que M. Dupré, curé de Québec, lui fournisse copie du sermon donné à la messe paroissiale.
Le curé refuse de fournir ce texte à un laïc impie. L’affaire est portée devant le Conseil souverain. L’évêque de Québec accuse le lieutenant-comédien d’impiétés, d’impuretés scandaleuses, de manque de respect envers la foi, de discours contre Dieu, la Vierge et les saints.
Le Conseil souverain demande quelques semaines pour réfléchir. En effet, toute décision risque de déplaire soit à l’Église, soit aux militaires, aussi le plus sage est-il d’attendre le printemps, quand tout le monde sera occupé à d’autres affaires.
Cependant, Jacques de Mareuil, le 15 mars 1694, requiert par écrit que le Conseil souverain se prononce et qu’il déclare nul et abusif le mandement qui a été lu contre lui dans la cathédrale de Québec.
Le Conseil ne l’entend pas de cette oreille et ordonne l’arrestation de Mareuil et demande à l’évêque de produire les mandements en cause. Mais le lieutenant de Mareuil part en campagne dans le cadre de ses devoirs militaires.
Le 14 octobre, au retour des expéditions militaires, les gardes effectuent l’arrestation de l’officier. Il est interdit au prisonnier de communiquer avec qui que ce soit.
Le 29 novembre, le gouverneur de Frontenac intervient et soutient devant le Conseil souverain que la cause a été mal conduite, «qu’il s’y est mêlé beaucoup de partialités et de passions particulières». Le gouverneur admet qu’aucune preuve n’a été apportée contre l’accusé. En conséquence, il doit libérer le prisonnier. Jacques de Mareuil est donc remis en liberté.
Le même jour, on l’embarque secrètement sur le premier bateau en partance pour la France.
L’histoire du lieutenant Jacques-Théodore Cosineau de Mareuil, première victime de la censure dans la colonie lors de son bref séjour en Nouvelle-France, s’arrête là. Le Tartuffe impie est banni pour longtemps du répertoire et les fidèles seront désormais bien protégés contre l’art décadent.
