Les Paradis artificiels

Les Paradis artificiels

par Émile Legrand

(note : Les Paradis artificiels est un essai de Charles Baudelaire paru en 1860)

S’il est une notion actuellement admise par tous les sociologues, c’est bien celle de l’influence des toxiques sur la criminalité. Depuis la guerre particulièrement, ce péril s’est propagé dans des proportions alarmantes. Il suffit de jeter un coup d’œil sur les statistiques publiées dans les différents pays pour s’en convaincre.

Une pareille étude offre sans aucun doute des attraits nombreux pour le physiologiste, le médecin, qui par principe, doit veiller à l’édification d’une société meilleure.

La recherche illusoire du bonheur n’est pas un problème récent, car elle a toujours passionné les hommes, de génération en génération.

Quand l’homme d’aujourd’hui poursuit la chimère, il ne recherche que maladroitement le mieux-être. La vie et ses souffrances l’amènent à un carrefour où bifurque sa route.

II lui faut choisir entre souffrir encore, mais s’élever au-dessus de sa souffrance à la manière stoïque, et ne plus souffrir, mais en sacrifiant toute sa personne.

Les philosophes anciens, pour qui la grande affaire était la recherche du souverain bien, et qui croyaient le découvrir dans la sagesse, se sont avisés que les exemples les plus parfaits du bonheur humain étaient fournis par certaines variétés de folie. De tous temps, les hommes ont reconnu également que certaines substances possèdent l’étrange pouvoir d’agir électivement sur l’âme et d’y verser une joie factice. Il en est qui « noient le chagrin » dans les flots fangeux d’une abrutissante ivresse ; d’autres l’engourdissent en créant une sorte d’anesthésie morale ; quelques-uns font voir la vie en rose ; certains enfin, divertissent l’âme en la jetant dans un monde d’illusions et de chimères.

Mais « l’esclave moderne qui oublie sa misère en roulant sous la table d’une taverne, le viveur qui contemple le monde à travers le prisme doré d’une coupe de Champagne, le Chinois lettré dont la pensée flotte sur le nuage bleu de la fumée d’opium », l’ambitieux déçu qui se console avec la morphine, la petite amoureuse délaissée à qui la cocaïne fait oublier l’infidèle, poursuivent par des voix différentes le même but : l’oubli des douleurs passées, présentes et futures, la substitution du sommeil ou du rêve aux tristes réalités de la vie.

Ils négligent les moyens d’évasion qui conviennent aux forts pour poursuivre un malheureux idéal : l’ivresse, félicité maladive mais triomphante, qui emporte et noie comme un torrent les tristesses de la vie quotidienne.

Beaucoup d’écrivains ont cru trouver dans l’artifice d’un empoisonnement volontaire le secret du bonheur. Chacun d’eux, dans sa ferveur de néophyte, a voulu célébrer l’initiation délicieuse à la drogue de son choix.

Comme le choix de ces poisons dépend des temps, des races et de la mode, nous nous arrêterons seulement à l’étude des divers états d’âme procurés par l’opium et son dérivé, la morphine, – produits les plus populaires de nos pays d’Occident – à l’étude des raisons qui acheminent certains hommes vers ces toxiques et les réduisent à l’esclavage et à celle des erreurs psychologiques fondamentales que commettent ces candidats au bonheur par l’intoxication, sans cesse à la recherche d’horizons chimériques.

L’analyse d’un fait morbide comme la morphinomanie implique la connaissance de l’ensemble des conditions qui l’ont rendu possible et déterminé. Un exemple nous fera comprendre. Soit un alcoolique persécuté : on n’aurait qu’une notion fort incomplète si on n’attribuait son délire qu’à l’action de l’alcool.

Tous les hommes ont cette liqueur à leur disposition : un certain nombre seulement en abusent ; de ceux-ci, d’aucuns n’en ressentent aucun inconvénient, d’autres s’alcoolisent ; des alcooliques, les uns sont frappés dans leur système digestif, d’autres dans leur système nerveux ; et, parmi ces derniers, un certain nombre seulement deviennent aliénés: encore, que des formes variables dans leurs folies et leurs manières de réagir. Il en est de même de la morphinomanie. Tout le monde peut prendre de la morphine : mais ne devient pas et ne reste pas qui veut morphinomane. Tel n’éprouve pour le toxique qu’indifférence et dégoût et s’en sépare sans peine et sans regret. Tel autre y trouve, dès la première piqure, des douceurs à nulle autre pareilles et devient vite un adepte fervent ; tel, sachant se limiter à de faibles doses, se maintient longtemps au bord de l’abîme. Tel autre y roule avec une rapidité croissante. Certains se guérissent par un brusque effort de volonté ; d’autres, moins énergiques, s’abandonnent lâchement à une tyrannie qu’ils déplorent.

« On entre dans la morphinomanie, dit Bail, par la porte de la douleur, par celle de la volupté et par celle du chagrin ». Par ses origines profondes, la morphinomanie, est un acte de défense, une protestation contre les conditions misérables de l’existence, un remède à la vie. Pour employer un mot dont se sert Freud, caractérisant l’état d’esprit qui mène aux névroses, l’intoxication volontaire est une fuite de la réalité, un « refuge dans la maladie » jugée préférable à la santé. Ce qu’on fuit le plus souvent peut-être, c’est une circonstance pénible, une douleur physique ou morale.

Bien des morphinomanes sont nés d’une prescription médicale. Pour apaiser une douleur physique pénible, le médecin a prescrit de l’opium, sans tenir compte de l’état d’âme de son client.

L’histoire de ces malades est presque toujours la même : c’était d’abord le médecin qui faisait leurs piqures, mais par la suite, et c’est là que commence le saut dans l’abîme, ils ont continué d’eux-mêmes. Et voici qu’au bout de quelques jours ou quelques semaines ils ne peuvent plus se passer de leur injection.

Souvent, c’est à la suite d’un événement pénible, d’un chagrin, d’une déception, de la perte d’un être cher, que certains êtres trop sensibles font appel à l’opium consolateur. C’est pour eux l’unique moyen de s’assurer dans leur désespoir, une survie tolérable qui n’est guère, à tout prendre, qu’un refuge déjà dans la mort. Le plus bel exemple nous est rapporté par Hugues Leroux : C’est l’histoire émouvante d’un grand sculpteur qui, retiré du monde, essayait d’endormir par la fumée d’opium son deuil inconsolable…

Dans d’autres cas – ceux-là plus graves – ce n’est plus une circonstance que l’homme cherche à fuir : c’est lui-même, c’est sa propre constitution morbide, qui est faite d’ennui. Ce n’est pas cet ennui passager qu’on rencontre chez l’être surmené ou chez l’oisif. Le remède est simple alors : on n’a qu’à se reposer ou à travailler. L’ennui dont je vous parle est plus sérieux et plus tragique dans ses conséquences sociales : c’est le spleen.

Il est caractérisé par un dégout de la vie et parfois par un désir de la mort. Physiquement, rien ne le révèle. Ces gens se portent admirablement.

Rien non plus dans leur comportement habituel ; ils ont une lucidité parfaite, une absolue maîtrise d’eux-mêmes, une activité bien ordonnée et utile ; quelquefois il y a bien une certaine tristesse dans la physionomie, mais rien qui rappelle l’accablement du déprimé ou l’agitation de l’anxieux, de sorte que l’on peut vivre des années au contact d’un spleenitique sans avoir le moindre soupçon sur son état mental, s’il ne le dévoile lui-même par ses confidences.

Comment le spleenitique réagit-il à son mal ?

Parfois, il ne fait rien. Il souffre en silence et il attend patiemment que la mort le délivre ; c’est le spleenitique philosophe. D’autres fois, il se plaint. Il s’extériorise par des lamentations sans fin, des malédictions contre le destin. On retrouve ses plaintes dans sa correspondance. S’il est un écrivain, il prend le public pour confident. Ainsi s’est constitué un genre littéraire spécial, dont il faut reconnaître la haute antiquité, puisque l’Ecclésiaste avec ses magnifiques variations sur le thème de la vanité des choses humaines, n’est rien d’autre, au fond, que le grand poème du Taedium vitae. Et, depuis, le genre n’a pas cessé d’être cultivé. La grande époque littéraire que fut la première moitié du XIX siècle, est toute imprégnée d’ennui. Rappelons-nous Chateaubriand avec son René, Goethe avec son Werther, Benjamin Constant avec son Adolphe. Tous ont traîné leur spleen jusqu’à la tombe. Il ne suffit pas de crier sa douleur pour en être délivré.

Quelquefois, le sujet s’efforce en vain de créer un alibi à sa misère, il cherche, dans l’emploi de la drogue, le bonheur qu’un esprit sain ne peut trouver qu’en lui-même. Il essaie de corriger son déséquilibre mental, par l’intoxication. Il n’aboutit qu’à les aggraver l’un par l’autre.

Baudelaire, dans son poème intitulé « Le Voyage » a résumé symboliquement l’histoire de son âme toujours inassouvie, inquiète et impuissante à se satisfaire du monde des formes. Il raconte son gout pour des « lointains appareillages » et ses multiples tentatives d’évasion hors de lui-même.

C’est d’abord le voyage à travers l’espace, le déplacement sans motif, vagabondage inquiet, n’ayant pour origine que le continuel besoin d’être ailleurs et la croyance que « le bonheur est aux lieux où l’on arrive »… mais les vrais voyageurs, dit-il, sont ceux-là seuls qui partent pour partir :

Cœurs légers ; semblables aux ballons.
De leur fatalité jamais ils ne s’écartent.
Et, sans savoir pourquoi, disent toujours :
Allons…

Mais le fugitif ne retrouve hélas que lui-même, lui-même partout

Amer savoir, celui qu’on tire du voyage.
Le monde monotone et petit, aujourd’hui,
Hier, demain, toujours, nous fait voir notre image :
Une oasis d’horreur dans un désert d’ennui.

Il y a bien l’art, la musique, la peinture, l’amour, la religion, et les innombrables moyens de diversifier la volupté ; mais, sans cesse, le bonheur recule à l’horizon comme un mirage, malgré les splendeurs de la route. Et le poète se demande : à quoi bon cette fuite éperdue devant la tristesse ?

L’opium n’est-il pas le vrai moyen de la tuer, sans quitter son lit ou son fauteuil ?

Il consent, s’il le faut, à une descente aux enfers et à se réfugier « dans l’opium immense ». Ce qui domine la psychologie de Baudelaire, c’est « l’ennui », ce « monstre vorace » qui « dans un bâillement avalerait le monde ».

D’autres déséquilibrés, atteints d’anxiété, cherchent en vain un divertissement. Sur l’oreiller du doute, ils ne trouvent que l’insomnie. Pour calmer leur âme tourmentée, leur doute intolérable, il leur faut à tout prix un expédient, un moyen d’échapper à eux-mêmes, à leur misère, à la hantise de la mort, à une survie qu’ils craignent menaçante.

Aussi, la pratique journalière nous montre l’extrême fréquence de la toxicomanie chez les émotifs constitutionnels, qui essaient d’assoupir leur angoisse par la morphine ou de la noyer dans le vin.

Dans beaucoup d’autres cas, on s’achemine vers la morphine par contagion mentale, par imitation, par mauvais conseils. Dans ce domaine, la littérature des paradis artificiels, toujours malsaine, souvent médiocre, a sa grande part de responsabilité.

Chose curieuse, tout littérateur qui fait connaissance avec la drogue se croit tenu d’en vanter publiquement les charmes. Peut-être, l’auteur croit-il ce dicton « que l’ivresse livre le fond secret des âmes » ? Aussi, dans sa naïveté, il ne veut pas cacher la beauté de la sienne. C’est se faire le recruteur de l’opium que d’écrire, comme Claude Farrère : « oh… se sentir, de seconde en seconde moins charnel, moins humain, moins terrestre ; devenir, en quelques pipées, l’égal véritable des héros, clés apôtres, des dieux ; unir enfin, en un cœur devenu trop vaste, toutes les vertus, toutes les bontés, toutes les tendresses ; l’opium est réellement une patrie, une religion, un lien fort et jaloux qui resserre les hommes ».

C’est là joindre l’exaltation de la rhétorique à celle de l’opium. Le dévot de la drogue a le don du prosélytisme ; dans sa bienveillance euphorique, il veut répandre autour de lui sont misérable bonheur.

Mais la cause profonde qui fait survivre la toxicomanie à son occasion initiale, doit être cherchée dans les dispositions de l’esprit, du sentiment et du caractère. Selon le mot de Quincey, ces êtres sont marqués pour la rêverie fatale. Dans l’ordre intellectuel, c’est la curiosité malsaine, la recherche Imaginative d’états d’âme anormaux, rares et mystérieux ; dans l’ordre sensitif, c’est une impressionnabilité démesurée, une aptitude à ressentir trop vivement le bien-être et le mal-être, une sensibilité à la fois douillette et voluptueuse ; dans l’ordre volontaire, c’est l’aboulie et l’impulsivité, la veulerie, la presse et l’insouciance.

Maintenant, si nous envisageons la carrière d’un opiomane, nous voyons qu’elle se distingue en périodes logiquement enchaînées entre elles. La première, celle de l’initiation, est « la lune de miel » du morphinomane. Le charme du paradis révélé tend à s’imposer irrésistiblement : car le sujet passe presque sans transition de l’enfer au ciel.

Ce bonheur illusoire peut se décomposer en deux éléments, soit, une disposition particulière de la sensibilité générale et une forme spéciale d’activité Imaginative. La sensibilité générale est cette impression diffuse qui crée en nous une disposition de bien-être ou de malaise. Cet état d’âme dépend, avant tout, de l’état de notre corps, de l’activité physiologique de nos viscères et de la composition de nos humeurs. Tout cela est réglé par une partie de notre système nerveux, le grand sympathique, qui préside à notre vie intérieure et à nos échanges nutritifs. Nous subissons, malgré nous, cette influence secrète, comme celle d’une musique triste ou joyeuse, dont l’harmonie nous envahit et nous pénètre : car rien ne dépend moins de nous que l’intérieur de nous-même.

Or, l’opium exerce son action sur le grand sympathique ; il modifie le timbre de la vie sensitive et la fait chanter en nous, joyeuse. Il semble qu’on ne vibre plus qu’aux impressions agréables. Mais c’est là une euphorie spéciale, une sorte de bonheur au repos, car l’opium tend à supprimer l’activité extérieure. Il favorise le reploiement égoïste de l’être sur sa vie végétative, prise pour fin en soi.

Par les drogues, l’activité Imaginative est exaltée. C’est le jeu facile des associations d’idées avec l’évocation spontanée des souvenirs lointains qu’on croyait oubliés. C’est, encore, l’ampleur des constructions intellectuelles, des combinaisons scientifiques, des projets mégalomaniaques, des fantaisies romanesques. L’imagination libérée procure l’illusion du génie. Cette activité imaginative est lucide.

C’est une causerie avec soi et non un spectacle projeté devant soi, comme dans le délire alcoolique. C’est un état comparable à une « sieste » de lézard au soleil ». Cette période d’initiation que nous venons de décrire sera bientôt suivie d’une période d’état où l’individu sera en proie aux pires tourments. La morphine vend cher ce qu’on croit qu’elle donne.

Il faut toujours craindre les dieux, même quand ils font des présents. À la lune de miel succédera une « lune de fiel ». Le programme du bonheur par la pharmacie se révèle à l’épreuve, comme une illusion de plus. Dans les débuts, les morphinomanes croient avoir reçu un « don divin ». Tout cela est bien beau : gare la fin. De Quincey, après « les voluptés » décrira les « tortures de l’opium ». Il en parlera comme d’une « malédiction inconnue », comme « si le ciel avait voulu le punir de ce crime d’avoir tenté d’être heureux ».
Malgré la puissante rhétorique des fervents de l’opium, ce n’est pas un hymne joyeux de bienvenue qu’il faudrait inscrire à l’entrée des paradis artificiels, mais la sentence de malédiction et de désespoir que le Dante avait lue sur une des portes de l’enfer : « Par moi, l’on va dans la cité des pleurs ; par moi l’on va dans la douleur éternelle ; par moi l’on va parmi la race des damnés… Laissez là toute espérance, vous qui entrez ».

Il n’est peut-être pas de bonheur gratuit ; en tout cas, celui du toxicomane s’achète trop cher ; on le paie de sa santé. Même si la joie toxique est pour ceux que la vie a frustrés, le seul recours disponible, il faut reconnaître qu’il échoue en fait : car il contient un germe de souffrance et de mort, qui se développe inéluctablement. Jours de langueur, sans lendemains lumineux, vie sans apothéose, pure chimère où l’homme est heureux de se fuir parce qu’il se fait peur : telle est la destinée des amateurs de narcotiques. C’est une démence écœurante de la part de l’humanité que de s’infliger des maux inutiles, évitables et déshonorants.

À peine au début de son habitude, le morphinomane éprouve ses premières misères : celles de l’intolérance de l’organisme à l’usage de la drogue et aussi de l’intolérance de l’organisme à la suppression de l’opium. Le sujet est obligé de continuer ce que son système tolère mal. C’est une alternative angoissante, une situation sans issue, une impasse dans laquelle il se débat vainement. Il n’aperçoit plus, de toutes parts, que la douleur inévitable.

Même s’il augmente les doses, la délicieuse sensation du début ne se produit plus. La piqûre n’est plus qu’un plaisir négatif, c’est-à-dire la cessation d’une souffrance.

Aucun raffinement ne lui rendra jamais les sensations du début. Désormais la piqûre ne servira qu’à neutraliser la faim atroce du poison. Telle est cette infernale perfidie des poisons qui procurent momentanément le bonheur : quand ils vous tiennent, ils ne vous luchent plus. Ils vont sans cesse se multipliant et resserrant leur étreinte, à laquelle on ne peut plus s’arracher sans angoisse ni déchirement. C’est l’empoisonnement insatiable avec l’accroissement progressif des doses injectées.

S’il veut supprimer son poison, l’état d’abstinence suscite un état plus dangereux d’emblée et plus angoissant que la suppression des aliments normaux.

De là la difficulté extrême de rompre avec l’habitude toxique devenue un élément presque nécessaire de l’équilibre intérieur. Il a créé en lui une seconde nature, en lutte mortelle avec la première, une personnalité qui a ses lois, ses appétits, ses exigences vitales. Elle oppose aux tentatives de sevrage, toutes les affres d’une agonie. Ainsi le poison, après avoir attiré par le plaisir, retient par la douleur : le piège s’est refermé sur sa victime.

Claude Farrère, qui a célébré les vertus de la « bonne drogue » a aussi dit les tortures de l’opium : « C’est une pipe meurtrière. Dix poisons, tous féroces, sont embusqués dans son cylindre noir, pareil au tronc d’un cobra venimeux… Une heure sans opium, voilà l’horrible, l’indicible chose, le mal dont on ne guérit pas, parce que cette soif-là, la satiété même ne s’éteint pas »… À ces tourments d’ordre moral et intellectuel s’ajoutera toute une kyrielle de troubles physiques qui occasionneront une déchéance progressive et fatale de l’être.

Au point de vue social, le toxicomane se désintéresse progressivement de ses affections, de ses devoirs, de son honneur. Il ne connaît plus ni parents, ni amis ; il n’a qu’un dieu : l’opium. Il se nourrit à peine, sans goût et négligemment. L’exercice de la profession ne sera plus qu’une corvée dont on se débarrasse à la hâte. La vie de famille devient intenable. Plus d’amour-propre, ni de respect humain. Les femmes elles-mêmes, oublieuses de l’instinct de coquetterie qui fait leur force, se négligent et croupissent dans une malpropreté sordide. C’est un « jemenfichissme universel ».

L’habitude n’a plus qu’une idée : se procurer de la morphine. Pour obtenir la drogue, il n’est pas de vilenie à laquelle il ne descende. A-t-il besoin d’une ordonnance médicale : il fait un faux. Manque-t-il d’argent (car la morphine coûte cher et empêche de travailler) : il vole. Telle autre, mère de famille, paie le pharmacien en « monnaie de femme ». Cet affaiblissement du sens moral s’explique par une faillite de la volonté. Tout effort pénible est remis à demain. Le devoir n’est rempli qu’au futur. Enfin, perdant toute espérance, il s’abandonne aveuglément à son destin.

sante sans drogue
« Heureux celui qui joint la santé à l’intelligence. » Ménandre (poète grec). Photo : © GrandQuebec.com.

Si l’on considère ces dernières phases de la morphinomanie, il est évident que les explorateurs de paradis artificiels commettent une erreur énorme.

Même si l’on n’envisage que la période du début, celle dite de la volupté, encore là nous devons reconnaître que l’opium ne fait pas le bonheur. En dehors du néant, il est des refuges, tels que les plaisirs sains et le travail, réservés de tout temps comme fiches de consolation aux affligés qui n’accèdent pas aux régions sereines de la pure philosophie…

Or le vrai bonheur est le terme naturel d’un travail, la satisfaction intime d’avoir accompli un progrès, de s’être dépassé soi-même, de s’être évadé hors de soi, de vivre en autrui. Il consiste encore dans l’activité qui réussit, dans le courage qui n’abdique pas. Il est un peu comme l’amour, et ne veut pas qu’on l’aime pour lui-même.

Or, l’opium commet cette mauvaise action, qui a l’air d’un bienfait : il émousse la douleur, l’insatisfaction, ferments nécessaires de l’effort et du progrès, c’est-à-dire du bonheur.

L’intérêt philosophique de tout cela est de démontrer l’impossibilité, le non-sens d’une béatitude égoïste et inerte. La sensation voluptueuse qui n’a d’autre objet qu’elle-même ne peut se renouveler indéfiniment ; elle s’épuise et s’use. On finit par prendre son habitude et sa propre personne en dégoût. On perd la fierté de vivre.

En effet, que dire de cette habitude qui, pour affranchir l’homme pendant quelques semaines du fardeau de l’existence, le condamne tout le reste de ses jours à porter le poids d’une habitude honteuse, incompatible avec l’accomplissement de ses devoirs et l’exercice de la vie sociale ; qui lui fait payer quelques instants de rêverie monotone, des tourments d’un long suicide pendant lequel il voit s’en aller lentement, par lambeaux, ses forces physiques, sa santé, son intelligence ; et qui le conduit, à travers de vains et douloureux efforts de guérison et les péripéties d’une cachexie dégoûtante, à une mort prématurée ?

Émile Legrand, 1937.

(Ce texte daté de 1937 témoigne que le problème de la drogue n’est pas né aujourd’hui et qu’on a encore pas trouvé la solution qui permette d’en finir pour toujours avec ce fléau de l’humanité abominable).

toilette et la drogue
Les toilettes, c’est la place idéale pour la drogue. (Megan Jorgensen). Photo : © GrandQuebec.com.

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