L’Optométrie, comme carrière professionnelle
Par J.-Armand Messier
En ces jours de désarroi et de perturbation générale, une angoissante question que la jeunesse d’aujourd’hui doit souventes fois se poser, c’est bien celle-ci: Que serai-je dans la vie? La réponse sera peut-être : un optométriste !…
Et laissez-moi vous exposer ici en quelques lignes ce qu’est l’optométrie, son histoire, ses débuts, son évolution et ses perspectives d’avenir.
L’optométrie se définit : la science et l’art qui a pour objet d’examiner les yeux, d’analyser leurs diverses fonctions physiologiques, de diagnostiquer leurs erreurs de réfraction ou leurs anomalies physiologiques ou musculaires et d’employer les moyens préventifs ou correctifs pour remédier à ces diverses déficiences visuelles.
En raison de sa spécialisation en matière de vision, l’optométrie n’est pas une partie de la pratique de la médecine proprement dite, mais comme la dentisterie d’ailleurs, c’est une profession adjointe quoique bel et bien séparée. Son champ d’action s’étend surtout sur la physique, l’anatomie, la physiologie, les mathématiques et l’optique, et non pas sur la pathologie ou encore moins sur la pharmacologie quoique l’optométriste doive étudier et connaître les différentes conditions pathologiques qui peuvent exister dans un œil humain.
L’optométriste, c’est celui qui analyse l’état de réfraction d’une paire d’yeux, son état musculaire et qui en corrige les divers défauts visuels par des verres ophtalmiques appropriés ou encore par tout autre moyen mécanique ou optique y compris les exercices orthoptiques ; c’est encore lui qui écrit la prescription de son patient selon les observations qu’il aura faites et dans la plupart des cas il lui fournira les verres dont il aura besoin l’un étant le corollaire de l’autre.
Cependant quelques optométristes spécialisés ont abandonné la pratique de leur profession pour concentrer tous leurs efforts sur des recherches et des expériences susceptibles d’améliorer l’avancement de la profession.
Le travail du verre, tel que le surfaçage, le taillage et le montage des verres dans les montures est généralement confié à des laboratoires ou encore à des techniciens spécialisés dans ce genre de travail qui sont pour l’optométriste ce que le pharmacien est par rapport au médecin. Ces opticiens manufacturiers exécutent donc des ordonnances : il ne leur est pas permis par la loi d’examiner la vue et encore moins de prescrire des verres.
L’optométrie est basée sur cette science plusieurs fois séculaire qu’est la physique. Elle s’est développée, a grandi, s’est répandue avec elle pour ensuite se « professionaliser » par des lois et un enseignement adéquat.
L’optométrie moderne s’occupe donc de l’acte visuel sensoriel bien plus que du globe oculaire.
Partant de ce fait elle doit s’étendre à l’anatomie, la physiologie et la neurologie aussi bien qu’à l’optique proprement dite. La constatation de ces faits place l’optométrie parmi les arts et les sciences qui s’occupent de procurer le bien-être des individus aussi bien que de leur efficacité à servir dans la société.
Pourrais-je encore ajouter que l’optométrie moderne est basée sur cette réalisation que la vision est une interprétation psycho-physiologique du monde extérieur et, par conséquent, bien plus importante pour nous que l’optique physique.
Ce qui concerne l’optométrie de nos jours c’est l’adaptation du mécanisme visuel aux nouvelles conditions de vie et de travail auxquelles sont astreints chaque homme, chaque femme et je pourrais ajouter chaque enfant qui composent la société.
N’est-il pas vrai que cinquante ans à peine se sont écoulés depuis que, de paysans qu’ils étaient pour la plupart, des milliers et des milliers de ruraux ont quitté la campagne pour venir se confiner dans les industries des cités et des villes où le travail quotidien se fait dans des conditions tout autre que ce qu’ils connaissaient antérieurement : lumière artificielle, travail rapproché, vitesse de la machinerie ; autant de causes parmi tant d’autres, qui très souvent amènent des troubles visuels et c’est à l’optométrie qu’incombe la responsabilité de réadapter l’humanité à ces nouveaux besoins de la civilisation moderne. Les verres correcteurs et protecteurs, les verres ophtalmiques sous toutes leurs formes combinés avec certains traitements orthoptiques, voilà les moyens que l’optométrie met à la disposition du public pour mener à bonne fin ce procédé de réadaptation.
HISTOIRE ET DEVELOPPEMENT
La tradition nous enseigne que plusieurs siècles avant Jésus-Christ, Confucius, un Chinois, mandarin de son métier, fut vivement impressionné en constatant que, lorsqu’il lisait, sa vision était de beaucoup améliorée en regardant à travers d’un morceau de verre convexe. Cependant il n’apprécia pas toute l’importance de ce phénomène qui devait plus tard servir de principes optiques à tous les fabricants de verres. L’histoire nous rapporte également que l’empereur Néron observait ses gladiateurs à travers un morceau de verre concave et inconsciemment, par ce fait, corrigeait sa myopie. Quoiqu’il en soit de la véracité de ces faits, il n’en reste pas moins vrai que des siècles plus tard ces principes physiques devaient être mis en application et ils gouvernent encore l’optique de nos jours.
C’est le remarquable savant Roger Bacon qui au XIIIe siècle décrivit dans ses ouvrages la construction du télescope mais il est fort douteux qu’il n’ait jamais lui-même fabriqué une paire de verres.
Et ce ne fut qu’en 1621 qu’un astronome hollandais Willebrod Snell décrivit la loi de la réfraction de la lumière à travers les milieux réfringents et que l’on peut qualifier de commencement de l’optique moderne. Cependant le monde dut attendre jusqu’à la fin du XVIIIe siècle avant que des savants se rendissent compte que ces principes optiques peuvent être appliqués à l’œil humain.
Le développement de l’optométrie marcha conjointement avec les progrès accomplis dans la fabrication des lentilles et des instruments d’optique.
En 1609, Galilée construisit le premier télescope et par la suite le télescope binoculaire à prismes, c’est cette évolution qui servit de base au développement de l’ophtalmomètre, de l’optomètre, du rétinoscope, de l’ophtelmoscope, du réfectomètre, du stéréo-campimètre, des verres télescopiques, des verres de contact et de plusieurs autres instruments qui ont fait de l’optique physiologique une science bel et bien distincte.
Une autre invention d’importance capitale fut sans contredit le développement du microscope par Leuwenhock, un savant hollandais. En 1675, il posa la pierre angulaire de l’optométrie aussi bien que de la médecine moderne en démontrant l’existence des cellules vivantes dans l’organisme.
La plus grande contribution à la science de l’optique nous fut donnée par Sir Isaac Newton. Après plusieurs expériences et une analyse complète des connaissances du temps sur l’optique, il mit de l’avant ses formules mathématiques et ses fameuses lois de la propagation de la lumière.
Bien que quelques-unes de ses théories aient été discutées il ne reste pas moins vrai que la plupart des théories de Sir Isaac furent utilisées dans le développement de la science optique et servirent de base et d’application au problème de la vision.
Après les magnifiques travaux de Lauwenhock et de Newton, le développement de l’optométrie fut relativement lent car le manque de connaissances sur la structure anatomique, physiologique aussi bien qu’optique de l’œil humain. Et ce ne fut, en réalité que vers 1801 que commença, sur des bases solides, cette adaptation, alors que Sir Thomas Young énonça les premières théories sur l’accommodation de l’œil et décrivit pour la première fois ce qu’était l’astigmatisme.
Vingt ans plus tard. Sir Georges Airy, un astronome, réussit à corriger avec des verres cylindriques l’astigmatisme dont il était lui-même affecté. Plusieurs autres savants ont contribué au développement et à l’évolution de l’optométrie.
N’est-il pas vrai que c’est à Von Helmholtz ce grand physicien que nous devons d’avoir éclairci et d’avoir établi ce que nous savons aujourd’hui de l’optique physiologique. Vint ensuite Wundt, avec ses magnifiques travaux sur les éléments rétinéens qui ont permis d’établir les conceptions nettes que nous avons du système rétino-cérébral et de la vision neuromusculaire. C’est Donders qui, le premier, introduisit une méthode de procédure pour l’examen de la vue et proposa l’échelle qui devait servir à travers le monde à établir le degré d’acuité visuelle.
Et je pourrais continuer ainsi la liste de ceux qui dans le domaine mathématique aussi bien que technique ont apporté de si importantes contributions au développement de l’optique. Je me contenterai de souligner les noms de Javal, Prentice, Wollaston, Gauss, Abbé, Oswald, et de Franklin qui ont rendu possible le développement des lentilles aussi bien que celui des instruments de précision dont on se sert dans la pratique professionnelle.
Le mot optométrie apparut pour la première fois en 1870 dans un traité d’optique physiologique écrit en allemand. Ce mot ne tarda pas à se généraliser et à être adopté par la plupart des praticiens du temps.
Le commencement du XXe siècle marqua un tournant important dans l’histoire de l’optométrie alors que le gouvernement du Minnesota fut le premier en Amérique à voter des lois définissant ce que devait être la pratique de l’optométrie.
Jusque-là il n’y avait aucune loi ni règlement pour établir ou déterminer la compétence de ceux qui pouvaient faire un examen de vue ou prescrire des verres ophtalmiques. Si grands furent les bienfaits de cette législation que quelques années plus tard tous les gouvernements des États-Unis et de toutes les provinces du Canada reconnurent le bien-fondé de ces lois et adoptèrent, eux aussi, des législations établissant définitivement la pratique de l’optométrie comme profession.
Tout ce travail ne fut pas chose facile. Les gens intéressés à établir l’optométrie sur des bases professionnelles rencontrèrent une certaine opposition tout comme la dentisterie, qui elle aussi, avait éprouvé de nombreuses difficultés quelques années auparavant. Cependant, l’optique physiologique étant devenue une science distincte de la pratique de la médecine, et le vaste champ d’action qu’offrait le domaine de l’optique à ceux qui voulaient se spécialiser dans ce genre de travail fit vite comprendre aux législateurs, les difficultés dans lesquelles se trouvaient l’optométrie qui ne demandait qu’à grandir, qu’à se développer et à se « professionaliser ».
La grande majorité de la classe médicale aida cette campagne ; la presse en général, elle aussi, y apporta son précieux concours, comprenant bien vite la valeur de cette législation qui n’avait d’autre but que de donner, à ceux qui s’occupaient des services oculaires, une meilleure préparation, et au public en général une meilleure protection pour l’organe si essentiel de la vision.
1925, date mémorable pour l’optométrie dans la province de Québec alors que l’Université de Montréal toujours fidèle à sa devise et toujours désireuse de donner à toutes les sciences l’épanouissement auquel elles aspirent accepta l’école d’optométrie au rang de ses écoles affiliées. Les autorités universitaires, de concert avec le personnel enseignant et sous l’égide de la faculté des sciences, dressèrent un programme d’enseignement qui des futurs gradués de l’école, faisait des universitaires avec le titre de bachelier en optométrie.
Plusieurs fois amélioré par la suite, le programme d’enseignement faisait dire à M. Édouard Montpetit lors d’un banquet de nos gradués: « Si vous n’étiez pas venus à nous, nous serions allés à vous. »
L’optométrie, jeune parmi les professions libérales, est appelée à grandir, le développement scientifique qui s’opère chez nous comme ailleurs rétablissent dans sa dignité la profession d’optométriste.
Les problèmes nouveaux que nous rencontrons chez le public qui nous consulte, demandent de nous une meilleure préparation, conscients que nous sommes des responsabilités qui nous incombent, l’école saura répondre aux nouveaux besoins de l’heure et continuera sa marche ascendante vers le progrès.
Tel est, bien incomplètement, l’aspect que présente l’optométrie comme carrière professionnelle en pays d’Amérique. Je ne voudrais pas terminer sans rendre un hommage bien mérité à l’Université de Montréal pour l’œuvre éminemment grande qu’elle poursuit dans la diffusion des sciences de toutes sortes et le rayonnement de la culture française.
Au moment où le corps universitaire a le cœur rempli d’allégresse à la pensée que, bientôt, seront installées à l’édifice de la montagne la plupart des facultés et écoles, réalisant ainsi un projet depuis si longtemps en voie d’exécution, au moment, dis-je, où le Canada français tout entier n’a qu’une voix pour chanter la gloire d’une de ses institutions les plus grandes, ne convient-il pas de joindre notre faible voix à la sienne et d’évoquer, nous aussi, les souvenirs de cette valeureuse institution qu’est l’Université de Montréal.
Toujours, elle a su inculquer aux élèves qui l’ont fréquenté en même temps que le savoir, le feu sacré de l’enthousiasme et l’ardeur des convictions professionnelles.
L`Université de Montréal, voilà la source dans laquelle la jeunesse d’aujourd’hui et celle de demain, plus que jamais pourront retremper leur courage parfois abattu et puiser sans crainte l’ardeur des grandes et nobles causes car l’exemple de son passé doit être pour l’avenir une garantie qui nous fera conserver et transmettre à nos fils la noble fierté de nos ancêtres et les saines vertus qui les ont caractérisés. Prêtons donc une oreille attentive aux grandes leçons de dévouement éclairé par la foi qu’elle nous a données et réjouissons-nous, nous aussi, à la pensée qu’enfin libérée de ses soucis financiers, l’Université de Montréal prendra un essor nouveau et pourra continuer son œuvre si belle et si grande de formation et de culture française dans ce nouveau monde…
J. Armand Messier, professeur d’optique physiologique.
Septembre 1942.

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