Hygiène dentaire

L’hygiène dentaire : Son évolution

par J.-F. Perreault

Un vieux dicton prétend que la beauté n’est qu’à fleur de peau. Rien de plus faux. La beauté pénètre jusqu’aux cellules les plus intérieures de notre organisme. Nos corps sont constitués par un nombre considérable de cellules extrêmement ténues. Chacune d’elles est vivante; c’est un petit être vibrant qui mange, qui administre ses pertes et ses gains, qui se reproduit, qui travaille et finalement, qui meurt.

Chacune d’elles est normale ou monstrueuse, laide ou belle. Et, puisqu’elles s’accroissent et se développent, c’est leur apparence extérieure qui commande, qui gouverne l’apparence extérieure de notre corps tout entier.

Les dents, faisant parties intégrantes du corps humain, sont aussi composées de cellules vivantes : leur solidité et leur beauté sont soumises aux mêmes lois qui régissent ces dernières. De l’application bien ordonnée de ces lois, dépendra la beauté de la denture. Une bouche ornée d’une belle denture, dont l’expression est si variée, parfois si complexe, n’aurait jamais inspiré aux poètes tant de lyrisme, sans l’éclat de ces perles précieuses qui s’étalent sous les lèvres souriantes d’une jouvencelle.

Oui, mais voilà : à cause de cette idée fausse avec laquelle on n’a pas su rompre et qui veut que la dent vive dans un splendide isolement, comme un organe unique, en dehors de l’économie, et, qu’elle ne subit aucune des réactions ou modifications du milieu intérieur, on se pose encore cette question : pourquoi les dents naissent-elles à leur heure ? Pourquoi tombent-elles ?

Comment faire pour les conserver dans leur éclat ?

Malgré les efforts dignes d’admiration de la part des propagandistes de l’hygiène buccale, sa pratique, encore aujourd’hui bien restreinte, est l’apanage presque exclusif des classes moyennes et supérieures de nos sociétés modernes. Si la nouvelle croisade des praticiens de notre art a déjà porté quelques fruits dans les classes populaires, il faut avouer que le nombre des mécréants à convertir demeure incalculable.

Il en fut de tout temps ainsi. Depuis des millénaires (je cite ici le docteur Raymond Boissier, stomatologiste des hôpitaux de Paris) les sages ne se lassent de clamer le danger d’une bouche malsaine. Tous les maîtres, depuis Hippocrate et Galien, en passant par les Orientaux comme Aéginète et Oribase et les commentateurs arabes, ou les illustres professeurs des jeunes universités médiévales d’Occident ; tous, jusqu’à nos contemporains, n’ont cessé de mener le bon combat ; l’esprit de routine et de superstition s’est à peine laissé entamer.

L’acte le plus simple, le plus primitif, dans cette hygiène buccale, est le lavage de la bouche : nos vieux auteurs l’appellent « le lavement », car ce n’est qu’au début du XlIIe siècle que ce mot, détourné par pudeur de son sens primitif, servit à désigner un remède s’adressant aux antipodes de la bouche.

Le lavage de la bouche est connu de toute antiquité, puisque la bible en fait mention ; cependant sa littérature est demeurée pauvre.

Les Romains de la grande époque impériale, voluptueux et riches, engraissés des tributs du monde et dont les ailes victorieuses ne s’arrêtaient qu’aux limites de l’univers connu, prenaient un grand soin de leur bouche.

On nous rapporte que les eaux dentifrices étaient diverses et nombreuses. Les élégants s’en fournissaient, chez les parfumeurs à la mode ; et, comme rien n’est nouveau sous le soleil, en attendant nos rince-bouche de toutes essences dont les noms varient avec la marque du fabricant, le Romain se consolait avec les eaux de Cosmus et de Niceras. Le commun de la plèbe se contentait de peu : de l’eau, un peu de vin et cela suffisait pour le lavement de la bouche.

Mais les délicats, soucieux de conserver l’éclat de leur sourire et la pureté de l’haleine, employaient un élixir célèbre et dont la vogue dura jusqu’à la révolution. Il est vrai que la source en est inépuisable et somme toute peu dispendieuse puisqu’il s’agissait de l’urine. Le peuple n’avait pas besoin de marchand; estimant sans doute qu’on ne pouvait jamais être mieux servi que par soi-même, il avait, si j’ose dire, la matière première à la portée de la main.

Cependant, les patriciennes faisaient fi de cet humble procédé ; elles ne prisaient que l’urine d’Espagnols. On ne nous rapporte pas, d’ailleurs, en quoi l’urine d’Espagnols valait mieux pour blanchir les dents que l’urine de Portugais. Il existait à Rome un important commerce de ce produit et l’on faisait venir d’Espagne, par bateau et à grands frais, de l’urine enfermée dans des vases d’albâtre pour éviter sa corruption. Ce voyage en décuplait, sinon les vertus, du moins le prix.

On faisait aussi grand état des goums blanchissantes ; mais comme à cette époque les peuples ne connaissaient pas les charmes de la grande industrie, en attendant nos fameux chewing-gums américains, on se contentait de la racine de chio qu’on mâchait à longueur de journée. Il y aurait aussi des traits intéressants à rapporter sur le cure-dents dont la tradition remonte aux Pharaons ; de même, sur les poudres dentifrices, lesquelles jouèrent de tout temps un rôle considérable dans le soin de la bouche : aussi haut que remontent les textes, il en est fait mention.

Cependant, si l’antiquité nous fait voir tant d’attention, pour la bouche, il n’en est pas de même à l’époque du Moyen-âge. À une époque où l’on mourait rarement de vieillesse dans son lit; où la lutte pour l’existence était remplie de difficultés, la civilité ne régissait pas les usages.

Il fallut attendre une période de calme pour émerger de l’oubli, petit à petit, les raffinements de la décadence impériale.

Encore au XVIe siècle, on apprend que les gens de bien du temps avaient une conception bien différente de l’hygiène dentaire de celle des Romains de l’Empire. Érasme, célèbre écrivain de l’époque, en témoigne dans son traité. « Il faut prendre garde soigneusement, dit-il, d’avoir les dents nettes, car les blanchir avec des poudres n’appartient qu’aux filles ; les frotter de sel ou d’alun est fort dommageable aux gencives ; quant à se servir de son urine, c’est aux Espagnols à ce faire. « Et dans le même ouvrage, qui fait autorité, il déclare : « Se laver la bouche souvent est un acte impertinent ».

Pas étonnant de lire dans les anecdotes que Henri IV s’entendait reprocher par madame de Verneuil, femme à la mode de son temps qu’il voulait serrer d’un peu près : « Qu’il puait comme une charogne ».

C’est ainsi que malgré la fureur des cosmétiques, les inondations de parfums, un banquet ou un bal à la Cour dégageait des senteurs puissantes dont nos narines délicates souffriraient amèrement. Il n’y avait pas de brosse individuelle : aussi on ne se brossait à peu près rien de sa personne.

Comme nous venons de le voir, le soin de la bouche, quand on s’y appliquait, ce n’était plutôt que dans un but de civilité ; l’hygiène dentaire proprement dite n’était pas connue. Jusqu’à ces derniers siècles la thérapeutique dentaire avait été victime de toutes sortes de superstitions. Il y avait entre autres, ces traitements de transfert qu’on aurait plaisir à lire si l’espace me permettait ici d’en rapporter quelques exemples.

Si les anciens connaissaient les gargarismes et les lavages de bouche; s’ils avaient pu trouver certains analgésiques contre la douleur, comme la pierre de Memphis ou l’opium, s’ils avaient trouvé quelques pansements à l’essence de girofle, etc. ; il a fallu attendre Pasteur pour commencer à comprendre mieux l’évolution des maladies de la bouche et trouver des moyens de prévention plus efficaces. Depuis la découverte du microscope, on a pu fouiller l’invisible ; on a pu faire de l’histologie, de l’embryologie plus poussée, ce qui a permis de prendre connaissance plus intimement avec la dent sans toutefois la connaître complètement.

L’hygiène buccale, plutôt comprise, autrefois, comme règle de civilité ,est devenue aujourd’hui la science de la santé de la bouche. Cette nouvelle science comprend tous les soins à apporter pour prévenir les maladies qui affectent les dents et les tissus environnants. Elle s’occupe de la prophylaxie et du maintien de l’équilibre dans le métabolisme général.

Jusqu’à ces dernières années, la propagande de l’hygiène dentaire s’est contentée de faire valoir la simple propreté de la bouche et des dents, comme moyen préventif. Son but a été d’empêcher, jusqu’à un certain point, la formation de foyers infectieux qui peuvent directement ou indirectement influer soit sur l’état général, soit sur un organe en particulier. Mais depuis, on a trouvé que l’état général mauvais peut avoir des répercussions sur la denture et l’état buccal.

Il y a dans la société un pourcentage d’êtres anormaux, aux manifestations variées et cataloguées sous les appellations les plus diverses, que les traitements purement médicaux ne peuvent soulager et, à plus forte raison, guérir, mais que l’appareillage maxillo-dento-facial (rôle du dentiste) peut contribuer, dans une proportion considérable, à rendre à la vie normale.

D’après Pierre Robin, savant stomatologiste de France, « les irrégularités de la face et des arcades dentaires, les défectuosités de l’appareil dentaire, quand elles sont associées, doivent toujours être considérées comme un signe patognonomique de troubles plus ou moins graves de la vie organovégétative et psychique chez le nourrisson, l’enfant ou l’adulte. »

Partant de ce principe, on devra conclure que pour bien servir la société, la profession dentaire ne cesse d’élargir ses connaissances sur les causes profondes des perturbations de l’appareil dentaire.

La dent étant un organe vivant, soumise aux mêmes lois qui régissent la matière vivante, la science dentaire a compris que c’est dans l’étude plus poussée de l’histologie de la dent, de sa physiologie et la pathologie qu’elle pourra poser les piliers sur lesquels doit s’établir une vraie conception raisonnée de l’hygiène buccale. C’est en se basant sur ces connaissances que la profession dentaire réussira à appliquer et à répandre, par une propagande bien organisée et appuyée par les autorités publiques, les préceptes de prévention propres à soulager la société des maux dont elle souffre.

J.-F. Perreault.

Professeur d’Hygiène dentaire.

L`Action Universitaire, octobre 1941.

Un sourire
Un sourire. Illustration de Megan Jorgensen.

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