Êtes-vous alcoolique ?

Êtes-vous alcoolique ?

Voici deux définitions du Petit Larousse : Alcoolique : personne qui fait abus des boissons alcooliques. Alcoolisme : abus des boissons alcooliques entraînant des troubles physiologiques. Le mot abus mérite quelques explications sans quoi nous devrions admettre qu’il existe des milliers d’alcooliques au Québec.

Par exemple, P… vient de réussir ses examens, il faut fêter ça. Il invite donc ses amis et là, dans l’euphorie du moment, prend une cuite monumentale. Résultat: le lendemain, d’affreux maux de tête et d’estomac.

Abus d’alcool entraînant des troubles psychologiques : P… serait-il alcoolique? Pas nécessairement, du moins au sens où le mouvement A.A. l’entend.

Dans une des brochures du mouvement Alcooliques anonymes, on retrouve le questionnaire utilisé par l’hôpital de l’Université Johns Hopkins de Baltimore, il sert à déterminer si un patient est ou n’est pas un alcoolique. On y indique que sur vingt questions, celui qui répond « oui » à trois questions ou plus est définitivement un alcoolique. Je vous fais grâce de cette énumération, vous connaissez déjà un ou plusieurs alcooliques donc vous savez que la boisson, pour eux, devient cause d’absence au travail, de malheur pour la famille, de difficultés financières, d’embarras etc., etc… On vient de parler ici de malades alcooliques ou non, car la science médicale reconnaît l’alcoolisme comme une maladie. En fait il s’agit d’une maladie mystérieuse et sournoise qui frappe sans distinction les riches comme les pauvres, les femmes comme les hommes, les jeunes comme les personnes plus âgées.

La plupart des gens veulent bien reconnaître l’alcoolique comme une personne malade, au même titre que le diabétique ou le cardiaque, mais en pratique on dira: « Eh bien si tu es malade fais-toi soigner », sur un ton qui indique qu’on croit plutôt à un simple désir de satisfaire un caprice. « Tu es malade, oui, mais si tu ne buvais pas tant »! Comme si un simple exercice du pouvoir volontaire réussirait à tout arranger.

Si on se met à juger et à blâmer, on n’a pas fini, puisqu’ici même à Montréal pas moins de 150,000 personnes souffrent de cette maladie. N’oublions pas que, parmi eux, seulement huit à dix mille ont dégringolé la pente pour en arriver à une situation de clochard ou de « robineux », mais à cause d’abus, la condition physique et mentale de ces personnes est grandement affectée.

Leurs relations de travail, de famille et de société sont particulièrement troublées. Peu importe la quantité de boissons enivrantes absorbées, ce qui les caractérise c’est l’usage immodéré, continu ou périodique qu’ils en font. Ils ont le don de trop boire aux mauvais endroits et dans les circonstances qui demanderaient de la modération.

Le dommage s’en vient, ils le soupçonnent; il sera physique et psychique. Le penchant à boire, lui, agit déjà en maître; il se fait de plus en plus irrésistible. L’alcoolique boit parce que c’est devenu une espèce de nécessité d’absorber de l’alcool, une obsession malgré tous les inconvénients qu’il prévoit et qu’il connaît très bien.

Certains hommes de science pensent que, sans être héréditaire, l’alcoolisme prendrait racine dans des particularités chimiques de l’organisme: certaines dispositions chimiques qui engendreraient une tendance physique spéciale. De nombreux alcooliques soutiennent cette théorie lorsqu’ils nous racontent avoir pris leur premier verre avant l’âge de huit ans. Ils se souviennent du goût savoureux et de l’effet délicieux: réaction plutôt surprenante pour cet âge, surtout quand il s’agit de boissons fortes qui d’habitude font faire la grimace. Ils termineront en disant :

« Vous voyez, déjà je pense bien, j’avais une certaine tendance ». Ceci peut être entièrement ou partiellement véridique; en tout cas, c’est un encouragement pour ceux qui s’occupent de recherches en chimie organique Puisque nous en sommes aux premiers verres de la tendre enfance, profitons-en pour obtenir plus de détails sur les circonstances qui entourent ces premières expériences avec l’alcool.

Le plus souvent ça se passe en groupe, (oserait-on boire seul à cet  âge, c’est encore trop tôt.) Avec ou sans astuce J… vient de trouver une bouteille de gin. Notez bien qu’on ne pourra pas jouer à la taverne du coin comme le mois passé chez Y… (les parents d’Y… ne boivent que de la bière), non cette fois, après consultation avec A… ça sera une partie de pompiers, parce que l’oncle de J… qui est pompier prend son gin, après chaque feu pour se réchauffer ou arroser ça, comme il dit. Ce comportement, chez plusieurs enfants, provient de ce que des spécialistes appellent des attitudes suggérées face à l’alcool. Elles auraient un certain rôle à jouer comme cause de la maladie. D’ailleurs cette espèce d’influence nous suit dans le monde adulte.

Aurait-on idée d’organiser une réception sans alcool? Pensons aux mariages, aux funérailles, aux anniversaires, aux signatures de contrats ou à tout autre événement laissé aux soins de votre imagination. Ce sont des « attitudes suggérées et bien apprises ». Causes ou effets,  e n’est pas toujours clair.

R… boit pour noyer un chagrin ou pour souligner une joie. « On sait bien pour lui toutes les occasions sont bonnes. » Nous voici en présence de deux réalités très objectives.

S’il est vrai que tout lui sert de prétexte pour boire, il est aussi vrai que peine ou joie influence sa façon de boire, et ce, en qualité d’émotion. Laissons-le nous faire le récit d’une expérience toute récente.

« Je me trouvais aux États-Unis dans un centre de traitement pour y apprendre à fond la philosophie du mouvement A.A. et l’ancrer dans ma vie le plus solidement possible. Un matin, en sortant de ma chambre, je remarquai qu’on s’agitait dans la chambre de mon nouveau voisin. Je m’approchai pour l’entrevoir quelques secondes, étendu sur son lit.

On m’expliqua qu’il venait de se suicider, je m’éloignai aussitôt. J’avais déjà connu des expériences du même genre, j’aurais donc dû éprouver une réaction normale. Au lieu de cela, je fus pris de tremblements, exactement les mêmes que j’avais si bien connus et qui exigeaient de plus en plus d’alcool pour disparaître. En même temps, je ressentis cette espèce de chaleur dans la bouche et la gorge, puis les papillons dans l’estomac. Seuls les alcooliques peuvent comprendre ce dont je parle. Ce jour-là, heureusement que je me suis senti épaulé par les gens du milieu et que j’ai mis en pratique les principes A.A. parce que cette soif, terrible a duré plusieurs heures. Comme je m’étonnais d’un tel phénomène, après tout j’avais déjà près d’un mois de sobriété, et dans une bonne clinique, on m’invita à reconnaître que durant de nombreuses années l’abus de l’alcool avait massacré mon système nerveux; le physique et le mental avaient été mis à rude épreuve; je devais donc m’attendre à plusieurs mois d’un bon régime pour retrouver l’équilibre. De plus, je devrais me méfier toute ma vie, l’expérience pourrait se reproduire même après vingt ans puisque pour un alcoolique les émotions restent toujours redoutables ».

Eh bien oui, ce récit nous aide à percevoir qu’il s’agit en même temps d’une « maladie des émotions ».

Essayons de comprendre le mécanisme. Dans ce but je vous énonce deux formules chimiques. Ether: (C2 H5)2 0. Alcool: C2 H5 0 H. Rien d’étonnant qu’avec une composition chimique aussi semblable, ces deux produits agissent de la même façon sur les cellules du cerveau.

Les deux sont transportés au cerveau par le sang, l’éther en passant par les voies respiratoires, l’alcool par l’estomac. L’éther est un anesthésique général bien connu, l’alcool est beaucoup moins connu puisque des millions de gens en prennent pour se tenir éveillés ou en meilleure forme. Il y aurait ici plusieurs manières très drôles de vous décrire les quantités requises pour arriver à tel symptôme ou tel autre, comme des gaucheries dans la façon de parler, marcher ou gesticuler.

Qu’on ait le vin joyeux ou triste, après une certaine quantité on finit par s’endormir. La nature fait très bien les choses, puisque souvent l’absorption d’une plus grande quantité paralyserait aussi les cellules du cerveau qui commandent les fonctions les plus vitales, comme le cœur et la respiration. Heureusement, comme par un effet de la bonté de Dieu, sauf quelques exceptions extrêmement rares, l’alcoolique perdra connaissance comme si la nature se défendait par elle- même. Cet effet d’anesthésique, l’alcool le produit pour tout le monde, qu’on soit alcoolique ou non; mais pour 90% de la population il ne cause des problèmes que très rarement, tandis que pour l’autre 10% il est devenu un problème sans fin.

Pourquoi ces 10% ont-ils une si mauvaise expérience avec l’alcool? Une certaine allergie doublée d’une obsession mentale… très bien, mais qu’elle en serait la cause ?

Jusqu’ici, à part quelques essais du côté des particularités physiques, des complexes émotionnels ou d’autres défectuosités du comportement psychologique, la science n’a pas réussi à déterminer exactement ce qui cause l’alcoolisme. Bien sûr, on expliquera avec justesse tous les symptômes ressentis lors d’une soif.

R… est étreint par une émotion forte, il ne connaît pas grand-chose à la chimie, mais il sait par expérience personnelle que l’alcool endort son cerveau et lui permet de passer calmement à travers toutes sortes d’émotions. Cette réaction est si bien ancrée dans son subconscient qu’en face d’une contrariété, dans un dernier effort, elle va provoquer des symptômes qui autrefois commandaient l’absorption d’alcool.

Voyez, émotion forte demande alcool pour un retour au confort.

Avant, aucun problème, R… se serait procuré un grand verre d’alcool. Mais depuis son entrée en clinique c’est autre chose, ici pas question d’alcool. Le subconscient n’y est pas habitué, il va donc tenter un deuxième et troisième effort : cette émotion doit être neutralisée. Il va donc déclencher les tremblements et la chaleur qui eux obtenaient leur verre. Ne nous trompons pas, ils sont aussi réels que l’ulcère provoqué par une inquiétude persistante ou la diarrhée qui suit une grande peur. On comprend dès lors les tourments de ceux qui doivent servir seuls les exigences d’un tel maître.

Malgré toutes ces explications, R… ne sait toujours pas ce qui l’a rendu alcoolique, (à part l’alcool). Serait-ce à force de boire pour ceci ou cela. Au début il n’était pas question d’émotion, il buvait par plaisir, tout simplement parce que c’était agréable.

Quand il s’est rendu compte que l’alcool devenait pour lui un problème, il était trop tard, il avait déjà franchi le seuil de l’alcoolisme.

Si on en croit des milliers d’alcooliques du mouvement A.A., celui qui a franchi ce seuil, même après vingt ans de sobriété, est comme le nouveau venu, à un « verre » d’une cuite. C’est une maladie incurable, celui qui en est atteint ne pourra plus faire un usage modéré d’alcool. Pourtant il pourra mener une vie heureuse et fructueuse, la cause de l’allergie est à sa discrétion: il n’a qu’à éviter le premier verre… aujourd’hui. Les cliniques se font de plus en plus nombreuses orientant leurs patients vers les A.A., et un nouveau mode de vie qui permet de maîtriser l’obsession mentale et de vivre heureux.

Malheureusement, je dois terminer sur une note triste puisque les statistiques les plus reconnues aux États-Unis indiquent que seulement un sur trente-six alcooliques réussit ce qui nous paraît si simple.

Les trente-cinq autres trouvent une fin inévitablement pénible. Toujours le même scénario: mort accidentelle ou par suite de défaillance d’organes vitaux endommagés par l’alcool, mort en prison ou dans un hôpital psychiatrique. Dans un tel tourbillon on ne s’étonnera pas d’apprendre que les autres en viennent à se suicider. Et pourtant ces chiffres ne sont pas immuables, nous pourrions certainement augmenter le nombre de réussites : à nous de prendre les moyens. Par exemple, 75% de ceux qui se joignent aux A.A. trouvent une solution à leur alcoolisme. Même l’autre 25% conserve de bonnes chances justement à cause de cette lueur d’espoir entrevue au sein du mouvement.

Êtes-vous alcoolique? Puisse ce modeste article en aider au moins un.

Dr Marc Hamelin,
Texte paru dans L’Interdit, septembre – octobre 1977, #259.

cyrhose
« L’alcool ne procure pas la gaieté mais la cirrhose. » (Michel Audiard, réalisateur français, né en 1920 et décédé en 1985). Illustration : © Zvi Kaplan.

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