Réflexions

Formation de la société canadienne

Formation de la société canadienne

Formation de la société canadienne

Par Roger Duhamel, professeur à la faculté des Lettres de la Université de Montréal, publié dans l’Action Universitaire, octobre 1948

L’Amérique sommeillait d’un sommeil millénaire, quand les Blancs vinrent s’y installer et apporter la perturbation et la ruine aux populations éparses qui occupaient cet immense territoire encore fermé à la civilisation occidentale et, pour ce qui a trait au nord du continent, à la civilisation tout court. De grands peuples européens, rivaux depuis des générations, adversaires sur de multiples champs de bataille, transportaient sur une terre vierge leurs ambitions, leurs querelles et leur égoïsme. La lutte se poursuivrait donc sur un autre terrain, mais avec autant d’âpreté, autant d’acharnement.

Ce sont d’abord les navigateurs, ces pionniers de l’aventure, qui se lancent sur les mers lointaines, vers des terres inconnues. Au service de l’Angleterre, le Vénitien Jean Cabot explore la côte orientale de l’Amérique du Nord. S’il ne donne pas son nom au continent, Christophe Colomb en précise l’existence. Le Portugais Cortéréal se rend à deux reprises dans le voisinage du littoral américain et on lui attribue la découverte de Terre-Neuve. Environ cette époque, c’est-à-dire fin du XVe et début du XVIe siècle, des pêcheurs bretons, normands et basques, un Jean Denys et un Jean Verrazzano, au service de Jean Ango, armateur de Dieppe, s’en vont dans toutes les directions, ajoutant à la connaissance du Nouveau Monde. Beaucoup se livrent à la pêche « faite es parties de la Terre-Neuve ». Ils reprennent avec la même intrépidité les longues randonnées maritimes des Scandinaves qui aux alentours de l’an mil fondèrent un établissement en Islande et visitèrent le Groenland.

Jacques Cartier, le premier, mandataire de François 1er, prend vraiment possession du sol qu’il ne se contente pas d’explorer rapidement. Ses trois voyages ont apporté des résultats notables. Il a découvert l’insularité de Terre-Neuve et a fait la reconnaissance du golfe Saint-Laurent; il a établi les droits imprescriptibles de la France sur & vallée du Saint-Laurent et créé une tradition française chez les Indiens ; il a enfin reconnu la bifurcation de l’Ottawa et du Saint-Laurent. Garneau lui a rendu justement hommage: « Aucun navigateur de son temps, si rapproché de l’époque de Colomb, n’avait encore osé pénétrer au cœur du Nouveau Monde. En s’aventurant dans le climat rigoureux du Canada, où, durant six mois de l’année, la terre est couverte de neige et les communications fluviales sont interrompues; en y passant deux fois l’hiver, au milieu de peuplades sauvages, dont il pouvait tout avoir à craindre, il a donné une magnifique preuve de l’intrépidité des marins de son siècle » (Rutché & Forget, Précis d’histoire du Canada, 5e Dition, Éditions Beauchemin, Montréal 1945, pp. 28 à 34).

Ceux qui le suivront ne seront pas de la même taille. Roberval, De la Roche, Pierre Chauvin, De Chaste, se limitent à des entreprises généralement mal engagées et assez peu fructueuses. Dans le même temps, les Anglais manifestent leur intérêt pour l’Amérique en dépêchant Martin Frobisher qui navigue dans les mers polaires et découvre la baie d’Hudson, Humphrey Gilbert, qui prend officiellement possession de Saint-Jean de Terre-Neuve, et John Davis, qui découvre le détroit portant aujourd’hui son nom.

En fait, six pays européens ont poursuivi des initiatives durables en Amérique: l’Espagne, le Portugal, la France, l’Angleterre, la Russie et la Hollande. Avec des fortunes diverses et dans des régions différentes.

Le territoire qui deviendra un jour le Canada n’a reçu l’empreinte indélébile que de deux d’entre eux, la France et l’Angleterre. Les autres nations ne l’ont pas atteint dans son développement, n’ont exercé aucune influence sur son évolution. Il se trouve ainsi que notre pays a bénéficié des deux plus grandes cultures européennes, qu’il en est l’héritier direct, qu’il peut se réclamer également des deux.

Ces nouveaux venus n’étaient pas les premiers humains à fouler le sol de l’Amérique. L’arrivée des premières tribus sauvages se perd dans l’obscurité de notre préhistoire et l’on imagine mal que le voile puisse être un jour levé entièrement. Ringuet fait écho à l’opinion courante, la plus plausible, c’est-à-dire au passage d’Asie en Amérique par le détroit de Behring, quand il écrit: « Un jour, un téméraire entre les téméraires prit son canot et partit à travers le détroit vers ce nuage, tout là-bas, en quoi il reconnaissait une terre inconnue de lui et des siens. Franchissant d’abord le bras de mer, entre l’Asie et la première des îles Diomèdes, il y fit escale; puis il traversa les quelques autres milles qui le séparaient de la grande côte. Il y mit le pied; et, sans aucune cérémonie, sans déployer de bannière ni faire de harangue, prit effectivement possession de ce continent inconnu et vierge, au nom de l’humanité » (Ringuet, Un monde était leur empire. Éditions Variétés Montréal 1943, p. 29.). Sans doute ne connaîtrons-nous jamais rien de plus précis.

Quelles étaient ces peuplades du Canada primitif ? À l’extrême nord, il y avait de 70,000 à 80,000 Esquimaux, parlant une langue tout à fait différente de celles des autres races américaines. Les Athapascans vivaient dans l’ouest du pays. La grande famille algonquine occupait la moitié orientale, les Micmacs en Acadie et sur le littoral du golfe Saint-Laurent, les Etchemins, dans le bassin du fleuve Saint-Jean, les Abénaquis, à l’ouest du territoire des Etchemins, les Montagnais, dans la région du Saguenay, les Algonquins proprement dits, entre Montréal et Québec, et les Outaouais, dans le bassin de l’Outaouais supérieur.

La famille huronne-iroquoise habitait la région des Grands-Lacs, entourée des Hurons proprement dits, de la nation du Pétun et de la nation des Neutres. Enfin, les Sioux se répandaient dans les plaines à l’ouest du lac Supérieur (Farley et Lamarche, Histoire du Canada. Librairie des Clercs de Sainte Viateur, Montréal 1945, pp. 8 et 10.)

Toutes ces tribus vivaient dans la plus entière barbarie, à l’exception peut-être des Iroquois, qui avaient atteint à certaines formes primitives de la civilisation. Elles reçurent le message du christianisme et d’une culture séculaire, les avantages du progrès scientifique qui se traduisit d’abord par l’usage des objets en métal et des véhicules à roues. Mais les sauvages d’Amérique furent incapables de s’adapter à ce nouveau mode de vie. Les maladies ne tardèrent pas à les décimer ; ils furent victimes de l’esprit de lucre des marchands; l’alcool les débilita. Rapidement ; les Européens activèrent entre eux des guerres dévastatrices. George W. Brown, par souci d’équité, a toutefois raison de remarquer que « des Indiens, le marchand de fourrures et le pionnier apprirent d’innombrables leçons qui leur rendirent plus facile la vie dans le Nouveau Monde; l’utilisation de plusieurs plantes américaines, le woodlore du guide; les mœurs des animaux à fourrures; le tracé des routes maritimes et forestières conduisant à l’intérieur du continent ; la valeur du mocassin dans la neige épaisse des forêts; les secrets du canoë si léger qu’il peut être transporté par un ou deux hommes, si solide qu’il peut permettre à de lourds fardeaux de franchir les rapides les plus dangereux. Nous avons rarement reconnu l’ampleur de l’influence indienne sur l’homme blanc » (George W. Brown, Building the Canadian Nation. J. M. Dent & Sonts. Toronto – Vancouver 1942, p.18).

Cette influence indienne sera limitée et de courte durée; l’Amérique plus particulièrement le Canada, devient le patrimoine de l’homme blanc. Des pêcheurs d’abord viennent exploiter les richesses poissonneuses de nos cours d’eau. De vastes compagnies obtiennent le monopole de la traite et du commerce, à condition d’aider au peuplement par le transport et l’établissement de colons. La France s’installe à deux endroits principaux : en Acadie, dans la vallée d’Annapolis, et au promontoire de Québec, dominant le fleuve Saint-Laurent. La situation, dès les origines, se révèle extrêmement difficile. La rigueur du climat auquel les nouveaux arrivants ne sont guère habitués, les incursions incessantes des tribus indiennes poussées à la fois par la crainte de l’occupant et le désir de s’approprier ses biens, la négligence des compagnies avant tout désireuses d’accumuler des bénéfices très supérieurs à leurs mises de fonds, tout se ligue contre les colonies naissantes. C’est par un véritable prodige de ténacité et d’opiniâtreté qu’elles parviennent à se maintenir et à prospérer. À vrai dire, la colonie acadienne en bordure de l’Atlantique manifeste tout au long de son existence des signes évidents de faiblesse; des changements d’allégeance trop fréquents entre la France et l’Angleterre énervent la population et minent son énergie et la déportation de 1755 ne fera qu’accélérer la ruine.

Ce qui se passe sur les rives du Saint-Laurent est beaucoup plus réconfortant. Ce n’est pas que les épreuves fassent défaut, mais les institutions importées de France plongent beaucoup plus avant leurs racines. Québec et les environs évoquent l’organisation administrative d’une province française, soumise à la Coutume de Paris, régie par des officiers militaires et civils portant les mêmes titres et exerçant les mêmes fonctions que leurs collègues métropolitains. Seule l’Église catholique est reconnue et l’évêque n’est nommé qu’avec l’agrément du souverain ; il n’empêche que l’Église canadienne sera beaucoup moins atteinte de gallicanisme qu’en France. Le régime seigneurial, dépouillé de toutes les rigueurs féodales, forme l’embryon d’une organisation sociale et économique stable, qui a servi longtemps les meilleurs intérêts de la population.

La cession du pays, par le traité de Paris de 1763 consécutif à la Guerre de Sept Ans, transforme profondément cette société encore en voie de formation. Mais cette évolution fatale ne s’accomplit pas aussi rapidement qu’on eût pu le supposer. « La société du Saint-Laurent, souligne Glazebrook, demeura ce qu’elle avait été avant la conquête : surtout agricole, avec peu de penchant pour le commerce, conservatrice dans sa perspective de la vie, attachée à l’église, renfermée sur soi-même et se suffisant à soi-même, étroitement unie, et inentamée par les sollicitations nord-américaines vers le progrès universel. Cette France orpheline, séparée de sa mère autant par les idées que par la conquête, a donné au Canada central sa première population et son élément le plus durable »(G.P. de T. Glazebrook, Canadian Exlernal Relations. Oxford University Press, London-Toronto-New York 1942, p. 6.).

Quant aux arrivages de sujets d’origine britannique, ils proviennent de deux sources qu’il importe de bien distinguer. Les uns viennent des Iles britanniques, les autres traversent la frontière qui sépare les colonies de la côte atlantique de ce qui a été le domaine français. Bien avant la cession de la Nouvelle-France, la Nouvelle-Écosse avait eu l’occasion de recevoir des immigrants de langue anglaise attirés par la liberté civile et religieuse qu’on leur promettait. Ce n’est qu’à partir de 1763 que des habitants de la Nouvelle-Angleterre commencent à venir dans les Canadas pour y trafiquer. Ce mouvement s’accentuera davantage à la faveur de la Révolution américaine. Des loyalistes refuseront de porter les armes contre le roi d’Angleterre et préféreront quitter leurs villes et leurs villages pour habiter un pays docile à la Couronne. Cette émigration entraînera des conséquences d’une très grande importance pour l’avenir de la nouvelle possession britannique.

En Nouvelle-Écosse, où la population est déjà anglophone, les loyalistes ne feront que renforcer l’attachement à la mère patrie. Au Nouveau-Brunswick, ils peuplent la vallée de Saint-Jean. Au Canada proprement dit, ils modifient sensiblement l’équilibre de la population.

Auparavant, en effet, les marchands anglais, que le gouverneur Murray a durement jugés un jour, étaient très peu nombreux. Ce qui est curieux, c’est que ces nouveaux venus s’allièrent à ces négociants pour obtenir des institutions démocratiques et parlementaires. On aurait pu croire en effet qu’ils étaient des tories irréductibles, puisqu’ils venaient de quitter les treize colonies en train de secouer le joug de la mère patrie. Le gouverneur Haldimand se trompait, mais sa psychologie n’était pas grossière, quand il écrivait: « J’ai grande raison de croire que ces malheureuses gens ont trop souffert par les comités et les chambres d’Assemblée pour avoir conservé aucun penchant favorable à ce mode de gouvernement » (W.P.M. Kennedy, Statutes, Treaties and Documents of the Canadian Constitution, 1713-1929. Toronto, 1930, p. 171). Or, la vérité n’était pas là.

On peut soutenir, sans crainte de généraliser abusivement, que la très grande majorité des citoyens des treize colonies partageaient des vues à peu près identiques en faveur d’un gouvernement représentatif ; ce qui les opposait les uns aux autres, c’est que les uns étaient résolus à porter les armes contre le roi d’Angleterre pour parvenir à leurs fins tandis que les autres s’y refusaient, ne voulant pas commettre ce qui leur paraissait être un crime de lèse-majesté.

C’était en somme le résultat de l’éducation politique britannique qui n’avait jamais imposé un régime autoritaire analogue au système français. Léon Gérin l’a fort opportunément souligné: « L’initiative individuelle n’avait pas été comprimée; elle s’y manifestait dans toute sa plénitude. Elle avait créé la grandeur maritime et l’agriculture de la Grande-Bretagne; elle fondait la prospérité des établissements du Nouveau Monde. Là, le danger n’était pas dans la prédominance qu’auraient pu acquérir les pouvoirs publics, mais dans une certaine exagération du sentiment de l’individualisme, de la décentralisation »(Léon Gérin Aux sources de notre histoire. Fides, Montréal, 1946, p. 252).

Le résultat le plus net de l’arrivée des loyalistes au Canada, ce fut donc d’accélérer la conquête des institutions démocratiques propres à l’Angleterre, tout en resserrant les liens entre les deux pays. Et leur nombre fut susceptible d’exercer une telle influence; quelqu’un n’a-t-il pas prétendu qu’en 1814, les deux cinquièmes de la population du Haut-Canada étaient formés d’Américains ou d’enfants d’émigrants américains ?

La guerre canado-américaine de 1812 devait forcément tarir cette immigration. Un fossé s’était creusé entre les deux pays, qu’il faudrait au moins quelques années à combler. On pouvait dès lors s’attendre à ce qu’une immigration purement britannique, en provenance de la Grande-Bretagne, remplaçât celle des Américains. Les années qui suivirent la bataille de Waterloo furent assez pénibles et il se trouva des familles désireuses d’entreprendre les rudes labeurs des pionniers dans un pays neuf, à l’abri des incessantes et toujours renaissantes querelles européennes. C’est ainsi que le Canada a reçu des Anglais, des Irlandais et des groupes germaniques. Mais, comme il va de soi, l’Angleterre ne laisse pas partir au loin des sujets les plus fortunés non plus que les plus robustes. Beaucoup, parmi les nouveaux arrivés, ont très peu d’argent et ne constituent pas un capital humain de belle qualité. A tel point qu’un journaliste de Saint-Jean, au Nouveau-Brunswick, « a appris que plusieurs malheureux aveugles, et même de pauvres maniaques, sont arrivés dans notre ville ce printemps dans quelques-uns des vaisseaux d’émigrants, et naturellement ils s’ajouteront de suite à nos obligations paroissiales déjà lourdes »( St-John New Brunswicker du 15 juillet 1842).

La province de Québec n’est pas davantage épargnée, qui reçoit en 1846 des Irlandais faméliques et malades, bientôt partiellement décimés par le choléra et le typhus.

Mais nous devons compter dès ce moment avec la concurrence des États-Unis qui travaillent eux aussi à accroître le chiffre de leur population. Et il se produit ce fait malheureux que les immigrants les plus dépourvus à tous égards s’arrêtent habituellement dans les ports de Halifax, de Saint-Jean et de Québec, tandis que les autres se rendent aux États-Unis. Pendant ce temps, des Canadiens authentiques, possédant les traditions de notre pays, franchissent quotidiennement la frontière, la très grande majorité d’entre eux, pour ne plus jamais revenir. Le recensement américain de 1850 révèle la présence de 100,000 personnes nées dans nos provinces, celui de 1860 porte ce chiffre à 250,000. Ce qui indique suffisamment la force d’attraction à laquelle nous sommes soumis, le courant migratoire auquel nos gouvernants n’ont pu ou n’ont voulu apporter les correctifs nécessaires.

Cette saignée pose les conditions d’un problème permanent, qui ne sera même pas réglé au siècle suivant.

Population composite, avons-nous remarqué. Le seul point que ces divers éléments possèdent en commun, c’est qu’ils se réclament tous d’une même origine européenne. On ne s’étonnera donc pas de constater que c’est à l’Europe surtout qu’ils empruntent leurs nourritures intellectuelles. Il faudra beaucoup de temps avant que le colonialisme abandonne les esprits. Peut-on même soutenir en toute certitude qu’il est complètement disparu aujourd’hui? Colonialisme britannique et colonialisme français procèdent également d’une méfiance envers soi-même, une méfiance née légitimement, à l’origine tout au moins, de la conscience de nos limites et de nos lacunes. Il était donc parfaitement naturel que nous songions à nous alimenter à l’étranger, comprenant que nous étions trop pauvres pour nous contenter de notre propre fonds. C’est le cas de tous les peuples jeunes, en voie de formation.

Les premiers habitants de la Nouvelle-France s’empressent d’ouvrir des écoles ; la population de Montréal est fort restreinte que déjà Marguerite Bourgeoys, dans un réduit de fortune, enseigne les rudiments du français. A Québec, dès 1635, les Jésuites fondent le premier collège classique de toute l’Amérique. « Avant la fin du dix-septième siècle, l’on pourra recenser, en Nouvelle-France, la fondation ou l’existence de vingt-quatre petites écoles, dont onze pour la région de Québec, neuf pour celle de Montréal, quatre pour les Trois-Rivières.

De ces écoles l’on retrace quinze dans les villes, le reste dans les campagnes. Vingt-quatre petites écoles.., en vérité, pouvait on demander davantage à ces colons français encore campés, pourrait-on dire, au bord de la forêt vierge ? Et ce goût de s’instruire n’allait pas diminuer au dix-huitième siècle, en dépit de la dispersion croissante des colons. A ces vingt-quatre écoles vingt autres seront ajoutées avant la fin du régime français. » ( Lionel Groulx, Le Français au Canada. Librairie Delagrave, Paris 1932, p. 9.)

Le programme de l’enseignement est calqué sur le programme français pour les institutions similaires; on ne fait que les adaptations requises par le milieu différent. Les manuels viennent aussi de France, puisqu’il n’existe aucune imprimerie dans la colonie. Jusqu’en 1760, seule l’influence française peut donc s’exercer par le truchement de l’école. Il n’en va plus ainsi après la cession et pendant un assez long temps, nos ancêtres redouteront les multiples manœuvres entreprises pour angliciser les nouvelles générations. Un historien Anglo protestant a pu noter très franchement que « sans aucun doute ce fut le but de la politique britannique d’installer l’éducation protestante dans la colonie nouvellement acquise, mais ce fut un but bientôt abandonné »(Glazebrook, op. cit., p. 13).

Avec des moyens très limités, nos pères parviennent à restaurer le système d’enseignement fort malmené depuis le changement d’allégeance.

« Que valent, se demande M. le chanoine Lionel Groulx, vers 1830, les écoles du Canada français ? Dans le plus grand nombre, sans doute, les écoliers n’apprennent que les rudiments de la lecture, de l’écriture et du calcul. Et il serait vain d’espérer davantage en un pays qui se relève d’une si grande misère. Il existe néanmoins, et en assez grand nombre, des écoles, des couvents, qui peuvent prétendre à la qualité d’écoles moyennes, et même d’académies. En quelques-unes, l’on enseigne, outre les deux langues française et anglaise, quelques bribes de latin, l’histoire, la géographie, et voire la tenue des livres, la géométrie, l’astronomie. »( Groulx, op. cit., p. 83.) Si elle est moins directe, l’influence française n’en est pas moins prépondérante.

D’autre part, c’est l’influence britannique qui domine dans les territoires canadiens de langue anglaise. En Nouvelle-Écosse et au Nouveau-Brunswick, pendant longtemps seuls des instituteurs protestants ont le droit d’enseigner, afin de conserver dans son intégrité le caractère religieux et ethnique de la population. Il faudra attendre 1871 pour qu’une loi de l’Assemblée législative établisse un système d’écoles libres et non confessionnelles. Dans le Haut-Canada, l’influence américaine le dispute à l’influence européenne, mais c’est cette dernière qui l’emporte. Reconnaissons à Egerton Ryerson le mérite de son éclectisme ; sa fameuse loi de 1846 sur l’éducation comporte des éléments américains, allemands et irlandais. Il insiste sur la nécessité de l’industrie et du commerce dans l’éducation élémentaire; ce qui est naturel de la part de celui qui assignait comme but à l’éducation de supprimer la pauvreté, la misère et le crime (W. Pakenham, The Public School System, dans Canada and its provinces. Glasgow, Brook & Company. Toronto, 1914, t.18, p. 303).

Si l’on passe au degré supérieur de l’éducation, le stade universitaire, les influences étrangères demeurent aussi évidentes. King’s Collège, en Nouvelle-Écosse, est fondé d’après le principe que le couronnement de l’instruction ne doit appartenir qu’à une élite, tandis que l’Université Dalhousie, qui s’affranchit de tout critère religieux ou politique, vise à permettre l’accession du savoir au plus grand nombre.

Si une certaine opinion s’acharne à restreindre le bénéfice des connaissances générales aux happy few, c’est qu’elle redoute que les universités favorisent la dissémination des idées républicaines, importées des États-Unis. Cette crainte paraît très chimérique et l’événement le démontrera sans l’ombre d’un doute. Chaque nouvelle université cherche à s’inspirer d’une grande maison européenne. Bishop’s Collège, à Lennoxville, est conçu d’après ce qui se fait à Oxford et à Cambridge ; Queen’s University, à Kingston, trouve son inspiration à Edimbourg. Laval et, plus tard, Montréal, imiteront du plus près possible les grandes universités françaises chez qui la plupart de leurs maîtres iront puiser la substance et la méthode de leur enseignement. Nous aurons donc au Canada des répliques généralement fidèles des tendances pédagogiques françaises et anglaises.

Les gens quelque peu lettrés lisent des ouvrages européens. Le Canada ne compte à peu près aucun écrivain de quelque valeur, les bibliothèques publiques et privées n’accueillent sur leurs rayons que de livres d’écrivains en renom en Europe. Des chercheurs ont procédé à de soigneux inventaires de ces bibliothèques. Marcel Trudel, qui a rédigé une longue et savante thèse sur l’influence de Voltaire au Canada, s’est plu à relever les auteurs les plus souvent mentionnés.

La Gazette du Commerce et littéraire, en date du 1er juillet 1778, se félicite qu’un officier supérieur de l’armée ait eu le bon esprit de favoriser la culture intellectuelle de ses subordonnés : « Monsieur le colonel du Vingt-sixième Régiment a établi une bibliothèque où un jeune officier trouve de quoi s’occuper utilement… Il a voulu que Corneille, Racine, Molière, l’illustre archevêque de Cambrai, Voltaire, Regnard… y tinssent leur place ». En 1779, le gouverneur Haldimand organise une bibliothèque publique à Québec. Aegidius Fauteux, dans ses Bibliothèques canadiennes, constate que la presque totalité des ouvrages qu’elle contenait appartenaient au dix-huitième siècle et étaient contemporains. Sur les 2866 volumes de 1796, il n’y en avait que 8 dont l’impression remontât au dix-septième. Voltaire, Diderot, d’Alembert, Volney, Condillac, Condorcet, Helvétius, La Harpe, Marmontel, Raynal, sont lus au Canada. Ils voisinent avec les ouvrages religieux et les classiques latins qui ne sont jamais absents d’une bibliothèque canadienne d’une certaine importance(cf. M-arcel Trudel, L’influence de Voltaire au Canada. Fides, Montréal 1945).

Ne nous imaginons pas toutefois que les philosophes règnent dans le Bas-Canada. Seule une élite intellectuelle s’y intéresse vraiment.

Et il y a sans doute là aussi une part de bravade contre les autorités établies. Le peuple, dans son ensemble, demeure trop catholique et trop conservateur pour épouser les idées déistes et progressistes en vogue en France. La province de Québec n’a pas subi la Révolution et elle entend sauvegarder jalousement son héritage, sans le laisser entamer par des influences pernicieuses. Nos goûts littéraires sont déjà – et demeureront dans une large mesure  fonction de notre résistance aux sollicitations extérieures. Si nous persistons d’aimer la France, nous n’acceptons pas sans examen toutes les idées dont elle se fait le héraut. Georges Vattier, qui s’est penché sur nous avec une sympathie compréhensive, a porté un jugement valable en écrivant : « Les Canadiens ayant gardé les qualités intellectuelles qui caractérisent notre race, on voit pour ainsi dire à chaque page dans leurs œuvres, la manifestation de cette clarté, de cette méthode et de cette logique qui sont si françaises. Leur littérature se rattache donc à la nôtre, non pas seulement parce qu’elle a été écrite dans la même langue, mais aussi parce que toutes les deux procèdent d’un tempérament identique et d’une formation intellectuelle dont les éléments essentiels sont les mêmes. Elle est forcément, en outre, d’inspiration française, c’est-à-dire que les auteurs, d’une façon générale, y développent les mêmes idées et les mêmes sentiments que l’on trouve dans la nôtre. Mais, bien entendu, cela ne signifie pas qu’ils adoptent toutes nos opinions.

Certaines tendances de notre esprit leur répugnent absolument, et c’est pourquoi ni le réalisme, ni le scepticisme, ni nos idées révolutionnaires n’apparaissent dans leurs ouvrages… Les écrivains canadien-français, idéalistes conservateurs, profondément croyants, ne ressemblent, par conséquent, qu’à certains des nôtres » (Georges Vattier, Essai sur la mentalité canadienne-française. Paris 1928).

Voilà qui marque adéquatement des ressemblances et des divergences essentielles.

Une tendance analogue se retrouve dans les penchants et les œuvres des Anglo-Canadiens ; leurs bibliothèques offrent en montre les ouvrages les plus en vogue de l’ère victorienne. Leurs écrivains ne se dégagent pas de l’imitation servile avant la fin du XIXe siècle.

Leurs efforts d’affranchissement, s’ils existent, ne sont guère sensibles. Ils regardent vers Londres, leur source d’inspiration par excellence. Et ils préfèrent lire Dickens qu’un quelconque voyageur qui s’est essayé à fixer sur le papier quelques scènes de la nature canadienne.

Ce que nous disons de la littérature vaut autant pour les autres arts. Par définition, si l’on veut, la musique ne se limite pas à un territoire donné; si elle le faisait, elle s’appauvrirait et bientôt s’étiolerait.

La province de Québec fournit le plus riche et le plus savoureux folklore, inventorié par un Ernest Gagnon et un Marius Barbeau, et peu à peu apporte des éléments originaux à des compositions infiniment plus savantes. Des groupements artistiques se forment qui se consacrent surtout à l’étude des œuvres françaises. De même, dans l’Ontario, Bach, Mendelssohn et Haendel connaissent la faveur populaire ; Toronto bénéficie de la munificence de Hart A. Massey, dont la fortune sert à l’édification du Massey Music Hall, l’un des plus magnifiques auditoriums d’Amérique. Il faudra attendre le XXe siècle pour en arriver à une jeune école canadienne de musique. De même pour la peinture qui a mis beaucoup de temps à s’émanciper de la tutelle européenne.

Car on ne peut annexer comme Canadiens le Français Berthon, le Prussien Jacobi, l’Anglais Fowler et le Hollandais Krieghoff, même si leurs œuvres reflètent la nature de notre pays. Le théâtre d’origine européenne, par son répertoire et ses interprètes, enchante les Canadiens. Dès 1786, une compagnie de comédiens anglais est de passage au Canada pour y jouer The Taming of the Shrew, George Barnwell, The Countess of Salisbury et Venice Preserved.

On peut applaudir Hamlet et Richard III en 1826. En 1852, le Théâtre Royal de la rue Côté accueille une troupe qui interprète The Rivais, The Heir at Law, London Assurance, The School for Scandai, The Lady of Lyons, The Ladies’ Battle, The Country Squire et She Sloops to Conquer (J. E. Middleton, Musie and the Théâtre in Canada, dans Canada and its Provinces, t. 12, p. 643).

La Nouvelle-France s’intéresse particulièrement aux classiques français. Au XVIIe siècle, on joue le Cid, Héraclius, Mithridate, Nicodème et il fallut que Mgr de Saint-Vallier donnât cent pistoles au gouverneur Frontenac pour le dissuader de monter Tartuffe ! Par la suite, nous avons l’occasion de faire fête à de très grands artistes comme Sarah Bernhardt, Mounet-Sully, Jane Hading, Coquelin, Gémier, pour ne citer ici que quelques noms entre des dizaines d’autres, qui tous interprètent, comme il va de soi, des pièces du répertoire français (cf. Léopold Houle, L’histoire du théâtre au Canada, Fides, Montréal 1945.).

Enfin, du point de vue religieux, les Canadiens importent également leurs convictions. Pendant le régime français, seule la religion catholique est reconnue. Toute tentative de permettre aux calvinistes d’entrer dans la colonie se heurte à d’efficaces résistances. Le catholicisme canadien échappe au gallicanisme qui posera de très graves problèmes aux consciences françaises; le rôle prédominant des Jésuites n’est pas sans doute indifférent au caractère ultramontain de notre catholicisme. De la même façon, l’Église d’Angleterre s’installe en Amérique, mais elle ne demeurera pas la seule, même si elle recrute ses adhérents parmi les classes dirigeantes du pays. Le presbytérianisme, d’origine écossaise, ne tarde pas à jouer un rôle d’une certaine ampleur. Et les méthodistes font aussi des conquêtes, surtout du fait qu’ils attirent plus particulièrement les classes moyennes, et peuvent en conséquence compter sur un appui nullement négligeable de leurs coreligionnaires américains. Enfin, de nombreuses autres sectes protestantes, si elles ne disposent pas d’effectifs aussi imposants, ajoutent néanmoins à la bigarrure religieuse de notre pays.

Tous ces détails peuvent paraître superflus dans une étude visant à dégager les grandes lignes des relations extérieures du Canada. Elles nous  paraissent néanmoins indispensables à l’intelligence de la situation.

Car les hommes demeurent toujours, dans une large mesure, soumis à leurs origines. La marqueterie canadienne explique beaucoup plus qu’on ne veut le croire les hésitations et les contradictions de notre politique étrangère. De nos décisions, il faut souvent rechercher la source dans la composition complexe de la société canadienne. Ainsi s’éclairent des gestes d’un illogisme apparent.

De même la géographie projette-t-elle des lumières précieuses à l’intelligence exacte de la situation. Si les différentes colonies britanniques d’Amérique eussent été davantage intégrées en un ensemble cohérent, il eût été beaucoup plus facile d’adopter des idées communes, d’en venir à des solutions acceptables à tous les groupes de la population.

Mais l’isolement a marqué les origines de notre histoire et cet isolement n’a pas encore pris fin, malgré le perfectionnement considérable des moyens de communications et de transport. L’étendue immense de notre pays nous interdit dans une certaine mesure la création d’un esprit communautaire sans lequel il est impossible d’en arriver à l’unité de pensée et d’action.

Ces cloisons étanches étaient beaucoup plus opaques au siècle dernier, surtout avant l’établissement de la Confédération. Il y avait, à l’est, les colonies maritimes du littoral atlantique, Nouvelle-Écosse, Nouveau-Brunswick et île du Prince-Édouard qui, grâce à la mer, entretenaient des relations assez régulières avec le Royaume-Uni, les Indes occidentales et les États américains de la Nouvelle-Angleterre, sans beaucoup se soucier des colonies-sœurs. De grandes étendues de terrains inhabités les séparaient du Bas et du Haut-Canada, ces deux territoires eux-mêmes séparés par les solitudes au nord du lac Supérieur de la petite colonie de l’Assiniboine. Cette colonie, isolée des provinces centrales, se sent beaucoup plus attirée par les établissements voisins du sud. Enfin, à l’ouest, sur l’île de Vancouver et en Colombie, séparés par la chaîne des Rocheuses et l’étendue des prairies, les colons forment un tout homogène sans aucune relation avec le reste du continent.

Qu’on ne s’étonne donc pas aujourd’hui de constater certains tiraillements. Il y a moins d’un siècle, quiconque aurait soutenu qu’il serait possible de vaincre la force d’attraction s’exerçant du sud sur le nord pour la remplacer par un sentiment de solidarité continentale s’étendant d’est en ouest eût semblé à beaucoup de gens un rêveur incapable de saisir les données du problème. Un progrès considérable s’est accompli, qu’il importe de parfaire au cours de notre XXe siècle.

Comme la formation ethnique et la géographie, la philosophie politique marque une très grande variété. Une philosophie politique d’emprunt, dans une grande mesure, mais cherchant à s’adapter aux circonstances particulières de lieu et de temps. De plus en plus, la bureaucratie et le système autoritaire cèdent le pas à des institutions représentatives importées de Grande-Bretagne.

Des conseils municipaux remplacent les fonctionnaires nommés par le souverain ; des Parlements provinciaux copient le fonctionnement et jusqu’au faste de Westminster. Les lois civiles et pénales britanniques s’implantent dans toutes ces colonies, sauf dans la province de Québec qui a obtenu, au moment de la cession, de conserver les lois civiles françaises, toujours en vigueur jusqu’à nos jours, en dépit de multiples modifications imposées par l’évolution naturelle des idées juridiques.

Les programmes politiques, qu’il s’agisse de ceux mis de l’avant par les conservateurs, les libéraux ou les radicaux, témoignent d’un très souple éclectisme. Les Anglo-Canadiens s’inspirent surtout des hommes politiques britanniques et américains. Au Canada français, on s’attendrait, de même, que la France exerçât une influence décisive sur les idées en cours dans la vie publique. Or, cette influence est beaucoup moindre qu’on aurait pu le penser. Car dans l’intervalle il s’est produit la brisure de la Révolution; les Canadiens français, catholiques et traditionalistes, ne peuvent accepter les conceptions hardiment démocratiques, libérales et égalitaires qu’on préconise en France aux environs de 1830. Seule une minorité de nos compatriotes s’éprennent de ce nouvel idéal postrévolutionnaire; la majorité de la population y demeurera tout à fait imperméable.

Les chefs et les vedettes des partis sont nés au pays ou y sont arrivés en leur jeunesse. Les uns se réclament carrément de la tradition britannique, notamment Robert Gourlay, ce réformiste écossais qui dès juillet 1818 convoque à Yojk une assemblée « pour délibérer sur l’opportunité d’envoyer des Commissaires en Angleterre pour attirer l’attention sur les affaires de la province » (Duncan MacArthur, The Reform Movement in Upper Canada, dans Canada and its Provinces, t.3., p. 329-330) ; John Beverley Robinson et John Stachan, adversaires de l’Union, parce qu’ils redoutent l’expansion de l’influence française et catholique dans le Haut-Canada et l’alliance des éléments anti-bureaucrates dans les deux provinces contre le gouvernement(Duncan MacArthur, Papineau and French Canadian nationalism, dans Canada and its Provinces, t. 3, p. 297); Robert Baldwin, l’apôtre infatigable de la collaboration harmonieuse entre les représentants des deux principaux groupes ethniques au pays. Les autres empruntent à la fois aux États-Unis et à l’Angleterre les éléments de leur pensée politique. C’est le cas de Louis-Joseph Papineau, qui ajoute même certaines idées d’origine française, de William Lyon Mackenzie, l’insoumis du Haut-Canada, et de Thomas Haliburton, dont on ne devra jamais oublier l’admirable plaidoyer qu’il prononça en 1827 pour obtenir l’abolition du serment du Test en Nouvelle-Écosse (H.A. Scott. Roman Catholic Church East of the Great Lakes, dans Canada and its provinces, t. 11, pp. 74-75). C’est avec des esprits aussi variés, d’une formation très différente, que s’élaborent peu à peu les idées dominantes de la politique canadienne.

De ce brassage de conceptions idéologiques émergent deux tendances très accusées dont l’opposition dominera pendant longtemps la scène canadienne. Chaque province possède ses réformistes, adversaires de l’exploitation et des abus, adversaires de l’oligarchie financière qui, sous le nom de Family Compact ou sous un autre, transforme les situations clefs en chasses gardées pour l’avantage d’un très petit nombre. Ces réformistes libéraux, violents comme Mackenzie et Papineau ou modérés comme Baldwin et Howe, veulent doter le pays d’institutions plus libres; ils entendent que soient respectés les droits du peuple, que la majorité ait le droit de gouverner, qu’elle ait à donner son avis sur l’affectation des deniers publics, que les ministères soient représentatifs. Les fonctionnaires supérieurs, retranchés dans leurs positions déjà anciennes, voient d’un mauvais œil ces tendances à l’affranchissement; l’esprit tory réagit, mais c’est lui qui, comme toujours, sera finalement vaincu, parce qu’il se refuse systématiquement à l’évolution et au progrès.

Les hommes d’État ne se désintéressent donc pas de ce qui se passe à l’étranger. En va-t-il ainsi du peuple ? Les journaux accordent beaucoup d’espace à l’information étrangère; il leur est toutefois difficile de ne pas juger les événements européens en fonction de nos propres problèmes. La Minerve se réjouit de la Révolution de février 1848 qui ouvre la voie à l’avènement de la Ile République; elle y voit le triomphe du libéralisme et adjure en ces termes les Français: « Puissent les nobles enfants de la France que nous pouvons aimer comme des frères, sans manquer à nos devoirs envers la couronne d’Angleterre, remplir avec calme, avec dignité, cet acte de souveraineté nationale » (La Minerve du 30 mars 1848).

Toutefois, il semble bien que ces propos sympathiques n’agréent pas à tous les lecteurs; d’aucuns doivent nourrir de la suspicion à l’endroit de ces libertaires. Le rédacteur de la Minerve se croit donc tenu, quelque temps plus tard, de mettre la pédale douce et tenter de justifier sa conduite: « En publiant une revue des événements gigantesques qui se déroulent chaque jour en Europe, nous avons cru faire plaisir à nos lecteurs, tout en servant les intérêts du pays. Pouvons-nous rester étrangers au réveil des peuples, des nationalités ? Pouvons-nous rester froids en présence du spectacle grandiose qui nous est offert sur tous les points du continent à la fois ? Ne devons-nous pas, au contraire, en les suivant d’un œil attentif, y puiser d’utiles leçons, de sages avertissements, pour travailler avec persévérance, avec énergie, avec prudence, à assurer les droits et les libertés de notre bien-aimée patrie » (La Minerve du 18 mai 1848).

Les excès socialistes de la IIe République ne feront qu’ajouter à ces craintes. Le coup d’État de décembre 1852 et l’avènement de Napoléon III diviseront également l’opinion canadienne-française.

Fait digne de remarque et qui pose un précédent très dangereux, dès le Second Empire, il se trouve des Canadiens pour s’alarmer de la situation européenne et pour signaler qu’étant donnée l’interdépendance croissante des diverses nations de l’univers, notre pays ne pourrait se désintéresser d’un conflit éventuel. Le prurit de la participation aux guerres européennes remonte très loin (cf. Le Pays du 23 mars 1858.) Un historien contemporain de langue anglaise remarque justement: « Les Anglo-Canadiens, et dans une certaine mesure les Canadiens français, avaient des intérêts réels à leurs relations avec la Grande-Bretagne : Gouvernement, commerce, défense, immigration. Les Canadiens français n’avaient rien d’aussi solide pour justifier ces relations » (Glazebrook, op. cit., p. 23) . La situation d’ensemble n’a donc guère varié jusqu’à nos jours. À toutes fins pratiques, aux environs de 1840, trois solutions s’offrent à la réflexion et à la décision des Canadiens: l’indépendance, l’annexion aux États-Unis et le maintien du lien impérial. Les esprits sont encore beaucoup trop timides pour revendiquer l’indépendance absolue ; d’autant plus que cette orientation serait alors prématurée.

Les partisans de l’annexion sont plus nombreux et s’agitent davantage. La prospérité économique de nos voisins constitue un mirage extrêmement séducteur. Mais en y pensant bien, beaucoup de Canadiens éprouvent une certaine répugnance à abandonner le statut actuel.

Tout n’est pas parfait dans la République du sud. Il y a la plaie hideuse de l’esclavage qui provoque au Canada des opinions nettement défavorables. La pratique barbare du lynchage, l’administration capricieuse de la justice, la corruption du gouvernement, les persécutions religieuses périodiques, le traitement souvent ignoble imposé aux Indiens, autant de facteurs qui tendent à dissuader les Canadiens de se réclamer d’une politique d’annexion. Les Canadiens français ajoutent un autre motif, qui leur est particulier: ils redoutent, avec raison, d’être noyés dans le grand tout, de perdre leurs garanties constitutionnelles qui même si elles ne sont pas respectées comme elles le devraient, subsistent néanmoins et posent les bases de revendications futures.

Reste donc le statu quo. On s’y rallie en définitive, mais, avouons-le, sans un très vif enthousiasme. On se rend bien compte que la Grande-Bretagne ne s’intéresse à ses colonies qu’autant qu’elles lui rapportent des dividendes, mais qu’elle ne s’est jamais donné la peine de comprendre nos problèmes. Un tel dédain, qui peut aller jusqu’à prendre la forme du mépris chez certains Britanniques, n’est pas de nature à rendre cordiales des relations obligatoires. Le Nova Scotian, dans un accès de ferveur loyaliste, peut bien se déclarer résolu à conserver le lien impérial avec « la chère vieille mère – patrie », même s’il faut pour cela sacrifier nos intérêts commerciaux avec les États-Unis (The Nova Scotian (Halifax) du 5 août 1861), la Minerve se montre plus réaliste, elle interprète plus adéquatement le sentiment de ceux qui sont fiers d’être Canadiens, en posant directement la question suivante: « Si l’Angleterre ne laisse plus à ses colonies aucun privilège commercial, qui peut attacher celles-ci longtemps à leur mère patrie ? » (La Minerve du 26 février 1846.).

Mais cette légitime impatience n’est pas limitée aux Canadiens français. Nous trouvons dans le British Colonist un texte irrité et éloquent à la fois : « Nous ne voulons pas nous méprendre sur notre situation.

Nous sommes des provinciaux. On nous l’enseigne chaque jour ; mais même avec toute la conscience de nos lacunes, considérées à l’échelle internationale, nous ne pensons pas qu’on nous rende justice. Nous sommes chagrins de penser que notre cote est beaucoup plus élevée à Washington qu’à St. James… » (British Colonist du 3 avril 1858). Et le rédacteur continue sur ce ton, qui indique qu’il ressent les outrages faits à nos dirigeants, c’est-à-dire à notre pays.

Comment vaincre cette froideur de Londres, puisqu’il est admis qu’il faille maintenir ce lien qui semble peser autant là-bas qu’ici ?

De plus, la presse met de l’avant deux recommandations qui seraient censées combler le fossé qui sépare la métropole de ses colonies. Pourquoi n’y aurait-il pas à Londres un représentant permanent du Canada, qui serait en mesure d’informer convenablement la mère patrie des conditions particulières, des exigences habituelles et des réactions naturelles de ces territoires dont l’on semble se désintéresser ?

Pourquoi aussi n’y aurait-il pas à la Chambre des Communes des représentants des colonies ? Nous verrons plus tard que la première suggestion devait être agréée, tandis que la seconde ne connaîtrait jamais aucun succès. Et il est infiniment heureux qu’il en ait été ainsi.

Un haut-commissaire à Londres, c’est tout simplement un diplomate accrédité auprès d’un pays qui deviendra de plus en plus étranger – sans pour autant devenir hostile. Tandis qu’une représentation au Parlement eût été un signe d’assujettissement incompatible avec la dignité d’une nation jeune qui poursuit sa marche à l’étoile – vers l’indépendance.

société canadienne

« Une société unie n’est pas une société sans différences, mais une société sans frontières intérieures. » (Olivier Guichard, homme politique français, né en 1920 et décédé en 2004), Un Chemin tranquille. Photo : © GrandQuebec.com.

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