Québec : le tropique du nord

Tropique du nord : deux pays différents, selon qu’on est en été ou en hiver

Le géographe Pierre Deffontaines a montré qu’au Québec il y a deux pays différents, selon qu’on est en été ou en hiver. Pour comprendre l’hiver québécois, il faut connaître son été. « La température y est très élevée, la moyenne de juillet à Montréal est de 22 degré, égale à celle d Marseille… un tel été arrive brusquement mais tardivement; en avril on est quelquefois encore dans la neige et en mai on vit déjà comme sous les tropiques… On se croirait proche des pays chauds; les plantes s’y trompent; la vigne sauvage s’aventure sous ces puissants étés; Jacques Cartier avait dénommé l’Île d’Orléans « île de Bacchus : tellement il avait été frappé par la profusion des grands sarments… Mais voici qu’arrivent, par le terrible vent du « Nordet », des nuages lourds et plombés… Par saccades, s’installe l’hiver, bien plus démesuré encore, plus intégral que ne l’est l’été lui-même. Ici les « temps » sont successifs, les saisons sont plus différenciées qu’ailleurs, elles sont dans le temps, comme des pays différents dans l’espace… »

S’il semble que les Québécois prennent leur été pour acquis, il n’en pas de même de l’hiver. Gilles Vignault, le poète québécois, a exprimé ce sentiment dans une chanson qui a pour « Mon pays, ce n’est pas un pays, c »est l’hiver ». Quoi qu’il en soit, si le Québec n’est pas situé au nord de la France, Montréal se trouvant à la même latitude que Bordeaux et Québec à celle de Poitiers, on sait que c’est un pays froid pendant neuf mois et un pays chaud pendant trois mois. Les Québécois eux-mêmes sont-ils gens chauds ou froids? Il serait tenant de répondre qu’ils sont les deux, comme leur climat. Les anthropologues donnent d’autres réponses à cette question.

Les mots de chaud et de froid pour désigner certains aspects du caractère d’un peuple traduisent des termes plus savants, tels ceux d’apollinien et de dionysiaque. Cette typologie, que Nietzsche fut l’un des premiers à employer, a été reprise par certains anthropologues américains – dont Ruth Benedict – et qui l’ont utilisée pour classer les peuples qu’ils étudiaient. En gros, on peut dire que les peuples apolliens auraient tendance à être mesurés, prudents, se méfieraient de leurs sentiments, de leurs émotions et pratiqueraient la maîtrise d’eux-mêmes; les dionysiaques seraient tout à l’opposé, extatiques, adonnés aux excès et donnant libre cours à leurs émotions. Dans quelle catégorie classer les Québécois? Les anthropologues qui se sont posé cette question ne n’entendant pas là-dessus.

On ne peut s’en tirer en versant dans un déterminisme géographique pour affirmer qu’ils sont l’un ou l’autre selon le climat. On peut certes déceler dans le climat des influences non négligeables, comme celles qu’avait invoquées Marcel Mauss dans son célèbre essai sur les Variations saisonnières chez les Esquimaux, mais elles n’expliquent que certaines différences dans leur style de vie, dans leurs activités pendant chacune des saisons et n’atteignent pas le caractère même de l’Esquimau, qui demeure égal à lui-même pendant les deux saisons.

L’opinion que je voudrais défendre c’est que le caractère prédominant chez les Québécois est dionysiaque (c’est le caractère dominant qu’il s’agit plutôt que de l’un à l’exclusion de l’autre) même si plusieurs circonstances historiques ont amené les Québécois à refouler ces traits dionysiaques de leur caractère, qui ont tendance à resurgir quand les contraintes disparaissent.

Cette idée m’est venue, il y a quelques années, devant le succès extraordinaire que connaissait une chanson populaire de « Rapide blanc ». Elle était devenue populaire non seulement au Québec mais encore chez les minorités françaises du Canada, en Ontario, au Nouveau-Brunswick et en Nouvelle-Écosse. Apparentée à une autre vieille chanson du folklore français – le Moine blanc -, elle se chantait sur une musique dans laquelle se disputaient les influences de la gigue écossaise et du quadrille français.

Dans la version française, le Moine blanc, le héros de la chanson convoite une femme avec laquelle il finit par « gigoter » tout son saoul; dans la version du Rapide blanc que j’ai entendue, c’est une femme – dont le mari, est parti pour le Rapide blanc – qui reçoit des hommes chez elle; mais les hommes « ne font rien ». Il y a des « hommes de rien qui entrent et qui entrent et qui ne font rien », dit le refrain.

La musique du Rapide blanc est, à certains moments, très endiablée et très percutante pour devenir, à la fin, très réservée, très retenue. Un musicologue, auquel j’avais demandé d’analyser la musique de la chanson, résumait son impression générale par les mots de chaud et de froid. La musique est chaude quand l’héroïne fait entrer des hommes chez elle et devient froide quand les hommes « ne font rien. »

Il m’est alors apparu que le chaud-froid de cette chanson qui était devenue extrêmement populaire chez les francophones d’ici pouvait servir d’hypothèse pour concilier ceux des analystes et écrivains qui voyaient le Québécois en apollinien et ceux qui le considéraient plutôt comme de type dionysiaque. Cette hypothèse à l’avantage de suivre aussi le rythme alterné du chaud et du froid des saisons.

Au-delà du climat et plus profondément, ce chaud-froid pourrait rendre compte d’une certaine dépersonnalisation que les Québécois ont subie au cours de leur histoire.

(Extrait du libre « Les Québécois » par Marcel Rioux. Éditions Le temps qui court).

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Lac des Battures, Île des Sœurs. Photo : GrandQuebec.com.

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