Le pouvoir du journaliste ne se fonde pas sur le droit de poser une question, mais sur le droit d’exiger une réponse
Veuillez observer, s’il vous plaît, que Moïse n’a pas rangé. « Tu ne mentiras point » parmi les dix commandements de Dieu. Ce n’est pas un hasard. Car celui qui dit « Ne mens pas » a dû dire auparavant « Réponds! », alors que Dieu n’accordé à personne le droit d’exiger d’autrui une réponse. « Ne mens pas », « dis la vérité » sont des ordres qu’un homme ne devrait pas adresser à u autre homme, tant qu’il le considère comme son égal. Dieu seul, peut-être, le pourrait, mais il na aucune raison d’agir ainsi puisqu’il sait tour et n’a nul besoin de nos réponses.
Entre celui qui commande er celui qui doit obéir, l’inégalité n’est pas aussi radicale qu’entre celui qui a le droit d’exiger une réponse et celui qui a le devoir de répondre. C’est pourquoi le droit d’exiger une réponse n’a jamais été accordé qu’exceptionnellement. Par exemple, au juge qui instruit une affaire criminelle. Au cours de notre siècle, les États communistes et fascistes se sont octroyé ce droit, à titre non plus exceptionnel, mais permanent. Les ressortissants de ces pays savaient qu’à tout moment on pouvait les obliger à répondre : qu’ont-ils fait la veille? Que pensent-ils au fond d’eux-mêmes? De quoi parlent-ils avec A? Et ont-ils rapports intimes avec B? C’est justement cet impératif sacralisé, « ne mens pas! Dis la vérité! », ce onzième commandement à la force duquel ils n’ont pas su résister, qui les a transformés en un cortège de pauvres types infantilisés. De temps à autre, toutefois, il s’est trouvé un C pour refuser obstinément de dire de quoi il avait parlé avec A; pour exprimer sa révolte (c’était souvent la seule révolte possible) il a dit au lieu de la vérité un mensonge. Mais la police le savait et faisait installer des micros chez lui. Elle n’était pas poussée par quelque mobile condamnable, mais par le simple désir d’apprendre une vérité que le menteur C dissimulait. Elle tenait, tout simplement, à son droit sacré d’exiger une réponse…
… « Dis la vérité! » exige le journaliste, et nous pouvons bien sûr nous interroger : quel est le contenu du mot « vérité » pour qui gère l’institution du onzième commandement? Après tout, il faut bien qu’un commandement s’exerce, en un siècle où le Décalogue est presque oublié. Tout l’édifice moral de notre époque repose sur le onzième commandement, et le journaliste a bien compris que c’était à lui d’en assurer la gestion; ainsi le veut une secrète ordonnance de l’Histoire, qui confère aujourd’hui au journaliste un pouvoir dont aucun Hemingway, aucun Orwell n’ont jusqu’ici osé rêver.
Afin d’éviter tout malentendu, soulignons qu’il ne s’agit ni de la vérité de Dieu, qui a valu à Jan Hus le bûcher, ni de la vérité scientifique qui plus tard a valu à Giordano Bruno la même mort. La vérité qu’exige le onzième commandement ne concerne ni la foi ni la pensée, c’est la vérité de l’étage ontologique le plus bas, la vérité purement positiviste des choses : ce que C a fait hier; ce qu’il pense vraiment au fond de lui-même; ce dont il parle quand il rencontre A; et s’il a des rapports intimes avec B. Pourtant, quoique située à l’étage ontologique le plus bas, c’est la vérité de notre époque et elle recèle la même force explosive que, jadis, la vérité de Jan Hus ou de Giordano Bruno. « Avez-vous des rapports intimes avec B? » demande le journaliste. C répond par un mensonge, en affirmant n’avoir jamais connu B. Mais le journaliste rit sous cape, parce que depuis longtemps un reporter de son journal a secrètement photographié B toute nue dans les bras de C, et il ne dépend plus que de lui de rendre public le scandale, avec en prime des propos du menteur C qui aussi lâchement qu’effrontément persiste à nier qu’il connaît B.
Nous sommes en pleine campagne électorale, l’homme politique saute dans un hélicoptère, de l’hélicoptère dans une voiture, il se démène, transpire, avale son déjeuner en courant, hurle dans des micros, prononce des discours de deux heures, mais pour finir c’est un Woodward ou un Bernstein qui décidera laquelle, parmi les cinquante mille phrases prononcées, paraîtra dans les journaux ou sera citée à la radio. D’où le désir qu’à l’homme politique de parler en personne à la radio ou à la télévision, mais il lui faut alors l’intermédiaire d’une Oriana Fallaci, qui garde la haute main sur le programme et qui pose les questions. Pour mettre à profit le bref moment où toute la nation peut le voir, l’homme politique voudra se hâter de dire tout ce qui lui tient à cœur, mais Woodward l’interrogera sur des sujets qui ne lui tiennent pas à cœur du tout et dont il aimerait mieux ne pas parler. Il se trouvera ainsi dans la situation classique du lycéen interrogé au tableau, et aura recours à un vieux truc : feignant de répondre à la question, il ressortira en réalité les phrases préparées chez lui pour l’émission. Mais ce truc a pu autrefois abuser le professeur, il n’abusera pas Bernstein qui le houspillera sans pitié : « Vous n’avez pas répondu à ma question ».
(Extrait de « L’Immortalité », un roman de Milan Kundera, traduit du tchèque par Eva Bloch, éditions Gallimard, Paris, 1990).
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