Le monde de demain
par Jean-Robert Bonnier
Le travail du corps délivre des peines de l’esprit et c’est ce qui rend les pauvres heureux. (La Rochefoucauld)
L’homme travaille surtout et avant tout pour satisfaire certains besoins fondamentaux : boire, manger, se vêtir, se loger, se perpétuer, enfin se récréer si son occupation le lui permet. Paresseux par nature, l’homme cesse de trimer le jour où son pain quotidien est assuré. N’échappent à la règle commune que quelques individus poussés par l’amour ancré de leur métier, l’ambition personnelle ou une insatiable cupidité.
L’existence humaine se partage donc entre le travail et la détente. Notre bonheur résulte pour beaucoup de l’équilibre plus ou moins heureux entre ces facteurs. En effet, un labeur abusif ou des loisirs exagérés minent en général l’organisme le plus vigoureux ou chavirent la cervelle la mieux remplie, le premier par usure précoce, l’autre par inaction. Entre ces deux maux redoutables, la détente l’emporte peut-être en gravité; sauf si les heures libres de l’individu servent à fortifier son corps par des exercices physiques appropriés, ou à occuper son esprit par des poursuites intellectuelles ou morales.
Même après l’avènement du machinisme – celui-ci n’accentua-t-il pas le servage des masses prolétaires jusqu’à l’adoption du Code du travail ? – seuls quelques privilégiés pouvaient se permettre de flâner ou de déposer périodiquement le collier. Les autres, le petit et le moyen peuple tant des campagnes que des villes – ignoraient les bienfaits de la détente quotidienne. Et, sauf les dimanches et les jours fériés, on besognait durement et longuement, souvent pour une pitance. Presque partout – ateliers, manufactures, usines le travail était harassant, éreintant, débilitant, exécuté au mépris des lois hygiéniques les plus élémentaires. Aussi, mourait-on dru comme mouche, décimé par la maladie (la peste blanche en particulier). La moyenne de vie y était fort inférieure à celle d’aujourd’hui.
En certains milieux, quand ça va mal, il est de mode d’accabler la machine. On va jusqu’à réclamer sa disparition et rêver d’un retour impossible à un mode de vie idyllique, certes, mais révolu.
Au fait, la disparition de la machine n’équivaudrait-elle pas à un retour à la barbarie? Ces gens, sincères pour la plupart mais peu avertis, ne se doutent pas que la machine est appelée éventuellement à couvrir la surface de la terre (avant même la fin de ce siècle). A ce stage, l’homme des cinq continents – sauf certains cultivateurs, forestiers ou pêcheurs, restés primitifs – sera libéré de la servitude du travail manuel.
Les conceptions hardies d’un Jules Verne, d’un H.G. Wells, par exemple, volontiers assimilées jadis à de brillantes lubies, sont en voie de se concrétiser sous nos yeux. L’imagination de ces écrivains reposait donc sur des données vraiment scientifiques. L’homme de demain travaillera cérébralement : il concevra, construira, montera, puis surveillera d’innombrables machines silencieuses, efficientes, automatiques. René Clair, le grand cinéaste français, nous faisait naguère entrevoir la chose dans un film d’avant-garde dont le mérite intrinsèque échappa au plus grand nombre.La gageure de Clair incitait pourtant à réfléchir sur le danger d’un labeur dépourvu d’effort musculaire, prolongé au surplus par des loisirs mal utilisés. Comme quoi, le bonheur est une illusion éternellement poursuivie, fût-on entouré du confort le plus parfait !
Cause au début d’innombrables misères, la machine a fini par embellir la vie de l’homme, la rendre moins âpre. Au lieu d’enrichir une poignée de capitalistes voraces, la machine fait de plus en plus profiter la collectivité de l’excédent croissant de richesses qu’elle produit. Et l’on est fondé de croire qu’avec des lois plus sensées, la vie future des masses sera plus rationnelle, moins aléatoire. Quand chacun sera orienté selon ses aptitudes, le travail cessera d’être une corvée. À la condition toutefois que les loisirs accrus des individus servent à compléter leur formation scolaire, à les maintenir en bonne santé, à vivifier leur civisme.L’avenir s’annonce sombre, indécis. Aussi, n’est-il pas mauvais de songer de quoi il peut être fait, d’envisager un certain nombre d’hypothèses. Inutile de se leurrer, nos us et coutumes devront se transformer pour se plier à un mode de vie nouveau.
Les recettes d’antan, les palliatifs éprouvés seront inopérants dans un univers en évolution rapide, qui s’en va vers un collectivisme où les sociétés seront peut-être de véritables termitières.
Phénomène exceptionnel, la guerre met d’importants problèmes en sommeil, dont celui des loisirs individuels. Tant qu’elle dure, l’esprit public est avant tout tendu vers le but essentiel: la victoire.
Tout en reconnaissant les légitimes exigences de la guerre, la sagesse commande toutefois – même durant les hostilités – de songer fortement à la paix future. Et cela, afin que la vie de la nation reprenne le plus tôt possible et avec un minimum de heurts son train normal.
Après la tuerie actuelle, si nous ne tenons pas à voir reparaître plus hideux encore l’hydre du chômage, il faudra rationaliser sévèrement le travail afin que chacun ait sa part. Au rythme de la production industrielle, il s’ensuivra une diminution notable des heures de travail (30 ou 35 heures par semaine prétend-on), sans compter des vacances payées de 4 à 8 semaines par an.
Dans de telles conditions, l’importance des loisirs l’emportera nettement sur celle du travail proprement dit. De là, nécessité absolue pour nous de connaître tout ce qui se rattache à cette question des loisirs. A cet égard, que d’expériences étrangères en particulier méritent une étude sérieuse afin d’éviter de coûteuses bévues, d’irréparables méprises. Sans pour cela verser dans l’emballement ou l’imitation simiesque : tous deux générateurs de gaspillages, de résultats négatifs. Ce n’est qu’après une connaissance approfondie des méthodes étrangères et de notre milieu ambiant que nous devrions agir. À l’instar du marin qui ne quitte le port que muni de rapports météorologiques officiels, n’abordons le problème des loisirs pour le régler qu’avec tous les atouts en mains.
Ne répétons pas l’erreur pénible du chômage dont l’acuité et l’ampleur ont surpris gouvernants et gouvernés. Toujours se rappeler que l’adoption de mesures remédiatrices improvisées ou peu au point s’avère en général un mauvais placement.
Si nous tenons à éviter à notre pays la lutte des classes, nous ne pouvons plus méconnaître la place des loisirs dans la question sociale. Notre indifférence doit cesser, car l’oisiveté généralisée (totale ou partielle) amène vite la perte des plus belles vertus viriles. Le désœuvrement chronique conduit par étapes un peuple à la dégénérescence : prélude de disparition ou de déchéance. La liberté et la vie sont des droits reconnus qui comportent l’obligation correspondante de les mériter par l’effort constant. Sans cet élément de lutte, essentiel dans la défense comme dans l’attaque, un peuple se réveille un jour dans les fers de l’esclavage.
Combattre est une loi d’airain dans le monde animal ; les humains, tout comme les bêtes, ne peuvent y échapper sans danger.
Jean-Robert Bonnier.
L’Action Universitaire, vol.8. num. 3, novembre 1941.

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