Les priorités : les critères moraux et la grande chaîne de la vie
Question épineuse : les priorités. Qui bénéficie de la banque d’organes ? Les hiérarchies sont définies selon un système très élaboré. Il paraît qu’un ordinateur – en toute impartialité, donc – en serait chargé. Le salut vient des bonnes œuvres : succès professionnel et bienveillance au quotidien vous rapportent des points qui vous propulsent jusqu’aux échelons prioritaires.
Sans doute, voilà un système impartial, à l’application équitable. Mais peut-on le considérer comme rationnel ?
En 1943, une pénurie de pénicilline a frappé l’armée américaine en Afrique du Nord. On venait à peine d’en découvrir la valeur thérapeutique. Les soldats qui en avaient le plus besoin étaient de deux sortes : ceux qui souffraient de plaies infectées, et ceux qui avaient écopé de maladies vénériennes.
Un jeune médecin établit, selon des critères moraux qu’il trouvait évidents, que les héros blessés méritaient davantage le traitement que les jouisseurs syphilitiques. Son supérieur hiérarchique en décida autrement et choisit de traiter les malades qu’on pourrait plus vite reverser au service actif. Ils risquaient en outre, faute de soins, de propager l’infection. Il administra donc la pénicilline aux blennorragiques et aux syphilitiques, laissant les blessés gémir sur leur lit de douleur. La logique du champ de bataille, incontournable, irréfutable.
La grande chaîne de la vie. Le petit plancton est mangé par le gros plancton, mangé par les petits poissons, mangés par les gros poissons et ainsi de suite jusqu’aux thons, aux dauphins et aux requins. Je mange du thon : je m’en augmente, je m’en engraisse, j’amasse l’énergie dans mes organes vitaux, mangé à mon tour par les anciens ratatinés, recroquevillés. La vie est une grande chaîne. Je vois mon destin de maillon.
Tiré de la nouvelle « Bon pour le service des organes » de Robert Silverberg. Nouvelles au fil du temps (1971-1981). Traduction de l’anglais de Jacques Chambon et Pierre-Paul-Durastanti.
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