Je m’appelle Christophe Colomb, c’est mon vrai nom
Nous recevions, l’autre jour, une lettre bien triste. Le cas pitoyable qui y est exposé excitera la compassion de tous ceux dont le nom prête à des jeux de mots. Espérons qu’il fera réfléchir ceux dont le grand plaisir est de faire ce genre d’esprit. Mais reproduisons plutôt la lettre. C’est à se lever la nuit pour en pleurer :
Monsieur,
Je m’appelle Christophe Colomb. Ne riez pas. C’est bien là mon vrai nom. Je ne suis ni un mauvais plaisant ni un patient de Saint-Jean-de-Dieu. Mais je sens que si cela continue encore plus longtemps, je serai bientôt digne de l’asile. Et tous mes malheurs sont dus à cette sacrée désignation, ç ce nom pourtant vénéré de Christophe Colomb.
Mon père, Jean Colomb, un Français, émigra au Canada à la suite de la mort de ma mère, décédée quelques jours après ma naissance. Le pauvre homme est mort depuis. Je suis donc le seule Colomb au Canada et il faut que je m’appelle Christophe. Ce fatal nom de baptême est l’invention diabolique du mauvais farceur qu’était mon parrain. Il suggéra ce nom et mes parents l’acceptèrent. Je leur pardonne mais Dieu seul sait la vie de tourments qu’ils m’ont préparée.
Cela a commencé dès ma plus tendre enfance, mais encore, à cette époque, cela s’endurait. Les vieux messieurs et les bonnes dames me pinçaient la joue et me disaient : « Et puis mon petit garçon, vas-tu découvrir l’Amérique lorsque tu sera grand ? » Je répondais : « Gabog, gabog, gabog, voui, voui. » Et les visiteurs, n’en revenant pas de mon intelligence précoce, étaient tous d’accord que je découvrirais certainement quelque chose plus ta4d. Ah ! Ce que j’ai découvert !
À l’école, mon nom et mon naturel timide firent de moi le souffre-douleur idéal. Chaque année, les premières leçons de géographie étaient un véritable calvaire. Après l’éternel recommencement de « la terre est une planète » et des cinq races, on arrivait à la découverte de l’Amérique… Pourquoi insister ? Cet âge est sous pitié. Ma pire expérience scolaire fut l’année où je demeurais sur la rue St-Denis et qu’on m’appelait « St-Denis-Christophe Colomb, changez pour pour Ahuntsic ».
Malgré mon fatal sobriquet, je parvins à ma majorité. Ah, pourquoi n’ais-je pas été emporté dans ma jeunesse par la typhoïde ou un camion Mack ? Il fallut bien commencer à sortir dans le monde et mettre de côté l’horreur des foules et des salons que ma triste adolescence m’avait inculquée. Ah ! Ces terribles introductions : « Je vous présente, Ha ! Ha !, M. Christophe Colomb, Ha ! Ha ! » Sans être attendri par mon air de supplication désespérée, chacun de mes nouveaux « amis » se croyait tenu d’y aller de sa petite remarque, « Christophe Colomb, tiens, je croyais qu’il était mort… Mon Dieu, comme vous devez être vieux… » Les réponses de ce genre étaient innombrables. Il y avait aussi les sceptiques : « Vous êtes Christophe Colomb, eh ! Bien moi, je suis Napoléon, je suis Isabelle de Castille, je suis César. » Ah ! Que c’était affreux.
Naturellement, j’ai fui la vie de société et je me suis vite plongé dans le travail. Toute fonction publique m’était interdite, sous peine d’un ridicule implacable. Voyez-vous une affiche électorale intitulée « Votez pour Christophe Colomb » ou une carte d’affaires annonçant que « M. Christophe Colomb », représentant la maison X. demande une entrevue ? Malgré mon instruction et mes diplômes, je devins chauffeur de camion. Mais cela n’a pas duré. Si par hasard, un agent me questionnait ou m’arrêtait, c’était inévitablement un séjour au violon. J’entends encore les gendarmes : « Ah, tu t’appelles Christophe Colomb; tu veux faire le farceur. Suis-moi donc jusqu’au poste. » Je portais toujours mon extrait de baptême sur moi et tout cela finissait par s’arranger, mais les retards exaspéraient le patron. Il m’a renvoyé au plus fort de la crise.
… Comme cela a été difficile d’obtenir mon secours et ce que je me suis fait rabrouer par chaque nouveau fonctionnaire ! Je ne me sens par la force d’entrer dans les détails. Qu’il suffise de vous dire que j’ai été transporté à l’asile deux fois, pour avoir oublié mon baptistaire chez moi ; que j’ai reçu des centaines de gifles de messieurs en état d’ivresse et d’autres personnes qui ne souffrent pas la plaisanterie ; que dans l’impossibilité de donner mon nom à personne, je suis voué au célibat contre mon gré ; que la vie n’est pour moi qu’une succession de jeux de mots et de mauvaises plaisanteries. Si j’avais l’argent nécessaire, je ferais passer une loi pour changer mon nom. Je m’appellerais Napoléon Bonaparte.
Le Petit Canada, par Pierre Ranger.
(Texte publié le 15 mars 1939 par le quotidien Le Canada).
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