L’impétueuse lenteur d’être

Chronique zen

par Michelle Bourque

Je me souviens d’un temps pas si lointain avoir sombré dans les effluves malodorantes du « workoolisme », travailler sept jours sur sept, travailler comme une folle, à oublier de manger, à ne plus savoir comment dormir, à ne vouloir parler à personne, même pas à moi-même. Je corrigeais le jour des examens de français et je travaillais le soir et la fin de semaine à la bibliothèque, entourée de Didou, Binou, Caillou et Cie. J’en suis venue à oublier mon identité, à ne reconnaître que celle, ultra productive, rentable, pragmatique, cartésienne, dynamique,  » la fille qui va super, super bien  » que l’on doit de préférence afficher au travail. J’en suis même venue à oublier tout court que j’avais une identité (1). Je me suis fondue dans une vie quotidienne réglée à la minute près, qui perd toute trace de signification. Et puis il faut aller vite, toujours plus vite, c’est un impératif. Pas de temps à perdre ! En ce temps pas si lointain, j’ai vécu une véritable crise du sens.

Course du temps
Course du temps. Image de GrandQuebec.com.

Une fois le contrat de correction terminé, je me suis retrouvée devant… quoi ? Du temps libre ? Je vais avoir du temps  » libre « ? Mais qu’est-ce que je vais en faire ? Comment vais-je vivre cette nouvelle liberté ? Qu’est-ce que la liberté, qu’est-ce qu’un individu libre, comment se responsabiliser devant ses choix d’individu libre ? Que vais-je devenir ? Alors, petit à petit, j’ai décidé de ralentir et de respirer, petit à petit, je suis redevenue moi-même : une jeune fille foncièrement, indubitablement, majestueusement lente et paresseuse. Je l’ai toujours su, je suis une lente refoulée. Je l’ai toujours su, sans jamais vouloir me l’avouer ouvertement, encore moins publiquement. Que je le fasse maintenant m’a demandé un certain courage, je risque après tout la répudiation! Armée de courage, donc, je me suis lancée dans des recherches sur de quelconques sectes qui accepteraient des gens comme moi, les lents, les improductifs, les paresseux, les contemplatifs, les rêveurs, les non utilitaristes, les épicuriens à la p’tite semaine. Eh bien, croyez-le ou non, j’ai trouvé ! Il existe bel et bien un mouvement qui prône la lenteur et qui prend –lentement– forme dans les pays du Nord : le  » Slow Movement  » (2). Après la simplicité volontaire, voici venu le temps d’un nouveau courant zen : la lenteur volontaire (3). C’est décidé, je serai lente ou rien !

De la théorie…

Alors je lis. Et très lentement. Je lis d’abord Pierre Sansot et son classique Du bon usage de la lenteur. Malheureusement, après 20 pages, j’abandonne, n’en pouvant plus de ses élucubrations contemplatives, notamment sur les bienfaits d’une lente vie rurale. Serait-ce que je ne suis pas encore prête, que je suis encore trop immature, trop  » urbaine « , qu’il y a encore un reste en moi de la  » speed woman  » qui ne veut pas décrocher ? Je refuse de le croire. Je continue donc mes lectures, en m’attaquant cette fois à une valeur sûre, La lenteur, de Milan Kundera. Monsieur Kundera a le don de m’enchanter. Sa lenteur à lui, inspirée du XVIIIe siècle, parée de doux plaisirs épicuriens et de languissantes paresses de petits bourgeois, me convient parfaitement. Je retiens entre autres de ce roman l’équation que fait Kundera entre la lenteur et la mémoire, entre la vitesse et l’oubli. Il prend comme exemple un homme qui marche dans la rue, qui veut se souvenir de quelque chose mais qui n’y parvient pas. Instinctivement, il ralentit le pas. À l’opposé, si le même homme marchant dans la rue désire non pas se souvenir mais oublier une situation pénible qui a surgi dans son esprit, il accélérera,  » comme s’il voulait vite s’éloigner de ce qui se trouve, dans le temps, encore trop proche de lui  » (Kundera, 1995, p. 44-45). Plus loin, Kundera revient sur cette pensée pour y conclure que

 » […] le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli. De cette équation on peut déduire divers corollaires, par exemple celui-ci : notre époque s’adonne au démon de la vitesse et c’est pour cette raison qu’elle s’oublie si facilement elle-même. Or je préfère inverser cette affirmation et dire : notre époque est obsédée par le désir d’oubli et c’est afin de combler ce désir qu’elle s’adonne au démon de la vitesse ; elle accélère le pas parce qu’elle veut nous faire comprendre qu’elle ne souhaite plus qu’on se souvienne d’elle ; qu’elle se sent lasse d’elle-même ; écœurée d’elle-même ; qu’elle veut souffler la petite flamme tremblante de la mémoire  »  (p. 134-135).

Après avoir délaissé les troublants propos de Kundera, je me suis complètement abandonnée dans la lecture de deux dossiers du Magazine littéraire, consacrés l’un à la paresse (no. 433, juillet – août 2004), l’autre à l’épicurisme (no. 425, novembre 2003). On y apprend que la paresse a été cultivée avec grâce par les Grecs, qu’elle est célébrée dans toute sa splendeur au XVIIIe siècle et qu’elle se politise au XIXe siècle avec notamment le socialiste Paul Lafargue, qui s’en prend à la société industrielle de l’époque et se questionne sur la valeur du travail. Quant à l’épicurisme, détrompez-vous si vous croyez que cette pensée philosophique ne serait qu’apologie de la débauche, de l’égoïsme libidineux ou de la décadence festive. Épicure, le maître philosophe, était paraît-il plutôt ascétique. La notion de plaisir chez Épicure consiste essentiellement en l’absence de la douleur et des troubles. Évitez ce qui vous fait souffrir et accueillez avec plaisir ce qui vous fait du bien ; constat que d’innombrables manuels de psychologie populaire s’épuisent à nous faire comprendre. Si vous voulez un aperçu de ce que peut ressembler l’épicurisme contemporain, je vous conseille alors de lire la Théorie du corps amoureux du philosophe Michel Onfray. C’est très libertaire, certes, mais voilà quelqu’un qui célèbre la vie dans le plaisir avec juste ce qu’il faut de langueur et de lenteur pour la voir passer.

…à la pratique

C’est beau la théorie, me direz-vous, mais qu’en est-il de la pratique? Oui, oui, la pratique… Évidemment, c’est toujours au niveau de la pratique que surviennent les problèmes. La lenteur, la paresse épicurienne, je ne sais pas si vous le savez, mais ce sont des caractéristiques de la personnalité qui cadrent très mal avec la société du XXIe siècle, société axée sur la productivité, la rentabilité et la performance à toute vitesse. Pire encore : ce sont des caractéristiques de la personnalité qui cadrent plutôt mal avec ma profession, moi qui suis spécialiste des sciences de l’information. La société de l’information dans laquelle nous vivons roule à une vitesse infernale. En tant que spécialiste de l’information, je me dois pourtant de suivre cette cadence, de faire un avec l’information et ses outils de diffusion. Mais je me dois également de respecter certaines limites. Je ne veux pas devenir un robot de l’information, ni en devenir boulimique ; je veux devenir une bibliothécaire humaniste, un imparfait humain qui tente de se situer entre le tout connaître et le pas assez, et prendre mon temps, tout le temps nécessaire pour sourire, initier, renseigner, apprendre et enseigner. Et les gens ne sont pas aussi pressés qu’ils en ont l’air. Enfin, je crois ; j’espère…

Notes :

1. Peut-être est-ce cette sensation précise que les  » workooliques  » recherchent lorsqu’ils se perdent dans la surcharge de travail : la satisfaction de ne plus avoir d’identité à défendre. Expérience nouvelle de liberté ; être enfin libéré de soi-même, être en dehors de soi et de l’Autre.

2. Pour vous renseigner davantage, voici probablement le meilleur ouvrage sur le sujet : Carl Honoré, Éloge de la lenteur. Paris : Marabout, 2005, 288 p.

3. Jusqu’à maintenant, j’ai toujours été un membre très  » select  » du club des adeptes de la simplicité involontaire, la partie peu connue mais Ô combien répandue du club des adeptes branchés de la simplicité volontaire. La simplicité involontaire est spécialement conçue pour les personnes qui n’ont jamais vraiment goûté au confort d’une sécurité financière, donc pour les personnes qui doivent vivre, de toute façon, en dehors de tout libre arbitre, en toute simplicité. Et quand je ferai de l’argent en tant qu’illustre bibliothécaire, croyez-vous que je sauterai sur l’occasion en or de devenir enfin un membre actif de la simplicité volontaire ? Eh ben… Non ! Je serai beaucoup trop contente de faire de l’argent et de m’acheter, enfin!, un lecteur DVD, un nouvel ordinateur super performant, deux téléphones cellulaires et une télé 40 pouces. Peut-être même une piscine, tiens !

BIBLIOGRAPHIE INITIATIQUE

Doyon, Frédérique.  » Éloge de la lenteur. Un mouvement global s’implante, lentement mais sûrement, contre le culte de la rapidité. » Le Devoir, jeudi 22 juillet 2004, p. A1.

Honoré, Carl. Éloge de la lenteur. Paris : Marabout, 2005, 288 p.

Klein, Étienne.  » De la vitesse comme doublure du Temps « . Études, mars 2004, p. 341-350.

Kundera, Milan. La lenteur. Paris : Gallimard, 1995. 153p.

Lafargue, Paul. Le droit à la paresse. Paris : Maspéro, 1965. 78 p. (Bibliothèque socialiste). (édition originale parue en 1883).

Maier, Corinne. Bonjour paresse : de l’art et de la nécessité d’en faire le moins possible en entreprise. Paris : Michalon, 2004. 118 p.

Magazine littéraire. [Dossier]  » Éloge de la paresse « , no 433, juillet – août 2004, p. 20-67.

Magazine littéraire. [Dossier] » Les Épicuriens « , no 425, novembre 2003, p. 22-59.

Onfray, Michel. Théorie du corps amoureux : pour une érotique solaire. Paris : Grasset, 2000. 303 p.

Sansot, Pierre. Du bon usage de la lenteur. Paris : Payot & Rivages, 1998. 203 p. (Manuels Payot).

Pour compléter la lecture :

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