Science et évolution cosmique
L’Univers d’Hubert Reeves
Par Daniel Pérusse
Les Diplômés, no. 338, mars – avril 1982
«Étendez-vous sur le sol. la nuit, loin des lumières. Fermez les yeux. Après quelques minutes, ouvrez-les sur la voûte étoilée… Vous aurez le vertige: collé à la surface de votre vaisseau spatial, vous vous sentirez dans l’espace.»
Ainsi commence le voyage. Aux commandes, un petit homme à la barbe longue: Hubert Reeves. Diplômé en physique de l’Université de Montréal, ancien président de l’Association des étudiants, cet astrophysicien québécois aux airs de yogi descendu de l’Himalaya fait présentement un «malheur» à Paris. Patience clans l’azur, son dernier livre, trace l’incroyable odyssée de l’univers, de la gigantesque explosion initiale qui lui donna naissance il y a 15 milliards d’années à l’avènement de l’intelligence sur Terre.
Un best-seller: 22 semaines sur la liste des «dix meilleurs» de L’Express, 13e place au palmarès de la prestigieuse revue Lire de Bernard Pivot, d’Apostrophes notoriété.
Si le voyage d’Hubert Reeves fascine, c’est qu’il remue des souvenirs : «Quand on regarde loin, on regarde tôt» nous dit-il. Scrutant dorénavant la nuit étoilée d’un regard neuf, des milliers de lecteurs français et québécois seront transportés au bout de l’univers, aux confins de la connaissance et de l’infini; d’où vient la matière? Le Soleil, la vie? À chaque question, Hubert Reeves donne une réponse.
Pour le savant, notre passé est inscrit dans chaque atome de l’espace, dans chaque poussière cosmique. Et comme preuve de l’Histoire de l’univers, le «rayonnement fossile », souvenir visible de la fulgurante explosion qui, au commencement, alluma le néant ; un «bigbang » qui fait encore du bruit…
Paris. Saint-Germain-des-Prés. Rue Jacob, quatrième étage d’une petite conciergerie, un drapeau québécois planté sur une porte. C’est là qu’habite Hubert Reeves, qui a préféré «la vie et la culture du Quartier Latin aux grands laboratoires américains».
Parti pour l’Europe il y a 15 ans, doctorat de physique nucléaire de l’Université Cornell en poche, il n’est jamais revenu. Stage en Belgique, d’abord, puis invitation au Centre national de la recherche scientifique IC.N.R.S.I, à Paris.
Un an, deux ans. Lorsqu’on lui offre de rester, il n’hésite pas; impossible, aux USA. de décider les labos à entreprendre les longues expériences de physique qu’il estime fondamentale. Au C.N.R.S., on est moins pressé; rien ne sert de trouver, il faut chercher à point! La loi du publish or perish, connaît pas!
De toutes façons, Hubert Reeves trouvera. Pas seulement ce qu’il cherchait, mais un accueil et un style de vie neufs; «Paris, dit-il, ça bouge! Il s’y passe énormément de choses. Et au C.N.R.S., un chercheur n’a pas constamment le souci de courir après les subventions. Pour qui veut vraiment faire de la science, c’est l’endroit rêvé.»
Mais Hubert Reeves ne veut pas faire que de la science; «C’est un merveilleux conteur, se souvient un ami français. Il pouvait nous enjôler avec sa voix el ses histoires extraordinaires.» Ce talent, le savant le met à profit dans la vulgarisation scientifique ; collaboration à la revue La Recherche, cassettes pour France-Culture, films pour le Centre national de la documentation pédagogique. Patience dans l’azur est le point culminant d’une carrière consacrée non seulement au savoir, mais à sa diffusion.
«Le défaut de l’enseignement scientifique, c’est qu’il est fait par des gens qui n’aiment pas la science. Comment communiquer un enthousiasme qu’on n’a pas.» Et puis, aussi, il y a ce cloisonnement entre la culture scientifique et la culture tout court – entre la raison et l’imagination – qu’il veut faire éclater : «Depuis trois siècles, depuis Descartes. la science a voulu tout expliquer. On s’aperçoit aujourd’hui qu’elle en est incapable; la logique a ses limites, le langage ses lacunes. L’explication scientifique n’en est qu’une parmi d’autres. Il y a aussi la poésie, la religion, l’art.»
Comment oublier, d’ailleurs, qu’après son fameux Discours de la méthode. Descartes écrivait les Méditations métaphysiques quatre ans plus lard. Pour Hubert Reeves aussi physique et métaphysique se jouxtent ; «Quand on étudie l’univers, on arrive rapidement aux limites de la connaissance, de l’entendement. On sait, par exemple, que tout a commencé il y a 15 milliards d’années. On a même pu reconstituer les premières minutes. Mais qu’y avait-il avant? Qu’y aura-t-il après? Ces questions font vaciller l’esprit.»
On sent d’ailleurs chez Hubert Reeves une tendance à s’échapper vers le mythe, à frôler ces explications finalistes que proscrit normalement une science, toute puissante, peut-être, mais pas souveraine !
Pour lui, le danger, c’est cette séparation, chez l’homme moderne, entre ce qui lui dicte sa tête et ce que lui révèle son cœur : «L’Homo occidentalis souffre de ce que ses mythes ont été cannibalisés par sa science; la raison a triomphé de l’imagination. Mais cette victoire n’est jamais complète; toutes sortes de croyances refont aujourd’hui surface, plus virulentes que jamais.
Et c’est là le vrai danger ; en condamnant l’irrationnel, la raison s’expose au même traitement ; quand le balancier change de direction, ça lait mal…»
Alors, qu’y a-t-il dans l’univers ? Comment expliquer l’indéniable progression dans l’organisation de la matière? L’évolution cosmique couronnée par celle du Vivant ? Faut-il y voir une intention ?
« Voilà bien là tout le problème, dit Hubert Reeves. Tout se passe comme si, effectivement, il y avait quelque chose. Certains appellent «ça» Dieu, Yahvé, Krishna, d’autres n’y croient pas. Peu importe, on peut penser qu’il y a quelque chose. Et s’il y a quelque chose, ce n’est pas la science qui nous dira ce que c’est; ça se trouve, par définition, en dehors de sa juridiction.
Mais lorsqu’il quitte son laboratoire, l’homme de science redevient un homme. Alors, il a le droit de croire ce qu’il veut.»
Qu’elle soit voulue ou non, orchestrée ou pas, la «musique» emplit l’univers ; nébuleuses, supernovae, galaxies, autant d’instruments d’une partition cosmique que les télescopes géants, toutes antennes braquées, nous permettent désormais d’écouter. Cet univers qui vient du chaud a bien failli ne jamais décoller; oscillant toujours entre l’engourdissement de la chaleur et du froid, ses premiers moments furent précaires. À l’évolution nucléaire du brasier stellaire a succédé l’évolution chimique, biologique ; les atomes ont accouché du vivant.
Mais la symphonie restera-telle inachevée ? Pour Hubert Reeves, c’est par la Bombe que l’homme tuera la musique. Lui qui travaille dans un Centre nucléaire s’est d’ailleurs prononcé contre l’énergie atomique. Ce qui lui a valu d’impérieux rappels à l’ordre…
«Le problème avec le nucléaire. c’est l’armement; pour faire fonctionner les centrales, il faut de l’uranium ; avec l’uranium, on fait des bombes. Et même si les centrales étaient étanches, même si on ne pouvait en divertir la matière première, il resterait le problème du retraitement ; comment garantir la sécurité des déchets pendant les centaines d’années requises? Aucun régime politique n’a jamais duré si longtemps. Le danger avec le nucléaire, c’est qu’il est fait par des hommes, pour des anges!» Solution de rechange; le solaire.
Pour Hubert Reeves, cette grosse boule d’énergie ne demande qu’à être exploitée; nous en avons pour cinq milliards d’années. 200 000 fois nos besoins actuels !
Mais les gouvernements ne bougent pas. Et dans cinq milliards d’années, rideau ! Le soleil s’éteindra, nous volatilisant dans un dernier bain de lumière incandescent…
À moins, bien sûr, qu’Hubert Reeves ne s’en mêle… Misérieux, il propose justement d’envoyer nos bombes meurtrières vers l’astre noble en guise de bougies de «réallumage», au moment propice.
Qui pourrait lui en vouloir… C’est bien connu, l’homme descend du singe, et le singe descend des arbres… C’est bien connu mais c’est mal connu; Hubert Reeves nous montre que notre généalogie est plus que millénaire, remontant au brasier initial, au cœur des étoiles. C’est là que les Adam et Ève de la matière se sont un jour rencontrés; nos véritables ancêtres, ce sont les quarks ! L’union de trois de ces particules et l’éternel triangle…! a enfanté atomes, molécules, cellules, êtres vivants !
Qui a dit que dans l’univers, l’ordre diminuait sans cesse? «En fait, il diminue, explique Reeves. La vérité, c’est qu’il existe très peu de matière organisée dans le cosmos. Cet ordre apparent cache un désordre toujours croissant ; l’entropie. Par contre, nous pensons maintenant que la vie peut exister ailleurs que sur Terre, au sein de millions de planètes. Nous découvrons chaque jour des molécules organiques dans les météorites, poussières de planètes éclatées. Nous sommes à l’écoute de la vie en provenance d’Ailleurs…»
Mais malgré cet espoir, le scientifique demeure prudent; les ovnis, il n’y croit pas. «J’ai étudié le phénomène, écrit des articles là-dessus dans La Recherché. Pour moi, la chose est claire. Ces apparitions ressemblent beaucoup à celles dont l’Histoire est semée; vitesses surnaturelles, lumière aveuglante, etc. Bref, des créations de l’imagination qui revêtent les mêmes formes religieuses que jadis.»
Une autre manifestation, en somme, de cette propension de l’homme à l’imagination ; chassez le surnaturel, il revient au galop ! L’astrologie, les sectes, l’engouement pour les religions orientales, autant d’exemples de ce grand besoin de compréhension que la science ne peut seule assouvir. Ce qui ne veut pas dire qu’il faille la rejeter! «L’imagination et la raison doivent cohabiter. L’homme primitif ne souffrait pas d’un tel divorce.
Il faut revenir à cette harmonie. Et n’oublions pas que même pour faire de la science, il faut de l’imagination. »
Ce qu’il faut aussi, c’est de l’argent. Pour Hubert Reeves qui revient enseigner à Montréal chaque printemps, la politique actuelle de restrictions budgétaires du Québec est déplorable. Déjà, au Canada, un savant se trouvait isolé. Dorénavant, il sera démuni; «Les retombées de la recherche fondamentale peuvent sembler circonstancielles.
Mais elles sont souvent très importantes. En astrophysique, par exemple; les «scanners» utilisés en neurologie proviennent d’instruments pour observer les espaces intersidéraux. Mais ce qu’il faut surtout comprendre, c’est que, pour progresser dans notre rêve, nous nous contentons rarement de satisfaire nos besoins immédiats.
Nous cherchons, nous inventons. C’est peut-être ça, notre vrai besoin! Moi. ce qui m’intéresse, c’est la connaissance. Et la connaissance n’est pas un luxe.»
Daniel Pérusse, chroniqueur scientifique au magazine L’Actualité.

Biographie de Hubert Reeves
Hubert Reeves, astrophysicien, écologiste, professeur, naît le 13 juillet 1932. Originaire de Montréal, il fait ses études classiques chez les Jésuites, au collège Jean-de-Brébeuf de Montréal. Il obtient un baccalauréat des sciences en physique de l’Université de Montréal (1953), puis il présente, à l’Université McGill, un mémoire de maîtrise intitulé Formation of Positronium in Hydrogen and Helium (1955).
Il poursuit ses études en astrophysique nucléaire à l’université Cornell (Ithaca, N.Y.). De 1960 à 1964, il enseigne la physique à l’Université de Montréal, tout en étant conseiller scientifique à la NASA. Il déménage, en 1964, à Bruxelles, où il commence à enseigner à l’Université libre. Le CNRS français lui offre un poste et la famille Reeves déménage en France en 1965. En 1971, Reeves publie avec deux de ses étudiants, Jean Audouze et M. Meneguzzi, un article intitulé The production of the elements Li, Be, B by galactic cosmic rays in space and its relation with stellar observations, qui s’avérera fondamental concernant la nucléosynthèse stellaire.
Dans les années 1970, il commence à s’exprimer sur divers sujets liés, entre autres, à la physique nucléaire. Il anime une série d’émissions-conférences télévisées intitulée Histoire de l’Univers, qui sera diffusée à plusieurs reprises au cours des années 1990 et 2000 au Canal Savoir.
À l’aube des années 2000, sensibilisé à l’impact environnemental de l’activité humaine, il devient un militant pour la défense de l’environnement. Depuis 2001, il préside Humanité et Biodiversité, une association reconnue d’utilité publique.
En 1955, Hubert Reeves épouse Francine Brunel et le couple aura quatre enfants. Il épouse en deuxième noce Camille Scoffier, journaliste.