La francisation dans l’entreprise
Par Richard Malo, Directeur du Service de Linguistique, Compagnie Générale Électrique du Canada Limitée (L’Interdit, janvier-février 1976, vol. 17, #2).
Est-elle possible dans l’entreprise ?
Dès que l’on voit un titre semblable ou dès que l’on parle d’un tel programme, on peut imaginer toutes sortes de réactions qui vont de l’optimisme le plus exubérant au pessimisme le plus sombre.
La question que l’on se pose au départ est la suivante: est-il possible de franciser une entreprise au Québec ?
Sans être un optimiste incorrigible, je dois avouer que la francisation de l’entreprise est réalisable. Cependant, pour réussir pleinement un programme d’une telle envergure, il faut tenir compte de plusieurs facteurs. Nous pouvons les ramener à trois catégories principales: la collaboration entre le gouvernement et les entreprises, la résistance au changement et la présence de spécialistes de la francisation.
Je ne prétends pas tout régler en précisant ces facteurs, mais si au départ on les détermine bien, la francisation dans l’entreprise est mieux engagée et les chances de réussite sont augmentées. Mais voyons de plus près ce que je veux démontrer en choisissant ces trois facteurs.
La collaboration gouvernement – entreprise
Au Québec, un grand nombre de projets et de lois nous viennent du gouvernement, qui, jusqu’à un certain point représente la collectivité québécoise et ses aspirations. Il est donc normal qu’un vaste programme de francisation des entreprises au Québec soit mis sur pied par l’État Québec, ce qui n’enlève rien aux initiatives des compagnies qui très souvent ont devancé le gouvernement dans ce domaine.
Cependant, rien ne peut remplacer la collaboration entre le gouvernement et les entreprises désireuses de franciser leurs opérations au Québec, le gouvernement offrant ses services à titre d’animateur du projet et de consultant auprès des entreprises qui mettent en marche des programmes de francisation.
Les entreprises, elles, doivent fournir les compétences administratives, techniques et financières. Mais il faut que les deux forces mettent en commun leurs énergies et leurs talents. Il faut que le gouvernement arrête de remettre aux calendes grecques ses règlements, qu’il précise davantage sa politique linguistique et qu’il assure les entreprises de son appui total et sincère.
Du côté des entreprises, il faut qu’elles diffusent auprès de tous leurs employés leur politique linguistique officielle et qu’elles ne craignent pas de délier les cordons de leur bourse. La francisation coûte certainement de l’argent, mais le prix n’est pas si exorbitant quand on pense que finalement c’est un placement qui, à long terme, peut rapporter beaucoup plus que prévu.
Cette coopération est essentielle au départ pour la réussite de tout programme de francisation, et il ne sert à rien à l’une des parties de jeter le blâme sur l’autre ou d’attendre que l’une des deux commence à bouger. C’est ensemble que gouvernement et entreprises vont réussir !
La résistance au changement Lorsqu’on s’attaque aux habitudes des employés d’une entreprise, que ce soit au niveau de la direction ou au niveau de l’exécution, tout changement provoque instinctivement une résistance au changement. Si cela est vrai pour la conversion au système métrique, cela devient plus évident lorsque l’on décide de changer la langue de travail.
Ici, nous entrons dans le cœur du problème. Ce ne sont plus des considérations d’ordre politico-économique, mais nous touchons à un problème très délicat, le facteur humain. Personne n’aime changer ses habitudes, encore moins ses habitudes de travail. Personne n’accepte facilement d’oublier dix. vingt ou trente ans d’expérience ou d’habitudes professionnelles.
Même les plus ardents promoteurs de l’utilisation du français comme langue de travail reculent parfois devant les efforts et les sacrifices à consentir. Il faut que les responsables de la francisation prennent le temps de bien préparer leur programme et de l’expliquer à tous les niveaux hiérarchiques.
Pour bien lancer un programme de francisation, il est important que tous les employés soient correctement informés. Ensuite, les responsables doivent être capables d’animer le programme d’une manière experte, tout en respectant l’individu et en tenant compte des exigences de la collectivité québécoise.
Il ne faut pas que la francisation devienne un prétexte pour bousculer les individus dans leur milieu de travail. Mais par contre, il faut être réaliste et constater qu’il ne peut y avoir de francisation sans changement de mentalité et d’habitudes, sans bouleverser un certain ordre des choses, sans demander de la part de tous et de chacun une attitude positive face au programme et une forte dose de bonne volonté.
Les animateurs ou les responsables de la francisation ont un rôle de premier plan à jouer, et ils doivent être bien préparés à remplir ce rôle.
On ne transformera pas la société québécoise du jour au lendemain, mais on doit commencer maintenant si l’on veut obtenir des résultats concrets et efficaces. Il faut accomplir la francisation avec les individus en leur faisant bien comprendre les besoins d’un tel changement.
La présence de spécialistes de la francisation Il y a actuellement un manque de spécialistes de la francisation au Québec et c’est là une grave lacune qu’il faut combler immédiatement.
Le gouvernement du Québec semble avoir oublié de former de tels spécialistes et les entreprises se demandent qui peut accomplir cette tâche et où trouver les individus compétents dans ce domaine. De plus, beaucoup trop de charlatans contribuent à polluer le climat actuel. Il ne suffit pas d’être professeur de français ou d’avoir une certaine expérience de l’industrie pour s’intituler spécialiste ou expert en francisation.
Qui peut aider à résoudre ce problème ?
Le gouvernement d’abord – et il se doit d’agir avec diligence – ainsi que certains corps intermédiaires ou associations qui s’occupent de linguistique, de traduction et de formation du personnel. Enfin, les entreprises ont aussi le devoir de former des spécialistes de la francisation en puisant dans leurs services du personnel, des relations publiques et de linguistique. Ce n’est pas un problème insoluble.
Il existe certes, mais il faut que tous les intéressés se rencontrent et élaborent ensemble un système de recrutement et de formation de spécialistes de la francisation.
Cela demande du temps et de l’argent, mais c’est une question primordiale, car il s’agit d’un changement profond dans notre société. C’est une question qui nous concerne tous également, car la francisation entre les mains de charlatans peut s’avérer aussi nocive qu’une absence totale de programme de francisation.
Conclusion
Je n’ai pas la prétention d’avoir fait tout le tour de la question, ni d’avoir épuisé le sujet. J’espère seulement que ces quelques commentaires apporteront un début de solution ou du moins soulèveront assez d’intérêt pour que la question soit discutée sérieusement et que l’on n’attende pas à demain pour agir.
L’avenir de la langue française au Québec en dépend, et avec elle, le problème de l’identification de toute une collectivité. La francisation oui, mais pas par n’importe qui. La francisation doit dépendre de gens compétents et sérieux. Elle doit aussi se faire dans la collaboration et la sérénité.
Qu’en pensez-vous? Je vous cède la parole…
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