Le français au travail au Québec
Le mémoire du Centre des dirigeants d’entreprises à la Commission Gendron contient des suggestions réalistes et équilibrées qui se situent parfaitement bien dans le cadre d’un Québec qui cherche à mettre sa langue en valeur tout en tenant compte de l’environnement angloaméricain dans lequel nous vivons et du caractère biculturel de la nation canadienne.
La principale suggestion du mémoire vise à faire du français la langue dominante du travail dans notre province.
À moins de raisons que le mémoire qualifie d' »objectives et impérieuses » la langue de travail dans les entreprises du Québec, où la majorité des employés et travailleurs est de langue française, devrait naturellement être le français. Que les entreprises soient américaines ou anglo-canadiennes, il n’est que dans la logique des choses que celles-ci tiennent compte du milieu.
Or, le Québec est à très grande majorité française. C’est principalement à cause de cela que le Canada sent le besoin d’affirmer davantage son caractère biculturel, tant au niveau fédéral qu’au niveau des autres provinces, celles notamment où les minorités françaises sont les plus nombreuses.
Si cette reconnaissance du fait français s’accentue au niveau fédéral et dans les provinces de langue anglaise parmi les institutions relevant du pouvoir politique, on ne voit pas pourquoi les entreprises industrielles ou commerciales n’en tiendraient pas, elles aussi, davantage compte au Québec même. Il se peut que dans le passé, du fait du caractère rural prédominant au Québec et même d’un désintéressement trop évident des Canadiens français vis-à-vis de la société industrielle qui s’édifiait sous leurs yeux, mais sans leur participation active, l’absence d’une présence forte des Canadiens français dans les entreprises ait incité ces dernières à négliger le fait français.
Mais les conditions changent. L’ancienneté de leur présence au sein de l’entreprise, une plus longue tradition d’intéressement à la vie économique ne justifient plus qu’à cause d’une minorité d’anglophones la langue de travail de l’entreprise soit l’anglais. Certes, il n’en a jamais été tout à fait ainsi. Le plus souvent un contremaître de langue française ou sachant le français communiquait dans cette langue avec la masse des travailleurs peu familiers avec l’anglais. Mais dans les bureaux, dans les communications écrites internes…
L’objectif à obtenir est clair. Il ne s’agit pas d’éliminer l’anglais de l’entreprise québécoise, quelle que soit la provenance des capitaux, il faut faire en sorte que la langue interne de, l’entreprise soit celle de la majorité au Québec, étant bien entendu que la langue externe sera le plus souvent celle de la majorité en Amérique du Nord, l’anglais. Plusieurs entreprises québécoises sont tournées vers l’extérieur ; dans ce cas, on peut penser que les communications se feront essentiellement en anglais.
Comme l’a bien vu le Centre des dirigeants d’entre prises, il serait de loin préférable que l’État, de concert avec les dirigeants d’entreprises, fasse en sorte que le processus qui vise à faire du français la langue de travail dans le Québec se pratique par l’incitation, la conviction plutôt que sous l’empire de la loi, ce qui imprimerait trop de rigidité à une évolution qu’il faut quand même accélérer.
Est-il illusoire de penser que les chefs d’entre prises sont eux-mêmes conscients de ce phénomène et qu’ils tiendront largement compte du mémoire du Centre des dirigeants d’entreprises. Mais l’usage des deux langues officielles dans les entreprises dépend d’un bon enseignement de ces langues à l’école. Si le personnel de langue anglaise des entreprises québécoises veut communiquer en français à l’intérieur de l’entreprise, il devra d’abord bien apprendre notre langue à l’école. Il en est de même des Canadiens français qui sauraient difficilement s’insérer dans le dynamisme de la vie économique nord-américaine sans savoir l’anglais (indispensable dans les communications externes de l’entreprise).
Dès le cours primaire, le mémoire préconise l’enseignement de la langue seconde. En ce qui concerne plus spécifiquement l’école de langue anglaise dans la province, l’octroi d’un diplôme secondai re devrait être lié à une connaissance suffisante du français, écrit et parlé.
Quant aux immigrants, le mémoire insiste justement sur la liberté qu’ils doivent avoir de diriger leurs enfants vers les écoles de l’une de nos deux langues officielles. Le fait de rendre le français langue prédominante au sein de l’entreprise incitera mieux l’immigrant à bien apprendre notre langue que les brimades du genre de Saint-Léonard, qui le raidissent contre le français. À mesure que les Canadiens français manifestent leur présence dans les principaux secteurs de la vie économique, celle-ci ne peut plus agir comme si les Canadiens français en étaient encore absents.
Rendre le français langue prédominante dans les entreprises du Québec est tout autre chose que l’unilinguisme français. C’est tout simplement faire en sorte que les entreprises s’adaptent à leur personnel, qu’elles se modèlent sur le milieu sociologique au sein duquel elles œuvrent.
Il ne s’agit pas de s’extraire artificiellement du milieu nord-américain. Tout en considérant ses exigences globales, il faut également considérer l’un des coins particuliers de cette Amérique du Nord qui s’appelle le Québec et qui a des traits spécifiques. La prédominance du français est l’un de ceux-là.
(Ce texte a été publié dans le journal Le Soleil le 17 juillet 1968).
