Réflexions

Le bas de laine et le bas de soie

Le bas de laine et le bas de soie

Conte du bas de laine et le bas de soie

Si vous n’avez pas d’enfants vous-même, il y on à dans votre entourage que vous ne pouvez vous empêcher d’aimer. Ces petits êtres sont friands d’histoires merveilleuses. Qui n’a pas entendu cent fois la phrase, venant d’un bambin, d’une fillette, d’un neveu ou d’une nièce. ‘Conte-nous donc un beau conte.” Le plus souvent, celui ou celle à qui cette demande est faite demeure interloquée. Des contes pour les enfants, où donc en trouver? C’est pour les grandes personnes que nous publierons, de temps à autres, des histoires pour les tout petits. En les récitant, nos lecteurs ajouteront à leur popularité en exerçant leur mémoire et leur talent tout en créant an peu plus de bonheur autour d’eux.

Le bas de laine et le bas de soie

Je me rappelle très bien le premier de ces deux bas.

Tout petit, je-le voyais naître entre les mains des vieilles mamans, assises devant leur porte.

Elles avaient une porte-aiguille fixe passé dans la ceinture de leur robe; et , avec doux autres aiguilles, les vieux doigts tricotaient… tricotaient

La laine blanche, ou grise, ou noire, glissait vite, très vite, jusqu’au moment ou il fallait rétrécir et compter les mailles.

Alors, on s’arrêtait, on prenait des mesures, on faisait plier les mains, le pouce en dedans… Il y avait des délibérations entre les jeunes femmes et les grand’mères…

Puis le duel des longues aiguilles recommençait…le bas s’amenuisait…

Et moi, dans mon jeunet cerveau, je me demandais avec admiration comment les vieux yeux, derrière les vieilles lunettes, pouvaient s’y reconnaître dans tous ces milliers de petites, si petites mailles?

***

Quand c’était fini, on se redressait avec un sentiment de satisfaction et de fierté.

Que ce fût pour le père, ou la mère, ou le petit gars, le patrimoine familial était augmenté d’une paire.

Oh! ce n’était pas de la camelote! On passait l’objet de mains en mains… Chacun l’examinait en connaisseur.

C’était de la bonne laine, fine et solide, aujourd’hui une caresse dans les mains… demain une chaleur aux pieds pour les mois d’automne et d’hiver
quand la bise mordait.. quand la pluie tomberait… quand la neige doucement ensevelirait toute la vallée.

On m’appelait parfois: — Essayez un peu?

Fier comme Artaban, j’enfilais alors les hauts bas qui escaladaient mes petits genoux:

— Si tu as froid avec cela!

Et, dans la grande armoire, la paire allait hausser la pile tremblante des autres paires.

***

Ce bas-là durait… durait!…

Au bout de longs services, quand il était fatigué par le soulier solide, ou déchiré par le sabot retentissant, il restait de taille à supporter pendant des années encore toutes les réparations. Il devenait même meilleur, plus souple à la jambe, plus chaud au pied.

Que dis-je!… Le bas de laine, tricoté par la maman ou la grand’maman était tellement le fidèle serviteur, qu’il semblait ne plus jamais pouvoir vous quitter. Son service de bas fini, il se transformait en mitaines, en manchettes, en genouillères.

Quand il arrivait à la fin des fins, si tant est qu’il eût une fin, on le dévidait… et, avec la vieille laine, on refaisait des bas tout neufs.

Tel le phénix, le bas renaissait de ces cendres, si j’ose m’exprimer ainsi.

***

Parfois, comme deux époux, les deux bas n’avaient pas des destinés identiques.

L’un se perdait en un jour de lessive, emporté par le courant de la rivière, ou le vent de la vallée.

Un seul bas restait… Que faire d’un bas?…

Que faire?… On lui donnait une suprême mission. On le montait dans la chambre à coucher; on lui confiait les économies honnêtes, jour a jour accumulées… on le gonflait de pièces d’or et d’écus d’argent.

Le bas alors s’arrondissait avec joie; il prenait du ventre comme un bourgeois cossu, et on le couchait avec des; précautions attendries au fond du meilleur tiroir, comme on couche un enfant dans son berceau. Parfois même, quand les autres enfants dormaient et que la maison était bien close, les parents le sortaient, le beau bas de laine; ils le soupesaient avec admiration et se souriaient entre eux…

I! était là, le produit de leur long travail… là… très an sûreté…

Que de bien possible… que de sécurité dans la vie… que d’indépendance discrète il représentait, le bas de laine!… ce bas que Dieu a dû susciter jadis, au fond des temps simples de l’arrière-histoire, et qu’on devine dans la Bible au chapitre de la femme forte.

***

Mais en ces dernières années a surgi un autre bas… Il n’est pas de laine, mais de soie.

Ce bas, les grand’mères ne, le tricotent jamais… les jeunes mamans pas davantage.

Il n’est ni le centre, ni l’intérêt de réunions familiales. Au contraire, quand ce bas arrive dans une maison, il inquiète ceux qui en ont la garde.

De couleurs brillantes et variées comme les ailes du papillon, il n’est ni chaud ni discret.

De mailles fines très fines, un rien l’abime, l’arrache, le fait éclater.

Ce bas, loin de constituer un patrimoine, est une ruine.

– Il n’est de la famille ni par, sa naissance, ni par son séjour, ni par sa mort.

Avec lui, on en fait ni mitaines, ni manchettes, ni genouillères; et la soie de ses, mailles n’est bonne qu’à jeter. Il n’est pas une protection… il serait plutôt une tentation,

Les femmes le regardent pas comme elles regardent la laine moderne avec toute la bienveillance, mais avec toute la jalousie de leurs yeux.

***
Alors, vous me direz: Si le bas de soie est une telle chose, étrangère, inutile, et ruineuse, il n’y a que les gens riches, très riches à en porter?

Erreur!… Regardez donc autour de vous?…

Portent des bas de soie des femmes, des jeunes filles pauvres, qui travaillent toute la journée pour gagner leur âpre vie. Car, je vous le répète, on en a mis partout à la portée de leur pied et de leur bourse…

***
Aussi, je crois que si le bon Dieu a inventé le modeste et doux bas de laine, ce doit être le diable qui, dans, un coin de
sa maligne cervelle, a trouvé le bas de soie.

Pierre L’Ermite, 1927.

Barbie
Barbie. Photographie par Megan Jorgensen.

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