
Les affaires sont les affaires
Nous entendons souvent des formules nouvelles qui voudraient être des mots d’ordre pour l’avenir. On affirme que c’est dans le domaine économique que se livreront demain les luttes que nous devrons gagner. C’est dans le monde des affaires que notre groupe ethnique devra reprendre le temps perdu, conquérir cette supériorité qui lui manque. C’est en faisant des affaires et de l’argent que, paraît-il, nous pourrons sauver notre culture, notre esprit et notre âme. Il ne m’appartient pas de juger ces directives, mais je voudrais bien que sur ce terrain neuf où nous nous aventurons nous ne perdions pas les notions claires que nous avions hier encore de la dignité de notre pensée, de notre culture et de notre caractère.
Il est essentiel que nous gardions dans ces activités inaccoutumées le sens de l’honneur et de l’honnêteté.
Il faut se rendre compte que même au sein des professions dites libérales, les soucis matériels ont déjà étrangement altéré la conception que nous avions de nos vies professionnelles. Les études des avocats sont maintenant des bureaux d’affaires où se transigent les transactions compliquées de la haute finance et du grand commerce, où se bâtissent et se défont les bureaux de direction des grosses compagnies. Les ingénieurs sont devenus les satellites indispensables des corporations géantes qui monopolisent les énergies dans toutes les branches de l’industrie. Les médecins sont en train de devenir les serviteurs de la finance ou de l’état.
Devant ce monde des affaires qui s’impose à tous, envahit tous les milieux, je songe aux déficiences nouvelles qui se multiplient dangereusement chez notre élite. Je n’ai pas l’intention de vous en dresser le déprimant tableau. Je ne veux qu’en souligner une qui présente, à mon sens, de graves dangers. Les réflexions que je veux vous communiquer sont peut-être amères et sévères…
Je m’en excuse. Je sais d’ailleurs que les reproches que je vais formuler ne vous concernent pas et je me sens plus à l’aise pour vous dire toute ma pensée.
« Les affaires sont les affaires »… ce n’est pas seulement le titre d’une comédie âpre et mordante d’Octave Mirbeau. C’est une phrase connue que nous entendons depuis longtemps et qui sert à cacher bien des laideurs. C’est la formule d’une morale nouvelle où risque de sombrer la conception véritable de l’honneur et de la probité.
L’homme de finance qui lance sur le marché une valeur risquée, qui en recommande l’achat dans le seul but de retirer de ces transactions un profit confortable endort sa conscience en se disant : Les affaires sont les affaires.
L’homme de commerce qui, par une publicité trompeuse, se débarrasse chez les naïfs de marchandises invendables dont les acheteurs seront demain embarrasses, fait taire ses scrupules en se disant : Les affaires sont les affaires.
L’avocat, qui organise la trame de ces compagnies limitées aux possibilités illimitées où l’argent des autres est le seul qu’on risque, songe que l’édifice qu’il construit est vacillant, qu’il servira d’abri à la malhonnêteté, à l’abus de confiance, mais il se rassure en se disant qu’il faut hurler avec les loups et, qu’en somme, les affaires sont les affaires…
Nos hommes d’affaires, nouveaux arrivés dans un monde qui jusqu’à ces derniers temps leur était fermé, réalisent que la morale, la probité, l’honneur ont, chez leurs concurrents, un sens bien différent de celui qu’ils connaissaient. Ils sont alors tentés de s’adapter rapidement dans leurs relations d’affaires à cette morale nouvelle. Ils garderont pour leur famille les vieilles idées et tenteront de se former une conscience spéciale pour le monde des affaires où ils évolueront. Nous rencontrons souvent de ces cas curieux de conscience double.
Dans un autre domaine, dans la vie publique, combien d’hommes modèles, honnêtes et scrupuleux dans leur vie privée traitent à la légère et comme les incidents ordinaires d’un sport inoffensif, les pires injustices politiques, les fraudes électorales les plus manifestes. Vous avez déjà rencontré de ces chefs d’entreprise qui, avec ostentation, ont fait bénir leur établissement, où les images pieuses et les sacré-cœurs illuminés créent une atmosphère de tout repos et qui ne reculent pas devant l’abandon d’engagements pris sur l’honneur, si faute de preuve, on ne peut légalement les forcer à les respecter. Cependant, il n’y a pas deux morales: l’une pour le foyer, l’autre pour le bureau. Il n’y a pas deux honnêtetés, l’une dont on donne ostensiblement l’exemple à ses concitoyens et une autre qui n’existe que pour son profit et avantage dans la conquête de la supériorité économique.
Combien de gens, roulés par des hommes d’affaires habiles, expriment, dans le silence de nos bureaux, leur étonnement et leur dégoût d’injustices criantes, de reniements de la parole donnée, d’exigences cruelles qui viennent de personnages qui se font un point d’orgueil d’être des citoyens modèles et exemplaires, quand ils ne portent pas, au revers de leur veston, quelque décoration pontificale.
Cette amoralité est en train d’affaiblir chez-nous, de façon alarmante, le sens de l’honneur.
Ce sentiment de l’honneur est devenu un objet rare, un bijou de luxe qui ne convient qu’à certains membres prédestinés d’une élite déjà restreinte. C’est un panache dont se parent encore certains Cyrano modernes qui, tout en étant bien sympathiques, font tout de même sourire. Ces gens sont si peu pratiques, si peu des gens d’affaires. C’est Besson qui s’écriait: « L’Honneur! vieille chanson, article démodé… c’était du diamant… on ne porte plus que du strass. C’est moins cher et ça fait autant d’effet. »
L’honneur n’est plus ni la considération des obligations qu’on assume, ni la garantie des engagements qu’on prend.
Celui-là est souvent un homme d’affaires averti, respecté, qui sait dans ses transactions endormir l’attention de ceux avec qui il transige pour mieux les dépouiller. La valeur, l’habileté en affaires est trop souvent devenue l’art de rouler son voisin en évitant d’être pincé.
Celui-ci est un commerçant considérable et considéré qui, à la faveur de contrats de vente à tempérament, livre un objet de luxe à un client qui, à sa connaissance, n’a pas les moyens de l’acheter, retire en versements les 4 / 5 du prix de vente, reprend l’objet pour défaut de paiement d’un terme à échéance et veut réclamer, en vertu de son contrat, la balance du prix de l’objet dont il a repris la possession sans en avoir jamais livré la propriété. Cette pratique commerciale était devenue tellement répandue que lorsque le législateur, justement effrayé d’une telle exploitation, a voulu en réprimer les abus, de gros bonnets de la finance et du négoce ont protesté au nom de la liberté et des meilleurs intérêts du commerce.
On a réussi à obtenir la signature d’un naïf, d’un imprévoyant sur un contrat de ce genre.
On exige l’accomplissement de l’injustice de la convention. On sait que c’est injuste, mais on se rassure en se disant que c’est légal. La conscience, celle des avocats comme celle des hommes d’affaires, ne juge pas suivant nos lois humaines et cela peut devenir ennuyeux pour les uns comme pour les autres.
Ne pensez-vous pas qu’il faille déplorer que les engagements que l’on prend, qui ne sont pas reconnus par des documents ou qui sont assumés sans témoin, ne lient pas toujours la partie qu’ils gênent. Il est peut-être vrai que j’ai pris cet engagement, mais l’autre partie n’a ni papier, ni témoins. Il n’avait qu’à prendre ses précautions. Les affaires sont les affaires. Confidence que l’avocat reçoit trop souvent et qui témoigne d’une déplorable mentalité.
Ne trouvez-vous pas avec moi que nous sommes facilement satisfaits que tout est bien pourvu que tout paraisse bien et que notre premier souci est devenu celui de ne pas être surpris en flagrant délit de mensonge ou de malhonnêteté.
Au fonds de ce mal, qui existe et qu’il faut déplorer, que ce soit agréable ou non, vous trouvez une raison dominante, l’affaiblissement alarmant du sens de l’honneur. Émile Faguet, ce jongleur de la pensée et de la langue, disait: « C’est un sentiment très beau, très spirituel, tout à fait sui generis. C’est un sentiment qui, sans considérer l’utilité personnelle ni même l’utilité sociale, nous persuade que nous sommes les esclaves de notre dignité, de notre noblesse, de ce qui nous distingue d’être jugés par nous, inférieurs à nous et, nous assure qu’à cette dignité, qu’à cette noblesse, qu’au soin de ne pas déchoir, nous devons tout sacrifier, même la vie. C’est un sentiment aristocratique, en ce sens, qu’il est toujours accompagné du désir de se distinguer de quelqu’un estimé inférieur. »
Le véritable honneur, c’est une estime exigeante de soi, une estime telle que pour la mériter on fait des efforts extrêmement énergiques pour se distinguer non seulement de ceux que l’on voit inférieurs à soi, mais de soi-même tel qu’on se voit. C’est une estime de ce que l’on serait, si l’on était meilleur. L’honneur consiste à vouloir mériter l’estime de celui qu’on pourrait devenir.
La vie trépidante moderne ne s’attarde plus à ces notions surannées. On n’a plus le temps de s’arrêter, de se recueillir pour se juger soi-même. La plupart des malhonnêtetés qui se commettent ne sont pas connues. Si leur auteur, au lieu de craindre le jugement des tribunaux ou de l’opinion publique, s’était soumis au jugement éclairé de sa conscience, si surtout il ne lui avait pas impose silence, je crois qu’il y aurait moins d’injustices à déplorer, moins de torts à redresser.
Ces propos ne sont pas gais… ils sont sévères. On pourra discuter l’autorité de celui qui les a tenus ; on pourra difficilement en contester la véracité. A la faveur de la crise, trop de gens, obligés de vivre d’expédients, acculés à des situations désespérées, assoiffés de supériorités économiques s’arrogent le droit de recourir à des méthodes que condamnent et que condamneront toujours l’honnêteté et l’honneur. Les hommes d’affaires que vous êtes ont une conception claire et nette de leurs devoirs privés, commerciaux et sociaux et j’en sais plusieurs qui déplorent avec moi des insuffisances qu’ils ont depuis longtemps comblées.
L’honneur, l’honnêteté, sont des vertus françaises. Nous les avions hier. Elles faisaient partie de ces vertus ancestrales, qu’à défaut de richesse, nos pères nous ont laissées. La supériorité économique deviendrait pour nous un malheur irréparable si, pour l’obtenir, nous devions abandonner les caractéristiques fondamentales de notre âme française.
Faisons des affaires, mais faisons les à la française, avec une conscience toujours en éveil, un sens de l’honneur aiguisé, un souci de probité constant et scrupuleux. Nous prendrons peut-être plus de temps à atteindre le but vers lequel nous tendons. Nous y arriverons plus fièrement et nous n’aurons démérité de personne.
Antoine Rivard
Conférence prononcée au Cercle Universitaire, de Montréal en 1943,iL`Action Universitaire, avril 1943.

L’honneur est un luxe réservé à ceux qui ont des calèches. (Albert Camus. Les Justes). Image : © Megan Jorgensen.
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