Le spectre de l’anglicisation des communautés francophones à l’extérieur du Québec
Les identités multiples qui ont émergé à l’extérieur du Québec doivent leurs caractéristiques à des environnement particuliers, quoique le contexte socio-économique soit le même partout: urbanisation et, à degrés divers, acculturation. Ainsi, la dépression économique de 1929 marque un tournant dans l’histoire des Canadiens français hors Québec, D’abord, les communautés ne bénéficient presque pas de sang nouveau en provenance de la province mère. En effet, pourquoi partir quand la situation est presque partout la même?
Les prêtres et les religieux sont presque les seuls à émigrer en grand nombre. À des degrés divers, les bases traditionnelles de la subsistance disparaissent, ce qui provoque des migrations internes. Dans l’Ouest canadien, l’effondrement du marché des denrées, aggravé par une décennie de sécheresse, mine la vitalité des communautés. Sans argent ni charbon, quelques-uns quittent la prairie dénudée et se dirigent vers les terres boisées du Nord. D’autres, croyant que la sécheresse va se prolonger indéfiniment, optent pour le retour dans l’est du pays. À Willow Bunch, en Saskatchewan, on lorgne du côté de Maillardivlle, où les conditions ne sont cependant guère meilleures.
À plusieurs endroits, on déserte en masse le village. Assurés d’une clientèle, les membres des professions libérales sont les plus mobiles et peuvent plus facilement déménager. Leur dispersion réduit les rangs déjà trop minces d l’intelligentsia francophone de l’Ouest. Partout, la survie matérielle devient une priorité absolue et l’identité culturelle passe à l’arrière-plan. Les familles ont du mal à se nourrir et à se vêtir; elles ne peuvent se payer le luxe d’encourager les troupes de théâtre, les fanfares, les sociétés littéraires, les journaux. En maints endroits, le réseau institutionnel s’écroule ou est sérieusement ébranlé. Faute de participants et de fonds, plusieurs entités culturelles disparaissent. Les associations provinciales éprouvent de la difficulté à vendre leurs cartes de membres et doivent réduire leurs activités. Les journaux aussi perdent bon nombre d’abonnés et accumulent d’importants déficits. Plusieurs sont obligés de fusionner ou de fermer leurs portes.
À partir de 1940, le redressement de l’économie agricole et la mécanisation des fermes ont des effets tout à la fois heureux et désastreux pour les Canadiens français de l’Ouest. Le blé, qui sort de nouveau du sol, leur permet de subvenir à leurs besoins et la mécanisation facilite leur vie. Cependant, le prix croissant de la machinerie met plusieurs fermiers dans l’embarras. Ils doivent accroître la superficie de leur exploitation ou quitter la terre. Au fil des ans, plusieurs choisissent de vendre leur terre à un voisin et de chercher un emploi en ville, un déménagement porteur de lourdes conséquences pour la survie culturelle.
Entouré dans sa paroisse rurale de voisins qui parlent la même langue que lui, chef de sa propre entreprise, le Canadien français de l’Ouest peut gagner sa vie en français, pratiquer sa religion en français et s’amuser en français. En somme, il peut vivre sa culture. C’est rarement le cas en ville où, en dehors du foyer, on vit en anglais. La première génération de migrants urbains réussit à conserver l’essentiel, mais les enfants issus de ces foyers sont plus souvent qu’autrement instruits en anglais et ne ressentent pas beaucoup d’attachement pour la langue et la culture de leurs parents, qu’ils associent souvent à un statut de citoyen de deuxième classe. Ils épousent des Canadiens d’autres cultures et élèvent leurs propres enfants en anglais. Comme le notera, 30 ans plus tard, la Fédération des francophones hors Québec, « la culture ambiante est une denrée nord-américaine nécessairement anglophone. »
La minorité franco-manitobaine a toutefois moins souffert des ravages de l’assimilation grâce à l’existence de la ville de Saint-Boniface, depuis longtemps centre francophone. Le réseau institutionnel et les services en français offerts dans cette ville ont atténué les répercussions de l’urbanisation. Aucun centre comparable n’existe en Alberta et en Saskatchewan. En 1971, dans ces deux provinces, le taux d’assimilation, c’est-à-dire l’écart entre le nombre d’individus d’origine ethnique française et le nombre d’individus de langue maternelle française, est respectivement de 50,9% et de 43,8%, alors qu’il n’est que de 30% au Manitoba.
Les pressions assimilatrices ne manquent pas non plus en Colombie-Britannique, où la reprise économique due à la guerre et la ruée vers les banlieue ont pour effet de noyer Maillardville sous un raz-de-marée anglophone. La mécanisation de l’usine Fraser et la tertiarisation de l’économie colombienne entraînent l’exode de la troisième génération vers Vancouver, avec les mêmes conséquences que dans les provinces des Prairies. Dans le Yukon et les territoires du Nord-Ouest, le déclin du commerce de la fourrure est aussi négatif pour la culture canadienne-française, qui devient encore plus infériorisée et marginalisée qu’auparavant. Même dans les lointains monts Ozark missouriens, la transition des techniques artisanales d’extraction vers les techniques modernes signifie la fin de l’utilisation du français comme langue de travail et comme outil de socialisation. Les vieilles traditions, telle la guignolée, font de plus en plus figure de vestiges.
En Ontario, le taux d’urbanisation des francophones passe d’un peu moins de 50% en 1911 à près de 70% en 1971. Dans certaines régions rurales, notamment les comtés de Prescott et de Russel, la marginalisation économique devient la norme. En 1971, il ne reste que 3% de francophones ontariens dans le domaine de l’agriculture. En contrepartie, des centres régionaux, tels Ottawa et Sudbury, reçoivent un apport de population, alors que Toronto attire des migrants du Québec, de l’Ouest, des Maritimes et de partout dans le monde, pour atteindre une population francophone de 91 975 personnes en 1971. Mais les migrants urbains ne s’installent pas dans les vieux quartiers canadiens-français. Au contraire, ceux-ci se vident, victimes des projets de rénovation urbaine. Leurs résidents s’installent dans d’autres quartiers où la concentration de Franco-Ontariens est plus faible. À Ottawa, plusieurs familles ainsi déplacées choisissent de s’établir dans l’Outaouais québécois, où le coût du logement est moindre. Un certain nombre, parmi les plus démunis, qui restent du côté ontarien deviennent dépendants de services sociaux offerts essentiellement en anglais par des services gouvernementaux insensibles aux questions linguistiques. Par ailleurs, comme à Maillardville, les communautés canadiennes-françaises situées aux confins des villes connaissent de grands changements à la suite de la ruée vers les banlieues. Des anglophones s’installent, ce qui modifie la dynamique des rapports entre les groupes linguistiques. Jusqu’au début des années 1980, les réaménagements administratifs et politiques urbains ne tiennent généralement pas compte des spécificités des communautés francophones.
Dans l’Ouest, les Canadiens français voient décliner leur représentation au sein de la hiérarchie cléricale et leur influence en politique. En outre, la crise de la conscription de 1942 intensifie l’hostilité envers eux. En Saskatchewan, les pressions du Ku Klux Klan se traduisent par des politiques d’abolition complète et immédiate de l’enseignement du français, ainsi que par l’interdiction de porter des habits religieux et d’exposer des crucifix dans les écoles. En Alberta, en 1936, le gouvernement remplace la multitude de petits districts scolaires par des unités scolaires régionales. La Saskatchewan et le Manitoba font respectivement de même en 1944 et en 1945. Les francophones perdent de ce fait le contrôle qu’ils ont jusque-là exercé sur leurs écoles. À partir de ce moment, les commissaires d’école de langue française ne peuvent plus décider eux-mêmes quelle sera la langue de communication utilisée par leurs enseignants; ils doivent obtenir l’accord de leurs collègues anglophones de la commission scolaire régionale. La quantité et la qualité de l’enseignement du français diminuent en plusieurs endroits.
(Source : Brève histoire des Canadiens français de Yves Frenette, avec la collaboration de Martin Pâquet. Éditions Boréal).
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