Les partages de la Pologne
L’ignominieux pacte germano-russe a eu pour précédent l’entente de Catherine II et de la Prusse contre la Pologne. De même que Staline n’a cessé de dénoncer Hitler comme un fauteur de guerre et l’ennemi mortel de l’URSS, le premier acte de Catherine, en montant sur le trône de Russie, en 1762, fut de publier un manifeste où elle flétrissait Frédéric II comme « perturbateur de la paix » et « ennemie perfide de la Russie » .
Elle avait fait assassiner son époux, le tsar Pierre III, auquel elle faisait un crime de son alliance avec le roi de Prusse. Deux ans après, elle s’entendait avec ce même roi pour dépecer la Pologne.
Depuis longtemps, Frédéric II rêvait d’arrondir ses États aux dépens de la Pologne, – spoliation dont il n’a pas contesté d’immoralité.
« Nous ne voulons pas, a-t-il écrit dans ses Œuvres posthumes, détailler les droits des trois puissances (Prusse, Russie et Autriche). Il fallait des conjonctures singulières pour amener les esprits à ce point et les réunir à ce partage. »
Les droits que Frédéric n’ose « détailler », ce sont ceux du plus fort. Les conjonctures lui furent fournies par la mort d’Électeur de Saxe et roi de Pologne, Auguste III, et par les luttes intestines qui accompagnèrent l’élection de son successeur.
Deux compétiteurs étaient en présence : le prince Xavier, second fils d’Auguste III, soutenu par la France et l’Autriche, et un gentilhomme polonais, Stanislas-Auguste Poniatowski, candidat de Catherine II, dont il avait été le favori. Stanislas l’emporta, grâce aux baïonnettes russes (7 septembre 1764).
Mais l’intervention de l’étranger dans les affaires intérieures du pays apparut, aux yeux de Poniatowski lui-même et des Polonais les plus éclairés, comme une menace terrible pour l’existence de la patrie. Ils comprenaient que la royale République de Pologne était vouée à la ruine par la constitution même. Le monarque élu n’avait aucune autorité: la rivalité des grandes familles, l’anarchie des Diètes, la vénalité des suffrages, le liberum veto (permettant à un seul membre d’annuler, par son opposition, toutes les décisions de l’Assemblée), les Confédérations ou Diètes sous le bouclier, qui étaient des sortes de Soviets, avaient annihilé le pouvoir de l’État. L’armée n’était formée, comme au moyen âge, que de la cavalerie noble, sans infanterie et presque sans artillerie.
Ces institutions archaïques et anarchiques livraient le pays a ses puissants voisins.
Dès le début de son règne, Stanislas-Auguste s’attacha à réaliser les réformes urgentes et a relever l’autorité centrale. En 1666, une Diète fut convoquée pour abolir le liberum veto, augmenter les impôts et réorganiser l’armée.
Mais Catherine II, qui payait les philosophes de Paris pour dénoncer l’anarchie polonaise à l’opinion européenne, avait conclu, en 1764, avec Frédéric II, un traité secret pour maintenir cette anarchie « par tous les moyens possibles », y compris « le recours à la force des armes, pour garantir la République polonaise du renversement de la Constitution, de son droit de libre élection et de ses autres lois fondamentales ».
En vertu de ce pacte, les Russes et les Prussiens envahirent la Pologne. Le prince Repnine, ministre de l’impératrice a Varsovie, fit enlever par ses grenadiers et déporter en Russie, Soltyk, évêque de Cracovie; Zuluski, évêque de Kiev, et deux autres sénateurs polonais. Une Diète, réunie en 1768, dut voter, sous la contrainte, les lois cardinales qui rétablissaient le liberum veto et tous les abus qui vouaient l’État à l’ingérence de l’étranger.
Aussitôt les patriotes levèrent le drapeau de la révolte avec, comme devise, les mots: Pro religione et libertate. Pendant quatre ans, sous la conduite de Pulawski, Zaremba, Sava, Walewskl, les forces insurgentes, composées de l6.000 ou 17,000 cavaliers, luttèrent contre les armées russes qui occupaient le pays. La France fournit aux insurgés de l’argent et leur envoya, pour les organiser, des officiers expérimentés, comme le chevalier de Taulès, Dumouriez, le baron de Viomesnil, du Saillans, Choisy. Le duc de Choiseul crut sauver la Pologne en poussant la Sublime-Porte à déclarer la guerre à la Russie. La chute du ministère Choiseul, les défaites des Turcs et les revers insurgés amenèrent le premier démembrement de la Pologne (1772).
Frédéric II y était le plus intéressé. Il pénétra dans la Pologne occidentale et occupa un instant Dantzig. Pour arrêter son avance, Catherine, qui eût préféré laisser un simulacre d’indépendance à l’antique République, songe à y conserver une influence prépondérante, finit par accepter la proposition de partage faite par le roi de Prusse.
L’Autriche fut invitée à la curée. L’impératrice Marie-Thérèse y consentit « avec répugnance », suivant sa propre expression. Elle versa des larmes, tout en s’adjugeant la part du lion. « Elle pleure, dit Frédéric, mais elle prend. »
Catherine II reçut, pour sa part, la Russie Blanche, avec 1,000,000 habitants; l’Autriche eut la Galicie orientale et la Russie Rouge, avec 2,500,000 âmes; la Prusse orientale, à l’exception de Dantzig et de Thorn, avec 900,000 sujets, revint à Frédéric II.
Les spoliateurs, après ce partage, garantirent solennellement à la Pologne ses nouvelles frontières.
Instruits par cette catastrophe, les Polonais ne virent de salut que dans la régénération de l’État. Il était indispensable de réaliser des réformes dans tous les domaines.
On réorganisa les anciennes Universités de Varsovie et de Cracovie; on créa de nouvelles écoles. Stanislas-Auguste appela des artistes français et italiens. Les princes Czartoryski modernisèrent l’École militaire de Varsovie. Les jeunes gens les mieux doués étaient envoyés à l’étranger pour y achever leurs études. L’armée devait être portée à 60,000 hommes. Le chancelier André Zamoïsky préparait un nouveau Code de lois. C’était une véritable renaissance.
Le 3 mai 1791, la Diète adopta une nouvelle Constitution. Le trône était déclaré héréditaire dans la maison de Saxe: les ministres, jusqu’alors nommés à vie, étaient subordonnés à l’autorité royale. La Diète abolit le liberum veto, partagea le pouvoir législatif entre le roi, le Sénat et la Chambre des nonces, accorda les droits politiques à la bourgeoisie, décida de porter l’armée régulière à 100.000 hommes. La noblesse s’engagea à payer un impôt sur le revenu «le 10%. De nombreux seigneurs émancipèrent leurs serfs.
L’Europe entière applaudit à ces mesures. Mais Catherine II. alors en guerre avec la Suède et la Turquie. se hâta de faire la paix pour avoir les mains libres contre la Pologne.
Elle promit son appui aux confédéré» polonais de Taglowitsa qui s’étaient soulevés contre la réforme constitutionnelle.
Les agresseur» de la Pologne ont toujours associé le mensonge et la duplicité au cynisme. Dansvun manifeste du 18 mai 1792, l’impératrice russe accusa ceux qui avaient voulu fortifier le pouvoir royal en Pologne d’être les complices des Jacobins qui avaient détruit la monarchie française. Elle rappela que la Russie était garante de l’ancienne Constitution, « sous laquelle la République a fleuri et prospéré tant de siècle» ».
Simon Voronzof lui-même, ambassadeur de Russie a Londres, ne put contenir son indignation devant cet éloge du régime anarchique dont la Pologne tentait de se libérer. « Cela a 1’air de stupidité – écrivait-il, – si on le dit de bonne foi, ou de dérision outrageante, si on est persuadé, comme tout le monde l’est, que c’était le gouvernement le plus absurde et le puis détestable ».
Mais cette fois, la Pologne ne se sentait pas isolée comme vingt ans auparavant. Elle était en droit de compter sur l’aide de la Prusse, à défaut de celle de la Fiance, en proie a la Révolution.
En effet, le 29 mars 1790, Frédéric-Guillaume II. successeur du grand Frédéric, avait conclu avec la Pologne un traité d’alliance offensive et défensive, par lequel il promettait son assistance « dans le cas où la République serait attaquée à cause des changements à faire dans sa Constitution ».
Lorsque 80,000 Russes et 20,000 Cosaques entrèrent en Ukraine, le roi Stanislas-Auguste Poniatowski demanda a Frédéric-Guillaume d’exécuter ses engagements. La Prusse répondit a l’appel de la Pologne en la poignardant dans le dos, comme la Russie- l’a fait le 17 septembre dernier. L’encre du traité n’était pas encore séchée que Frédéric-Guillaume s’était entendu avec Catherine pour un nouveau démembrement de son alliée.
La réorganisation de l’armée polonaise était à peine commencée. Cependant, le prince Joseph Poniatowski, neveu du roi, et Thadée Kosciusko venaient d’entraver, dans les combats de Zielencé et de Dubienka, la marche des Russes, lorsque les Prussiens franchirent la frontière de l’Ouest.
Pour justifier sa trahison, Frédéric-Guillaume prétexta que les troubles de Pologne compromettaient la sécurité de ses États. Staline n’a fait que démarquer l’infâme manifeste du roi de Prusse.
Impuissante à résister à des forces écrasantes, la Pologne dut subir de nouvelles amputations.
Une Diète fut convoquée à Grodno pour ratifier le démembrement. Sievers, ambassadeur de Catherine, fit cerner la salle des nonces par deux bataillons de grenadiers et braquer sur elle quatre pièces de canon. Pendant vingt jours, l’Assemblée opposa la force d’inertie à toutes les objurgations et intimidations.
La dernière séance — la séance muette «le la journée du 23 septembre 1793 et de la nuit suivante n’a pas de précédent dans l’histoire. Le roi sur son trône, les députés sur leurs bancs siégèrent dans un morne silence, jusqu’à 4 heures du matin. La menace de faire entrer 1es grenadiers ne put avoir raison de leur mutisme. À la fin, il fut décidé que le silence équivalait a un consentement.
La Russie s’octroya les provinces orientales, avec trois millions d’habitants, jusqu’à une ligne qui, partant de la Courlande, passant par Pinsk, aboutirait à la Galicie. C’étaient des pays lithuaniens et russes, comprenant Borissof, Minsk, Sloutsk, la Volhynie, la Podolie et la Petite-Russie.
La Prusse obtint les villes de Dantzig et de Thorn, la Grande-Pologne avec Posen, Gnesen, Kalisch, Czcstochowa. Elle subjuguait un million et demi de Polonais.
Ce qui subsistait de l’ancienne Pologne fut occupé par les troupes moscovites. L’armée polonaise devait être réduite à 18,000 hommes.
Mutilée. désarmée, à la merci de ses cruels et insatiables voisins, le destin de la Pologne semblait désormais fixé. Le pays qui, pendant des -siècles, fut le boulevard de la chrétienté et de la civilisation et avait sauve l’Europe de la ruée des Tartares et des Turcs, la Pologne, allait être définitivement égorgée par ceux qui lui avaient tant de fois dû leur salut. Mais elle ne succomba pas sans une résistance héroïque.
L’âme de la lutte suprême fut Thadée Kosciusko. Né en 1752, d’une famille lithuanienne, noble mais pauvre, entré à l’École de cadets de Varsovie, en 1764, il s’y était fait remarquer par son intelligence et son ardeur au travail. Le prince Czartoryski, commandant cet établissement, l’avait envoyé à ses frais à l’École militaire de Versailles, pour y compléter son éducation. Il prit part à la guerre de l’Indépendance des États-Unis et en revint décoré de 1’Ordre de Cincinnatus.
Au combat de Dubienka, dont il a été question plus haut, il avaient tenu avec 4.000 hommes contre 18,000 Russes.
Après le deuxième partage, Kosciusko s’était retire en Saxe. De là, il parvint à organiser, en Pologne, une vaste conjuration où entrèrent des milliers de nobles, de prêtres, de bourgeois, de soldats licenciés.
Le signal de la révolte fut donné, le 12 mars 1794, à Ostrolrnka, par le général Madalinski. Cracovie chassa la garnison russe. Kosciusko, accouru, fut proclamé chef suprême des forces nationales, avec des pouvoirs illimités.
Avec 4,000 hommes, sont 2.000 armés de faux, il battit, à Racclavitsa, 8,000 Russes et leur enleva douze canons.
À la nouvelle de ce succès l’insurrection éclata a Varsovie. Le 18 avril, le général Ingeslstrom et la garnison russe se retirèrent, abandonnant 4,000 tués et blessés, 2,000 prisonniers et douze canons. Le lendemain, Vilna, capitale de la Lituanie, chassait également les Moscovites.
Un gouvernement provisoire fut constitué, à Varsovie. avec les hommes de la Constitution du 3 mai 1791. Kosciusko, investi de la dictature, proclama la liberté des cultes, l’égalité devant la loi et réalisa des adoucissements au servage.
Cependant les Prussiens, arrivés au secours des Russes, prirent Cracovie. Le 14 juillet 1794 Frédéric-Guillaume, abandonnant son armée du Rhin, vint diriger le siège de Varsovie. Pendant deux mois, Kosciusko, avec 25.000 hommes, soutint des combats presque journaliers contre 60,000 Russes et Prussiens. Cette résistance et l’insurrection de ses provinces polonaises obligèrent le roi de Prusse à lever le siège. Les Russes, commandés par Fersen, opéraient leur retraite en remontant la rive gauche de la Vistule.
La Pologne sc croyait sauvée. Mais les Russes avaient repris Vilna, les Autrichiens étaient entrés à Lublin, Souvorov, ayant battu le général Siérakowski à Krouptchitsé et à Brost-Litovsk, accourait avec l’armée de l’Ukraine. Pour empêcher sa jonction avec Fersen, Kosciusko marcha contre ce dernier.
La rencontre eut lieu, le 10 octobre 1794, à Maciciovitsy, sur la Vistule, à égale distance de Varsovie et de Lublin. Après une résistance acharnée, les Polonais succombèrent. Kosciusko, grièvement blessé et laissé parmi les morts, fut fait prisonnier. Il n’a cessé de protester contre le mot qui lui prête la légende: Finis Poloniae.
Souvarov arriva sous les murs de Praga, le grand faubourg de Varsovie, sur la rive droite de la Vistule. Le 4 novembre 1794, à 3 heures du matin, les Russes, portant des chemises blanches, comme pour une noce, les icônes placées h la tète des colonnes, se lancèrent à l’assaut. Ce fut un horrible carnage. Souvorov lui-même en fut effrayé. « Les rutes sont couvertes de cadavres, le sang coule par torrents, écrivait-il à Catherine. Il y eut 12.000 morts.
Varsovie capitula le 10 novembre. La tsarine nomma Souvorov feld-maréchal et lui fit don d’un bâton de commandement en or et d’une couronne de chêne enrichie de diamants d’une valeur de 60,000 roubles.
Au troisième partage (3 janvier 1795), la Russie annexa le reste de la Lituanie, jusqu’au Niémen, avec les villes de Vilna, Kovno, Grodno, Novgorodsk, Slonim et le reste de la Volhynie jusqu’au Bug. La Prusse eut Varsovie avec toute la Pologne orientale. L’Autriche reçut Cracovie, Sandomir, Lulin et Chelm.
Stanislas-Auguste Poniatovski abdiqua le 25 novembre 1795. II mourut à Saint-Pétersbourg le 12 février 1798.
La Pologne était rayée de la carte de l’Europe; mais don âme héroïque si retrouva fans les légions polonaises qui, durant vingt ans, se couvrirent d’une gloire impérissable sous les drapeaux français.
(H. de Grandvelle, extrait de La Croix, texte paru dans le journal Le Canada, jeudi 22 août 1940).
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