Esquimaux capturés par des Russes à proximité de notre continent, une histoire vraie
(Cet article a paru dans Le Petit journal de Montréal, le 18 octobre 1953).
Les autorités militaires, à Ottawa, gardent un silence complet, concernant le rapport que des avions russes ont été vus dans le nord du Canada. Tout porte à croire qu’une vigoureuse enquête a été instituée sur ces incidents, lesquels ne sont d’ailleurs qu’un indice de plus laissant supposer que des espions soviétiques surveillent attentivement nos préparatifs de défense en Amérique septentrionale. On possède à Washington un document, écrit par un Esquimau, nommé Roger Menadelook, révélant qu’il a été arrêté avec 17 compagnons, mis en cellule dans l’île Petite Diomède, et interrogé durant 52 jours sur les faits et gestes des soldats en Alaska. Ceci s’est passé à quinze mille pieds à peine de l’Amérique du Nord proprement dite! On verra, plus bas dans notre article, cette étrange et inquiétante histoire…
Ces rapports à propos d’avions russes volant dans notre ciel arctique ne sont pas nouveaux. La RCAF en a connaissance depuis plusieurs années, mais, selon sa politique traditionnelle, elle garde le silence là-dessus. L’état-major canadien ne tient pas à renseigner quiconque surtout les Russes – sur ce qu’il sait et ne sait pas. En 1950, la Marine royale canadienne surprit tout le monde en confirmant la rumeur que des sous-marins non identifiés (probablement soviétiques) avaient été signalés sur notre côte atlantique, à partir des Grands bancs de Terre-Neuve jusqu’à la baie de Fundy. En ce dernier cas, une déclaration officielle s’imposait, car les pêcheurs el des marins au long cours avaient repéré depuis des mois ces mystérieux submersibles.
Depuis trois ans, la Marine n’a plus dit un mot là-dessus, soit que les sous-marins russes aient déserté nos eaux, soit qu’on ait averti les gens de la côte de n’en pas parler. Tout ce qui est repéré est maintenant rapporté au « Ground Observer Corps ». Ces « observateurs » civils sont maintenant au nombre de vingt mille environ, mais la RCAF voudrait en avoir près de cent mille. Car leurs fonctions les plus importantes ne sont pas de repérer des sous-marins. mais des avions.
Ces observateurs canadiens agissent en étroite collaboration avec ceux des États-Unis. La section la plus importante du « Observer Corps » au Canada est celle de la « division nord. » Ces observateurs dans nos régions boréales passent leurs renseignements aux bureaux chefs de nos compagnies de transport, ainsi qu’aux agents de la Compagnie de la Baie d’Hudson, aux policiers de la RCMP et aux trappeurs et mineurs ayant accès aux communications radiophoniques.
Leurs observations sont transmises au centre le plus proche de la Défense aérienne, qui met alors en œuvre pour savoir si l’appareil signalé est canadien, américain ou… vraisemblablement hostile. Cet organisme, dans l’Extrême nord, fonctionne depuis octobre 1950. Il s’est révélé des plus utiles.
Cependant. ces observateurs volontaires, dits « réguliers », vivent assez loin au sud des régions arctiques où l’on a récemment signalé des avions russes. Au nord, tout à fait au nord, ce sont les Esquimaux qui nous servent. Combien sont-ils, qui jouent, sans qu’on le sache, ce rôle vital.
Que observent-ils sur cette partie de notre pays que la vaste majorité des Canadiens ne verront jamais? Ils sont seuls à errer là où l’Asie touche presque à l’Amérique. On sait, en tout cas, que le long des courts routes polaires. les Américains ont formé des groupes d’éclaireurs esquimaux, qui servent surtout sur le pourtour de l’Alaska, dans le détroit de Behring. où le territoire russe s’approche jusqu’à trois milles à peine du sol nord-américain. Ces Esquimaux « travaillent » même plus loin: au nord. ils vont chasser et pêcher sur les côtes du Yukon canadien: au sud, ils descendent jusqu’à Sitka, qui forme enclave eu plein territoire du Canada.
Les Esquimaux habitant les villages des la côte Arctique, ainsi que sur les îles et dans les deltas des fleuves, constituent le Premier et le Second « Eskimo Scout Battalions » de la Garde nationale. Officiellement, leur devoir est de maintenir une surveillance constante dans les zones côtières de l’Ouest et du Nord-Ouest; de transmettre rapidement toute information d’essence militaire, d’aider aux expériences concernant la manière de se vêtir et de survivre dans les régions polaires.

Jusqu’en Sibérie?
Ils chassent le phoque, la baleine et l’ours blanc, tout en tenant l’œil ouvert sur ce qui se passe dans l’océan arctique et le détroit de Behring.
Ils se rendent jusque dans la Petite Diomède, qui est une Île située à trois milles ide la Grande Diomède … laquelle est en territoire soviétique. Inutile de dire que, de leur côté, les Russes emploient des Esquimaux vivant en territoire sibérien, afin d’espionner les activités américaines et canadiennes el de guetter tout avion ou tout submersible qui s’avancerait jusqu’en territoire soviétique. Car les Russes sont aussi inquiets que nous le sommes. Le journal de Moscou, Pravda, n’a-t- il pas « révélé », voilà quelques jours (12 octobre 1953), qu’un document de l’Armée américaine, que le sénateur Joseph McCarthy aurait commenté (au cours d’une dispute avec l’état-major américain) établit des plans pour «l’occupation de la Sibérie à la suite d’une attaque brusquée»? Depuis juillet 1948, on défend officiellement aux Esquimaux de franchir le détroit de Behring dans un sens comme dans l’autre. Ceux d’Asie n’ont plus le droit de venir en territoire américain ou canadien; ceux d’Amérique ne peuvent plus se rendre en Sibérie. Mais, come ces enfants du Nord sont essentiellement des nomades et que, de plus ils sont tous amis ou cousins, ils passent souvent outre à cet ordre et, profitant des tempêtes masquant leur allées et venues d’itinéraires inconnus des blancs, ils traversent le détroit dans un sens ou dans l’autre, tout comme leurs ancêtres depuis les temps préhistoriques.
C’est ainsi qu’un groupe de dixhuit Esquimaux, après avoir séjourné sur la Petite Diomède, allèrent camper sur les bords de la Grande Diomède. C’était leur première étape vers la Sibérie, où ils avaient des parents Ils voulaient aller à la grande danse annuelle des tribus, au Cap de l’Est, en Sibérie.
Mais. leurs deux bateaux en peau de phoque avaient été repérés. Des soldats russes, baïonnette au canon, entourèrent le groupe, leur firent monter les embarcations très haut sur la grève et leur ordonnèrent de dresser leur grande tente. Les malheureux devaient y rester, sans presque rien à manger,, durant 52 jours.
En cellule
Un capitaine russe demanda qui, était le plus instruit du groupe. Un nommé Roger Menadelook s’avança. Cet Esquimau, qui avait été à l’école presbytérienne, sait très bien lire et écrire. Il est d’esprit alerte et observateur. Il est même si intelligent que les Russes le mirent en cellule durant 44 jours, pour l’obliger à dire la vérité… mais d’après le rapport qu’il fit plus tard, il déjoua leurs questions avec soin.
Roger Menadelook fut séparé de ses camarades et emmené dans une cabane en forme d’isba sibérienne. Dans la pièce principale, il y avait une table recouverte de plans et de cartes. L’officier, suivi d’un interprète, s’installa devant la table et fit placer Roger debout en face de lui. Le capitaine lança un ordre à l’interprète et celui-ci lut un papier expliquant que « selon l’article 95 du code pénal de la Russie » l’Esquimau serait passible de deux années d’emprisonnement s’il ne répondait pas franchement aux questions qu’on allait lui poser.
Puis, les séances commencèrent. La première dura 7 heures; les autres devaient durer jusqu’à 12 heures d’affilée. Les Russes voulaient connaître eu détail les travaux militaires de l’Alaska.
Questions compliquées
Le capitaine voulait savoir, a écrit Roger dans son journal, s’il est vrai que l’on fabrique des armes à feu et des canons à Nome. Il me questionna interminablement sur ce que je savais des défenses de la péninsule de Seward ? Combien il y avait d’artillerie dans la région ? Combien de troupes? Y avait-il autant de soldats nègres que de blancs? Le quartier général était-il à Nome ou ailleurs ? « Ils avaient des livres, des cartes et des plans qu’ils consultaient à mesure Parfois, se rendant compte que je les déjouais, ils criaient : « Nepravda. Tu mens! L’artillerie n’est pas placée à l’endroit que tu dis! »
Ils voulaient savoir, en même temps que des choses sérieuses, des choses insignifiantes : le téléphone, sur le bureau du commandant de la Garde côtière, était-il un appareil militaire ou civil? Cette Garde côtière, était-elle prompte à signaler tout ce qu’elle observait de suspect? » Le mur, à l’arrière du pupitre du commandant, montait-il jusqu’au plafond? Quelle était la profondeur du port de Nome? »
Enfin libres
Brusquement, sans explication, les interrogatoires prirent fin, après 44 jours. On sortit Roger de sa cellule et on lui dit d’aller re trouver ses camarades. Dans la grande tente, tout le monde était triste. Sevi, un bébé de trois ans réclamait de la nourtiture: « Nigozzaming, sakkariming, immooming. soupozaming… c’est-à-dire de ia viande, du sucre, du lait, de la soupe. »
Les Russes vinrent dire aux 18 Esquimaux qu’ils étaient libres de retourner à la Petite Diomède, distante de trois milles. Les soldats leur apportèrent deux miches ei demie de pain noir et un petit chaudron de soupe au poisson.
Une tempête d’automne soufflait. Elle retarda le départ des bateaux en peau de phoque. Finalement, au bout de plusieurs jours, les Esquimaux parvinrent à les lancer par-dessus les brisants et à atteindre l’Île américaine. Chacun d’entre eux avait maigri de 10 à 20 livres. Roger Menadelook avait tellement souffert de son séjour en cellule qu’on a dû l’hospitaliser à l’Alaska Native Service Hospital de Juneau. Il est atteint de tuberculose.
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Le rapport de cet Esquimau est entre les mains du Département de l’Intérieur, à Washington. L’on sait maintenant, grâce à ce document. que non seulement les Russes occupent la Grande Diomède (on savait cela depuis longtemps), mais que, sur cette île de 11 milles carrés, se tient un centre d’espionnage, un poste d’écoute attentif, lequel surveille, à quinze mille pieds à peine du territoire américain, tous les travaux de défense de l’Alaska.
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