Drames quotidiens à Anvers

La ville aux cadavres inconnus : le silence des bas fonds

Anvers, 28 août 1937 (Tiré du journal Le Canada). Anvers est un des plus grands ports d’Europe et l’un des plus commerçants du monde. Cette ville immense bâtie sur les rives de l’Escout compte plus de trois cent mille habitants. Et sa morgue, notre Institut médico-légal, rencontre le plus de cadavres inconnus.

Riches et gueux, truands et matelots s’y retrouvent côte à côte dans le même édifice sur des tables de marbre froid où ils dorment en commun d’un sommeil éternel.

Drames quotidiens

Dans les ruelles étroites qui montent du port et où l’appel joyeux des pianos mécaniques et les feux clignotants des maisons de plaisir racolent les marins étrangers, des rixes éclatent à tous moments sous de vains prétextes… Une légère bousculade, un regard trop appuyé, une interpellation, une question de jalousie pour une fille lasse, au sourire maquillé…

Les couteaux s’ouvrent; les revolvers partent. Tandis que des ombres s’enfuient dans les ténèbres complices et se perdent dans le dédale brume, des rues des chaudes corps s’affaissent emmitouflées de brume, des corps s’affaissent et s’écroulent sur les pavés gras d’humidité.

La ville des « règlements de comptes »

Anvers est la ville des règlements de comptes entre trafiquants de drogue, des bordées d’équipages de toutes les nationalités, des bagarres entre marins ivres et trop susceptibles.

La ronde de police, au cours de sa tournée d’inspection dans les bas quartiers, relève les cadavres qui ensanglantent les ruelles dédiées à la fois à l’amour et à la mort.

On soulève la tête de l’homme étendu. Les yeux sont vitreux; un filet de sang suinte des lèvres blêmes.

Il a son compte, déclare l’agent, en va l’envoyer à la morgue. Aucun papier dans les poches de ta victime. Rien. Pas d’argent. Des rodeurs ont foncé sur le corps encore tiède et l’ont dépouillé, comme les vautours de la sierra se ruent sur les cadavres abandonnés au soleil.

On charge le corps dans l’ambulance de police et en route pour la rue de la Digue où est sis l’Institut médico-légal.

Cadavres exposés

Sur un lit de pierre glacial, on étendra l’inconnu tué au cours d’une rixe. Par-dessus, on tendra un drap blanc.

Triste chambre que celle-ci! Un petit box, plutôt, à côté des autres répartis autour de la salle d’exposition des cadavres. Deux chaises de chaque côté de la dalle funèbre. C’est dans cette salle que le public est admis à pénétrer pour y reconnaître le père, le frère, le mari, l’amant, le parent ou l’ami disparu. C’est sur ces chaises de bois noir, que des mères ont sangloté devant le corps de leur petit…

En effet, que de scènes déchirantes se déroulent dans ce cadre affligeant !

Morts inconnus

Anvers, c’est le port aux escales tragiques où des marins partis joyeux du bord ont échoué sur les dalles froides de la morgue, avec le ventre ouvert d’une « boutonnière » ou le dos planté d’une « lame ».

Certains restent des semaines dans l’immense glacière d’hommes sans être reconnus ni réclamés. Pour les conserver, on les plonge dans une cuve de formol qui, au milieu de la pièce, ressemble à un four de boulanger. Des mois s’écoulent…

Les corps ne sont toujours pas réclamés. Alors on les porte à la dissection pour les étudiants en médecine, ou au « vestiaire » macabre où des cercueils de bois blanc les attendent pour leur ultime sommeil. Bientôt, ils reposeront dans la terre belge humide et étrangère, avec une petite croix sans inscription.

La loi des bas-fonds

Filles, marins, mauvais garçons, qu’importe? Ce sont toujours les victimes anonymes d’un soir de débauche, d’alcool, de vengeance et d’égarement. On dirait que, par delà la mort, la célèbre loi du silence qui régit la population des bas-fonds d’Anvers continue à être appliquée sans défaillance.

(Ce texte a été publié par le journal Le Canada, le 29 août 1937).

Voir aussi :

Port d'Anvers en 1930. Photographie de l'époque, image libre de droit.
Port d’Anvers en 1930. Photographie de l’époque, image libre de droit.

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