Bahreïn dans les années trente du dernier siècle

Les îles de Bahreïn, paradis du pétrole

Quand le major Frank Holmes, grand Néo-Zélandais, blond aux yeux bleus, eut longtemps parlé, avec cette fougue brutale qui caractérise les barbares venus des pays d’Occident, le très sage cheikh Ahmed Ben Isa, Sultan des îles Bahreïn, hocha la tête.

—Je n’ai pas besoin, répondit-il lentement, de cette huile minérale qui, me dis-tu, coule sous mes jardins et dont vous faites si grand cas pour faire marcher vos machines roulantes et volantes. Si tu tiens absolument à creuser les trous, cherche-moi de l’eau. Mes sujets ont besoin d’eau. Celles qu’ils vont puiser sur le rivage est saumâtre, surtout quand la mousson agite la mer. Si tu fais jaillir des sources pures, je te laisserais par surcroît chercher ton huile minérale.

Et le cheikh Ahmed Ben Isa se retira, nullement ému par les richesses fabuleuses que Frank Holmes venait de faire miroiter à ses yeux. Un sultan de Bahreïn n’a pas besoin d’aller chercher de l’huile minérale dans les entrailles du sol pour s’enrichir. Allah a mis à sa disposition le plus éblouissant trésor du monde: les huîtres qui s’accrochent aux rochers sous-marins voisins de ses rivages enfermant dans leurs coques les perles les plus grosses, les plus régulièrement arrondies, les plus doucement lumineuses qu’on puisse trouver dans le monde entier. Le trésor du sultan do Bahreïn; il n’a qu’a y faire puiser par ses plongeurs habiles qui peuvent rester soixante secondes sans respirer et qui se dirigent sous l’eau avec autant de sûreté que sur la terre.

Certes, le prix des perles a baissé depuis quelques années. On raconte que les Japonais ont appris à fabriquer des perles presque aussi belles que les perles naturelles. Un marchand en apporta un jour au cheikh Ahmed Ben Isa: il les soupesa et les fit miroiter devant ses yeux, puis il haussa les épaules: « Non, pensa-t-il, les connaisseurs ne s’y tromperont jamais. Les cours baissent et montent: c’est la loi des affaires. Mais les joailliers de Téhéran, du Caire et même de ces lointaines capitales qu’on appelle Paris, Londres, Amsterdam, New York, savent que les perles de Bahreïn sont les plus belles du monde et que la mer de Bahreïn est un réservoir inépuisable. »

Sur quoi, il alla se promener lentement dans ses jardins en méditant sur la vaine agitation des humains! Cependant, Frank Holmes, venu à Bahreïn dans l’espoir d’obtenir !a concession des gisements de pétrole qui se trouvaient, estimait-il, dans le sous-sol de l’île, se voyait obligé, nouveau Moïse, de faire jaillir des sources d’eau claire d’un sol aride.

L’eau douce sous la mer

Ceci se passait en 193O. À cette époque, et aussi loin que remontaient les récits des hommes, on n’avait jamais vu de source d’eau douce sur la terre des îles de Bahreïn. C’est dans la mer, sous la « couche d’eau salée », que les indigènes allaient s’approvisionner en eau douce. La légende voulait que l’Euphrate continuât sa course sous les eaux du golfe Persique. Le fait était que les plongeurs aillaient remplir leurs outres aux sources d’eau douce qui jaillissent d’entre les rochers, au « fond » du détroit qui sépare les îles de la terre ferme.

L’explication rationnelle était relativement facile a trouver. Il était probable que les soubassements imperméables de l’Arabie se prolongeaient jusqu’au socle rocheux de l’île; en creusant à une profondeur suffisante. L’eau comprimée devait jaillir: c’est le principe du puits artésien.

Après quelques semaines de travail, le major Holmes inaugurait, devant le sultan enchanté, deux puits artésiens. Il obtenait en échange la concession promise. Il ne lui restait plus qu’à trouver les capitaux nécessaires pour opérer les forages. Ce fut encore plus difficile que de convaincre le cheikh.

La chasse aux capitaux

Sur cinq experts géologues envoyés a Bahreïn, quatre conclurent dans leur rapport qu’il était impossible que le sous soi contint du pétrole. Le cinquième seul se rangea à l’avis de Holmes.

Ce dernier partit pour Londres, puis pour New York, avec cette seule expertise favorable dans sa serviette de maroquin. La Cite lui fut résolument hostile. Wall Street l’éconduisit poliment. Il s’acharna. Finalement, la « Gulf Oil Company », filiale de la « Standard Oil », accepta d’envoyer un expert à Bahreïn, et celui-ci fit un rapport favorable. À ce moment, Andrew Mellon, président d la « Gulf Oil », qui avait personnellement soutenu Holmes, fut nomme ambassadeur des États-Unis à Londres et cessa de s’occuper de l’affaire. Tout était remis en question.

Quand Holmes parvint enfin à convaincre la « Standard Oil of California », il était ruiné, et il dut abandonner entièrement sa concession à la puissante compagnie.

Juin 1932

Le pétrole jaillit pour la première fois à Bahreïn. Le cheikh Ahmed Ben Isa se plaint amèrement de mauvaise odeur de l’huile minérale et regrette d’avoir accordé au maudit Occidental la permission de creuser des trous dans les îles.

Janvier 1934

Le premier bateau-citerne américain quitte Bahreïn, 20,000 pêcheurs menacent de se soulever parce que les fuites d’un pipe-line empoisonnent la mer et chassent le poisson. Du fond de son palais, dont il ne sort plus, le sultan organise toutes les tracasseries possibles pour décourager la compagnie américaine. Mais les dirigeants de celle-ci disent déjà qu’ils ne céderaient pas pour cinq milliards le concession qu’ils ont achetée trois ans plus tôt deux millions et demi de francs.

1940

La production pétrolière des îles Bahreïn dépassera cette année 1 million 200,000 tonnes. On estime que ce n’est qu’un début. Début prodigieux puisque toute la production de Galicie, à laquelle l’Allemagne attache tant d’importance n’atteint que 500,000 tonnes et la production roumaine, que quatre grandes nations se disputent, ne dépasse pas 8 millions de tonnes.

Le cheikh Ahmed Ben Isa commence à comprendre que l’huile minérale est une richesse plus précieuse que les perles. Il y a maintenant une véritable route, goudronnée comme un autodrome européen, qui fait le tour de l’île où est bâti son palais et dont a superficie ne dépasse pas celle de Paris. Il dispose de douze splendides voitures américaines qui roulent à 140 kilomètres à l’heure grâce à l’huile minérale. Celle qu’il préfère est carrossée or et nickel. Tous les matins il s’y installe et. son turban rouge flottant au vent, fait le tour de ses domaines. Il trouve que le chauffeur ne va jamais assez vite.

Des hammams féeriques

Les pécheurs ne se plaignent plus que l’odeur du pétrole chasse les poissons. C’est qu’ils no pêchent plus. Ils travaillent aux puits. Les soins médicaux et ceux des dents sont gratuits. Les cigarettes américaines et le whisky sont meilleur marché que partout au monde. Il y a plusieurs cinémas et des « hammams » aussi féeriques que dans les contes des « Mille et une nuit », ha compagnie américaine évite ainsi les tracasseries des premiers jours. Les frais passent aux profits et pertes.

Il devient de plus en plus difficile de trouver des plongeurs pour aller chercher les perles. Qui se soucie maintenant des perles? Dans vingt ans existera-t-il encore dans le monde des amateurs capables d’apprécier leur eau si pure?

Bahreïn n’est plus la capitale des perles, mais les avions des « Imperial Airways » en route pour les Indes y font escale, et Hitler, lorsqu’il conseille à Staline de regarder vers l’Iran et le golfe Persique, pense à « l’huile minérale » du cheikh Ahmed Ben Isa.

(Par Aberdam, Paris-Soir. Texte paru dans le journal Le Canada, 24 août 1940).

Pour en apprendre plus :

Bahreïn de nos jours. Photo libre de droits.
Bahreïn de nos jours. Photo libre de droits.

Laisser un commentaire