L’art de la navigation et les navires de la Renaissance
Navire de la Renaissance
De nos jours, trop de navigateurs solitaires ont traversé les océans pour que nous soyons tentés de nous apitoyer sur les coques de noix qui s’aventuraient dans des traversées de plusieurs mois. Les rudes épreuves des navires marchands, reliant l’Europe septentrionale à l’Espagne par le golfe de Gascogne, le pénible labeur des pêcheurs, qui s’aventuraient jusqu’en Islande, avaient servi à façonner le navire de la Renaissance. Le type de bateau capable, au XVe siècle, d’étaler une tempête en mer du Nord pouvait tenir bon, au XVIe siècle, dans un coup de chien par le travers du cap de Bonne-Espérance. Les améliorations ultérieures de la construction navale permirent, certes, aux capitaines d’établir de meilleurs moyennes et de serrer le vent de plus près, mais sans accroître grandement la tenue à la mer de leurs navires.
Il n’empêche que le navire de la Renaissance, serrant moins bien le vent, devait louvoyer d’avantage, autrement dit changer d’amures et tirer des bordées. Des vents contraires, même doux, retardaient leur progression. Par très gros temps, le commandant devait amener toutes, ou presque toutes ses voiles, et se laisser dériver, au gré des vents. Seule l’apparition, au XIXe siècle, de voiles mieux conçues, permettra au marin de réduire la « toile » et de maintenir son bâtiment au cap malgré la tempête. Le mauvais temps, parfois, empêchait le navigateur d’atteindre son but, ou l’obligeait même à le dépasser, comme dans le cas de Dias, qui doubla, sans le savoir le cap de la Bonne-Espérance et se retrouva dans l’océan Indien. Inversement, en certaines circonstances, une succession de grains permit des découvertes imprévues. En 1456, des navires au service du Portugal, déroutés par le mauvais temps, découvrirent les îles du Cap-Vert. En 1542, un typhon dérouta un navire qui cherchait à gagner le littoral chinois et du coup de côtes japonaises furent aperçues pour la première fois. Alors qu’il tentait de franchir de Magellan, John Davis, en 1592, fuyait à sec de toile devant la tempête lorsqu’il fut tête sur les Falkland.
Les explorateurs du XVe siècle et leurs commanditaires disposaient donc de navires dans lesquels ils pouvaient avoir confiance, en dépit de leurs défauts. Pour mieux assurer la réussite d’une expédition, on la dotait généralement de deux ou trois, ou même de quarte navires, appelés à naviguer de concert. Dès le début XVIe siècle, on diversifia les bâtiments composant une expédition ; on choisissait un bâtiment particulièrement bon marcheur, qui, le cas échéant, était chargé d’aller chercher des secours ou qui servait d’estafette pour ramener les nouvelles au port, et on adjoignait aussi au groupe un navire de plus fort tonnage, utilisé pour ravitailler ses compagnons de route.
L’art de la navigation
L’exploration implique essentiellement la fixation d’un but et la disposition de moyens nécessaires à l’atteindre. Des hommes intelligents, conscients de leurs entreprises, n’ont exploré que des terres à l’existence desquelles ils croyaient. Ils ne parvenaient à leurs fins que s’ils réussissaient à persuader les commanditaires, d’ailleurs durs à convaincre. L’objectif d’une expédition a souvent été mystérieux ; l’ampleur des terres à découvrir, leurs ressources, demeuraient hypothétiques. Mais ce sont là les seuls éléments de l’exploration qui offrent un aspect romanesque. Atteindre un lieu inconnu c’était affronter des dangers, faire preuve de science et de métier, de courage et de patience et non vivre un rêve d’aventure, sauf aux yeux de la postérité. Les tempêtes, les naufrages, les contacts avec les populations hostiles étaient de lot habituel des marins, même de ceux qui naviguaient dans les eaux européennes, et l’explorateur se préparait de son mieux à affronter ces mauvaises fortunes. Pour l’homme de mer de la Renaissance, l’épreuve venait de l’inconnu. Les cartes étant très imprécises, même le meilleur navigateur se trouvait souvent engagé dans des traversées plus longues que prévues. Il s’étonnait de trouver, comme dans l’Atlantique sud ou le Pacifique, des océans immenses là où il comptait voir la terre, ou tout au contraire des terres, les avancées de l’Amérique du Nord ou de l’Asie, là où espérait trouver un passage. En général, c’était imprévu qui provoquait du retard, avec son cortège de maux, d’épidémies, de manque de vivres, de traversées sans fin ou de mois d’emprisonnement dans des glaces.
Pour affronter l’inconnu dans les meilleures conditions possibles, un capitaine avait pour premier souci de se procurer un bon navire. Il n’existait pas de bâtiment spécialement conçu pour l’exploration, aussi lui fallait-il se rabattre sur un des bateaux marchands disponibles au port. Ces bâtiments étaient, la plupart du temps, plutôt petits et trapus, assez larges par rapport à leur longueur, donc solides et bons marins. Ils s’élevaient bien à la lame et leur haute poupe les empêchait d’engager la mer par l’arrière. Ils avaient les défauts de leurs qualités, étaient mauvais marcheurs, inconfortables parce qu’ils dansaient sur les vagues au lieu de les couper. La gamme de ces navires s’étage de la Nina de Christophe Colomb, longue d’environ 21 mètres (c’est d’ailleurs la longueur de certaines types de vedettes rapides de la Seconde guerre mondiale) au Golden Hind, long de 22,55 mètres, à bord duquel Sir Francis Drake fit le tour du monde.
D’autres navires bien plus petits, le Gabriel de 20 tonneaux, par exemple, qui permit à Martin Frobisher de traverser l’Atlantique du Nord, se comportaient également fort bien à la mer. Vers la fin du XVIe siècle, des bâtiments de 500 tonneaux furent construits avec des appuis gouvernementaux afin d’exploiter les découvertes réalisées par les explorateurs, d’assurer le transport des garnisons des points d’appui coloniaux et de ramener des cargaisons de marchandises. Du point de vue de la tenue à la mer et de la maniabilité, les petits bâtiments des explorateurs de l’époque héroïque leur étaient sans doute supérieurs.
La navigation dans la Renaissance
Pour opérer dans les eaux côtières, les explorateurs se servaient de pinasses à faible tirant d’eau, qui remontaient à la rame dans le vent ou le long des rivières. On les logeait sur le pont ou en pièces détachées dans les cales ; parfois, on les construisait sur place. Dans sa majeure partie, le littoral de l’Amérique du Sud fut reconnu par des petits navires assemblés aux Indes occidentales. Les explorateurs auraient pu utiliser les excellentes embarcations de fabrication indigène, mais ils ne le firent que rarement.
Ainsi Jacques Cartier, qui se servit de canoës indiens, se singularisa en la circonstance, mais il fut aussi un des premiers parmi les pionniers à reconnaitre les voies navigables que ne pouvaient emprunter des navires d’un certain tonnage. Une fois au large, les explorateurs étaient à la merci des médiocres instruments de navigation dont ils disposaient pour se fixer une route, maintenir le cap, calculer leur estime ou leur position. L’observation astronomique en était à ses débuts ; ses résultats étaient incertains. Le navire de l’époque dansait comme un bouchon et l’on sait qu’il faut une certaine pratique pour observer au sextant sur un navire moderne, pourtant infiniment plus stable. Pour utiliser son astrolabe ou son bâton de Jacob, l’explorateur devait, tout en maintenant son équilibre, pointer l’instrument et, malgré la grossièreté des repères, continuer à viser, le temps qu’un assistant lise la hauteur en degrés sur la graduation. De telles conditions ne favorisaient pas la précision.
Des méthodes d’observation avaient été mises au point par des astronomes opérant à terre et le marin disposait de nombreux manuels. Des tables lui donnaient la marche à suivre pour relever la hauteur de la Polaire ou du soleil à la méridienne et traduire le résultat obtenu en degrés de latitude, autrement dit la position du navire par rapport à l’équateur. Cependant, à part quelques exceptions, les marins ne possédaient pas les connaissances mathématiques nécessaires à une utilisation correcte des tables, en encore moins cet instinct mathématique qui permet d’interpréter un résultat.
De plus, le point par observation astronomique dépend de la mesure du temps et, à l’époque, il n’existait ni chronomètre de bord ni montre marine. Jusqu’au milieu du XVIIIe siècle les marins durent se contenter de sabliers, mesurant la demi-heure ou l’heure, et que l’on retournait à la main tout au long du voyage. Au cours du XVIe siècle, à Lisbonne, à Séville, à Londres, divers travaux conduisirent à une amélioration des théories relatives à la navigation, sans que diminuât le fossé existant entre la théorie et la pratique, entre les résultats des observations faites à terre et ceux obtenus par les marins.
À bord, on utilisait constamment le compas, le plus sûr des instruments de navigation dont le marin disposât. Dès le XIV, il avait acquis une précision suffisante pour permettre la navigation en Méditerranée, et même la traversée du golfe de Gascogne, en hiver, par visibilité réduite. En 1380, une aiguille aimantée, montée sur une rose des vents donnait le cap à quelques degrés près. Colomb, dont les observations astronomiques nous surprennent parfois tant elles étaient fausses, se trompa par exemple dans le calcul de la latitude de la baie Moustique (Haïti) et la situa à 1100 milles plus au nord, sur le parallèle de l’actuelle Wilmington (Caroline du Nord), mais il avait assez de bon sens pour se méfier de ses résultats. Il se fiait davantage aux indications du compas et à son estimation du nombre de milles parcourues chaque jour. L’utilisation du compas avait aussi ses aléas. À l’époque, les questions de déclination (ou de variation du compas) étaient mal connues. Cette variation, l’angle que fait en un lieu la direction du Nord magnétique, indiquée par l’aiguille aimantée, et la direction du Nord vrai, ne sera étudiée qu’au prix de tâtonnements au cours des voyages successifs des explorateurs.
En gros, cependant, le compas se révélait suffisamment précis et d’une utilité hors de vue de terre. Il était d’un précieux concours pour lever une côte. Dès la fin du XIIIe siècle, on s’en était servi pour établir des portulans, ces guides du pilotage comportant des cartes illustr.es, et décrivant surtout les côtes de la Méditerranée, de l’Espagne, de la France et du Portugal. Ces livres, bagage essentiel du navigateur, permettaient de tracer la route à suivre et de marquer la distance parcourue chaque jour. Les portulans des régions littorales européennes n’intéressaient qu’une distance nord – sud, relativement petite par comparaison avec l’étendue est – ouest des cartes marines du grand large (cartes marines à petits points, ou routiers). Établies d’après le même principe cartographique que les portulans, ces cartes marines s’avéraient d’un emploi difficile.
Les parallèles sont en effet des cercles de plus en plus petits à mesure qu’on s’approche des pôles. Comme ils sont tous également divisés en 360 degrés, un degré de longitude représente une distance beaucoup plus grande à l’équateur qu’à la hauteur du cercle polaire, pour prendre un exemple. Plus le navigateur utilisant des portulans s’éloignait de l’équateur pour se rapprocher d’un pôle, plus il lui était difficile de mesurer avec précision une distance est – ouest en raison de la variation du degré de longitude.
L’explication du phénomène parut très simple le jour où l’on disposa d’un globe terrestre, mais cette disproportion dérouta les cartographes jusqu’au XVe siècle. Il leur fallait corriger sur les cartes l’erreur qu’elle introduisait. En 1569, Gerhardus Mercator, un géographe flamand, publia une carte établie selon un nouveau système de projection ; il fournissait ainsi aux navigateurs un instrument d’un emploi plus pratique. Les marins mirent un certain temps à adopter les nouvelles cartes. En 1646, un spécialiste se plaignait encore en ces termes : « Il serait souhaitable que tous les marins renoncent à l’emploi des simples cartes qui sont fausses et utilisent les projections de Mercator, qui seules répondent à la vérité, mais il est difficile de convaincre les vieux navigateurs ».
L’adoption de la voile latine, une voile triangulaire, permit aux voiliers de naviguer plus près du lit du vent ; un bâtiment à gréement carré ne pouvait pas remonter à plus de 67 degré de l’axe dans lequel soufflait le vent, le navire à gréement latin serrait le vent à 55 degrés. Pour atteindre un pont au vent, le voilier à gréement latin parcourait un trajet plus court que le voilier à gréement carré.