Réflexions sur les troubles de jugement
Le mot jugement a diverses acceptions. En psychologie, il s’applique à l’affirmation ou à la négation d’un rapport. L’éthique lui donne un sens plus proche de celui qu’entend le plus souvent le langage populaire : « Qualité d’esprit qui consiste à bien juger » (Cuvillier).
En psychiatrie, on en fait une notion assez étendue et un peu imprécise, s’appliquant à la qualité de toute l’activité intellectuelle appréciée sous l’angle de la raison.
De toutes les activités de l’intelligence, le jugement ainsi entendu est la plus élevée et la plus complexe, car elle nécessite le concours de l’attention, de la réflexion, de la logique, du sens critique et aussi de la mémoire des expériences vécues ou apprises.
C’est aussi le plus utile et la plus précieuse, car elle conditionne notre adaptation et détermine les grandes lignes de notre conduite. Le jugement ne peut s’exercer sans un minimum de possibilités intellectuelles ; il ne peut être sain que s’il comporte une dialectique logique et s’il aboutit à des déductions conformes à la réalité et à l’évidence.
Des ingérences affectives influent très souvent sur nos jugements qui deviennent alors très facilement, selon l’expression de Dromard, des jugements de « tendance ».
Toute perturbation du jugement par faiblesse ou par déviation, aboutit à des défaillances ou à des erreurs qui se traduisent suivant les cas, par la sottise, la bêtise, l’absurdité ou l’incohérence.
Les épreuves psychométriques concernant l’intelligence sont d’une grande utilité pour l’appréciation du jugement.
Il y a, en clinique, une série de troubles du jugement, soit par insuffisance, soit par, soit par déviation et fausseté, en rapport avec des circonstances anormales ou pathologiques très diverses.
1. Les carences du jugement. – Elles sont constitutionnelles ou acquises, passagères ou progressives et chroniques.
a) Les éclipses passagères. – Le jugement peut être altéré passagèrement par des obnubilations complètes ou incomplètes, de cause et de nature très variées. Dans la confusion mentale, quelle qu’en soit l’origine (toxique, infectieuse, etc.), ce qui est faussé, c’est le jugement au sens psychologique, la fonction mentale élémentaire. C’est le cas aussi de certaines dissolutions de conscience, qu’elles soient physiologiques comme le sommeil, ou pathologiques comme celle de l’épilepsie (équivalents, états seconds) ou celles qui suivent certains états commotionnels. Certaines perturbations affectives peuvent, temporairement, faire fléchir ou dévier le jugement : la colère « l’aveugle », une violente émotion l’inhibe et l’on trouve, dans certains états passionnels, une perte du jugement ou des erreurs d’appréciation qui peuvent être graves de conséquence.
b) Les insuffisances intellectuelles foncières. – Tous les degrés de ces insuffisances comportent des déficits plus ou moins graves du jugement, qui vont de l’imbécilité, avec sa bêtise profonde, jusqu’à la simple débilité intellectuelle avec sa sottise. Le jugement est alors apprécié sous son acception plus large d’atteinte au bon sens. Chez les débiles, disait Chaslin, « le jugement est comparable à un crible qui retient les plus grosses comparaisons, ressemblances ou dissemblances utilisables pour la vie pratique, mais qui baisse échapper les plus fines, condition du travail intellectuel réellement supérieur ».
Il convient toutefois de noter que la niaiserie et l’insuffisance intellectuelle ne sont pas obligatoirement proportionnelles et que, d’autre part, il n’y a vraiment débilité au sens psychologique et psychométrique du mot que si le Q.I. est inférieur à 0,70 ; entre 0,70 et 1, on parle de simple insuffisance intellectuelle. « A niveau mental égal, l’un est plus niais, l’autre peut conserver un gros bon sens ou une certaine finasserie qui fait dire de lui : « Il n’est pas bête », voire un intellectualisme qui peut lui assurer la réputation d’un esprit supérieur » (J.-M. Sutter).
A la sottise s’ajoute parfois, chez certains débiles, la crédulité et la vanité. Ces débiles appliquent leur crédulité foncière à leurs propres pensées et n’en font jamais la critique. Mais d’autres insuffisants mentaux sont souvent conscients de leur insuffisance et loi d’être vaniteux, sont paralysés par un sentiment d’infériorité.
c) Les involutions et les affaiblissements secondaires du jugement. – Tous les processus d’affaiblissement intellectuel, toutes les évolutions démentielles s’accompagnent d’une altération grave et souvent très précoce du jugement. Alors que le malade garde encore une certaine façade, une certaine activité, maintenue par ses automatismes, on peut déjà suspecter par certaines anomalies du comportement, par des illogismes ou des incongruités, la faiblesse de son sens critique et de son jugement (c’est le cas, en particulier, de la P.G. à son début).
Ce que l’on appelle aujourd’hui « la détérioration mentale » peut s’apprécier dans une certaine mesure et à partir d’un certain niveau seulement par l’épreuve des « tests d’intelligence ». Nous renvoyons à l’étude particulière de chacune des affections entraînant un affaiblissement intellectuel, pour l’aspect de cette déficience.
Disons simplement qu’en pareil cas, le déficit est surtout caractérisé par sa fréquente et relative irréversibilité, par sa progressivité plus ou moins rapide suivant les cas et les facteurs étiologiques en cause. Des signes importants et graves d’évolution sont fournis par l’absurdité, l’énormité des erreurs commises, et aussi par l’incohérence des propos et des actes ; aux baisses relatives du jugement peuvent s’ajouter dans un certain nombre de cas, un cachet de paralogisme particulier qui réalise ce qu’on a appelé un état « paranoïde ».
Dans les intoxications chroniques comme l’alcoolisme, le fléchissement du jugement joint à l’émoussement du sens moral est un des signes très précoces de la déchéance.
Dans la schizophrénie, le jugement ne fléchit que dans la mesure où il y a une baisse globale des fonctions intellectuelles, laquelle peut être fort tardive souvent.
Toutefois, le « rationalisme morbide », rencontré chez certains sujets, est au premier chef un trouble du jugement. Le fait pour un sujet d’avoir sa logique propre conforme au monde intérieur de ses représentations personnelles et autistiques, n’implique pas que cette logique soit satisfaisante.
III. Les déviations et les faussetés du jugement. – Tout esprit humain est sujet à commettre des erreurs ; quand elles sont accidentelles et rares, elles sont aisément reconnues et souvent rectifiées si le sujet est normal. Quand elles persistent et deviennent habituelles, il s’agit d’une anomalie mentale, celle de « esprits faux » ou d’une véritable maladie mentale, celle des « délirants ».
a) Les esprits faux. – Certains esprit, malgré leur logique apparente, manifestent une tendance insensible à la déviation dont ils ne se rendent pas compte et qui, soutenue par une certaine rigidité de pensée, peut les entraîner en fin de compte à des contre-vérités ou à des déductions qui heurtent l’évidence.
La fausseté d’esprit paraît. Le plus souvent, résulter d’une polarisation affective ; le jugement est personnel et passionnel au lieu d’être logique et social. Ces esprits faux sont assez fréquents par le monde, raisonneurs intarissables, convaincus, de leur force dialectique, imbus souvent de leur supériorité, ergoteurs ou faiseurs de systèmes. Le type extrême en est le paranoïaque.
b) Le chapitre des délires chroniques fournit de nombreux exemples de troubles du jugement et l’on sait que la psychopathologie des délires a fait l’objet de nombreuses et intéressantes études.
Il existe cependant une variété de délires tout entière centrée sur des erreurs du jugement ; c’est le délire d’interprétation. Tout une série de faits voisins comportent un enchainement anormal de déductions plus ou moins logiques en apparence, mais partant de prémisses fausses, a été groupée par Sérieux et Capgras, sous le nom de « folie rationnante ».
Toutefois, comme l’a fait remarquer H. Ey, en matière de délires chroniques, si l’idée et le roman délirante comportent bien une erreur du jugement, l’état délirant est en rapport avec une altération de la personnalité tout entière et représente une altération existentielle des rapports du moi et du monde, qui, en aucun cas, ne se laisse réduire à un jugement erroné.
Quand le délire a une tendance extensive et diffuse, les troubles du jugement aboutissent à l’invraisemblance, à l’incohérence et à l’absurdité.
Ant. Porot.
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