Sentiment d’étrangeté en psychologie
Ce trouble spécial de la personnalité a retenu depuis longtemps déjà la curiosité des psychologues (Ribot, P. Janet) ; ce dernier auteur en a fait de pénétrantes analyses dans ses études sur la baisse de la tension psychologique et la psychasthénie. Mais ce désordre a été surtout bien approfondi récemment par les neuropsychiatres qui en ont analysé la psycho-pathologique et les fondements neurophysiologiques, en particulier, par P. Guiraud (Journal de Psychologie, 1952, #4).
Étude analytique
Le sujet qui éprouve ce malaise psychique a l’impression qu’il a perdu le sentiment de sa réalité personnelle, qu’il y a comme un évanouissement de son moi, dissolution qui parfois peut être poussée très loin jusqu’à des phénomènes de dépossession ou de transitivisme, de personnalités substituées ; en somme ce sentiment d’étrangeté représente comme le stade initial du phénomène de Dépersonnalisation.
A cours de ce malaise psychique le sujet reconnaît mal le monde qui l’entoure ; il a peine à ne l’approprier ; il a perdu le contact et les réactions affectives qui l’unissaient intimement à son ambiance ; celle-ci du reste lui semble comme désaffectée, étrangère ; tout se déroule comme sur un écran, ce qui se passe autour de lui est comme un « simulacre de vie » dont il est le simple spectateur. Il s’y ajoute aussi souvent une atteinte de la notion du temps vécu, de son déploiement, de son écoulement. Il n’est pas rare de rencontrer le phénomène du déjà vu, du déjà vécu, de la mémoire panoramique, sans que puisse être fait un repérage temporel précis ; c’est en somme une perturbation de ce que Minkowski appelle le « synchronisme du temps vécu ».
Quelques signes physiologiques d’escorte accompagnent parfois le trouble psychique, en particulier un malaise anxieux plus ou moins pénible, mais pouvant atteindre à de véritables paroxysmes qui font projeter sur le monde extérieur le sentiment d’une catastrophe, d’un véritable effondrement (sentiment de la « fin du monde »).
Revue clinique
Le sentiment d’étrangeté se présente dans un certain nombre d’états pathologiques. Étant donné qu’il représente un premier degré de la dépersonnalisation, il pourra se rencontrer dans tous les états susceptibles d’amener un fléchissement ou une dissolution de cette dernière.
– Les psychasthéniques tels que les a bien décrits P. Janet, les obsédés, les anxieux, le présentent volontiers à l’occasion de leurs paroxysmes. Pottier et du Couedic (S.M.P., 24 janvier 1955) ont fait remarquer que ces états d’étrangeté chez les psychasthéniques diffèrent de ceux des schizophrènes en ce qu’ils sont plus un dépaysement qu’une dépersonnalisation. Ce ne sont pas non plus des épileptiques et in ne faut pas considérer ces états comme des absences. Il s’agit d’un trouble passager de la perception du monde extérieur, le malade est obsédé par la crainte de la reproduction de ces états qui sont conscients et pénibles.
- Il est une des étapes initiales de la confusion mentale sous sa forme inquiète et interrogative, avant la dissolution totale et se retrouvera de même à la phase de réveil de ce syndrome.
- Chez les adolescents, on peut l’observer sous la forme pure d’un malaise passager de quelques minutes, ayant la signification d’une véritable absence qui peut aboutir quelquefois à la perte totale de connaissance mais peut rester aussi à ce stade.
- On le rencontrera plus fréquemment dans les états schizoïdes et dans la schizophrénie confirmée où le sujet exprime son malaise par des expressions et des formules caractéristiques.
- On en rencontre aussi parfois des aspects parcellaires dans les désordres du schéma corporel et en association avec la métamorphose.
- Enfin, il a des affinités certaines avec l’épilepsie, surtout l’épilepsie temporale dont il peut constituer un simple équivalent ou être une véritable aura fugitive avant la grande décharge comitiale.
Nature et pathogénie
P. Guiraud s’est attaché à l’étude analytique et pathogénique de ce problème. Pour lui, « le problème de l’étrangeté est intimement lié à la conception qu’on se fait de l’intuition de la notion de Moi ». Il faut distinguer, dit-il, dans qu’on appelle communément la « conscience », les phénomènes éprouvés psychiquement et les phénomènes constatés par le sujet qui les perçoit. Il donne au premier nom « d’éprouvé vital global atopique » ; l’acte psychique primordial est, à son avis, le « sentiment d’être ». C’est ce caractère global et atopique qui le différencie des sensations, lesquelles sont éprouvées comme venant de quelque part (intérieur ou extérieur). De nombreux auteurs ont établi que c’est dans le tronc cérébral et ses centres neuro-végétatifs qui réside le fondement neurophysiologique du sentiment d’exister. Guiraud rappelle à ce sujet sa conception, avec Dide, de la schizophrénie et de l’athymhormie.
L’« éprouvé global vital », origine de l’intuition du Moi, se complète apparition de nouvelles fonctions qui s’intègrent à lui : prise de connaissance du corps « schéma corporel de Schilder), connaissance et approbation du monde extérieur, établissement de relations affectives, etc.
Les études cliniques, électro-encéphalo-graphiques, neuropsychologiques sur le lobe temporal, ont projeté un jour nouveau sur la pathogénie des états d’étrangeté que Guiraud n’a pas manqué de souligner lui-même. On sait qu’il existe une épilepsie dite « temporale » qui est particulièrement riche en équivalents psychiques de la conscience (Gastaut, Paillas y Subirana). On a même décrit des centres végétatifs au niveau de l’écorce temporale, centres en liaison avec le thalamus (Alliez, Donzier, Mme A. Roger). Plus précisément c’est la zone périfalciforme de Von Bonin qui serait le point de départ des décharges paroxystiques.
On voit donc que le problème du sentiment d’étrangeté, resté longtemps une question purement psychologique, a pu être éclairé et rajeuni sinon résolu, non seulement par la clinique psychiatrique, mais aussi par des données neurologiques, électro-encephalographiques et même anatomiques (P. Guiraud).
Ant. Porot.
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