Sentiment, névrose d’abandon
Sur le plan psycho-social, on peut définir l’abandon : l’absence, le relâchement ou la rupture d’un lien affectif de soutien, entraînant le plus souvent la faillite des obligations morales ou matérielles qui s’y trouvent attachées ; cette définition est valable aussi bien pour les liens de dépendance naturelle (parents et enfants) que pour les unions librement et volontairement consenties (couples). Le désarroi moral, le préjudice social souvent causés à la victime sont des conditions propices à l’éclosion chez cette dernière de troubles névrosiques ou psychosiques réactionnels, troubles dont l’intensité, la durée et les répercussions lointaines varient suivant les sujets et les circonstances.
Mais le sentiment pénible d’abandon éprouvé par certains sujets n’est pas toujours dans un rapport proportionnel avec la situation réelle et la matérialité des faits. Il peut ne traduire qu’une crainte excessive ou même purement imaginaire d’un détachement sentimental. Cette « réalité affective », même sous cette forme sans fondement suffisant, peut avoir une influence perturbatrice sérieuse sur le psychisme et le comportement.
Enfin, signalons aussi que l’allégation ou l’accusation d’abandon peut être parfois la manifestation d’un état franchement morbide de l’esprit. Il s’agira donc de la fabulation romancée d’un mythomane, doléance du mélancolique. Ou encore de l’exaltation au cours d’un état passionnel et même thème franchement délirant de certains interprétateurs jaloux.
C’est assez dire que les problèmes psychologiques qui gravitent autour d’un thème d’abandon doivent être analysés et étudiés avec beaucoup de circonspection et de critique objective. Ils varient du reste avec l’âge du sujet.
Abandon chez l’enfant
C’est là surtout que le sentiment d’abandon a été particulièrement bien étudié par les psychologues et les pédiatres. On sait quelle place importante occupe la vie affective dans le développement psychique de l’enfant, cela très précocement, et les répercussions graves de la carence affective à cet âge.
Toutes les données acquises sur ce sujet ont été remarquablement rapportées dans l’important travail de Bowlby (Soins maternels et santé mentale) publié en 1951 par VO. M. S. L’enfant privé de sa mère et élevé en collectivité où il trouve des soins techniquement suffisants mais affectivement pauvres se développe moins bien somatiquement et mentalement que l’enfant élevé en famille.
Chez les enfants qui ont été privés de toute famille, fait remarquer Mme J. Boutonier (Cahier de Psychiatrie, Strasbourg Méd., 1952), on constate une sorte de torpeur affective qu’on prend pour de l’indifférence et sur laquelle on n’a guère de prise. « Les abandonnés, ajoute-t-elle, quand ils sortent de leur indifférence, sont souvent en proie à l’anxiété et à la jalousie, sans pouvoir se libérer d’une crainte très vive de perdre ce qu’ils ont enfin trouvé. Ils oscillent alors entre des comportements qui évoqueraient la dépression mélancolique légère ou la revendication paranoïaque. »
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Le comportement de l’enfant qui grandit est réglé, dans son orientation et ses oscillations, par ses impressions affectives d’une extrême délicatesse. L’enfant a un besoin essentiel, et qu’on pourrait dire vital, d’être aimé et protégé ; il trouve chez ses parents cette sécurité, basée notamment sur ce double principe de bienveillance et d’autorité tutélaire ; aussi, tout ce qui portera atteinte à la structure et à l’harmonie familiales, toutes les causes de dissociation familiale (décès, abandon conjugal, mésentente, déportation, etc.) aura des répercussions graves sur son caractère et son comportement.
Dans son égocentrisme, il se croira aussi victime d’une frustration affective lorsqu’un nouvel arrivant viendra prendre place au foyer, petit frère ou petite sœur, parâtre ou marâtre. Les manifestations névrosiques ou caractérielles en rapport avec cette carence ou ces traumatismes affectifs sont étudiées ailleurs. Elles sont souvent entremêlées d’accidents somatiques (tics, bégaiement, énurésie, anorexie mentale). On a souligné la fréquence de l’incontinence nocturne d’urine dans les orphelinats.
Les psychanalystes (Lagache, G. Guex, Gh. Odier, J, Boutonier) ont décrit un type particulier très précoce, préœdipien, tenant à la structure caractérielle et à une avidité affective anormales de l’enfant ; à ces cas, ils réservent l’appellation de « névrose d’abandon », et ils ont créé le terme d’abandonnique pour ces sujets qu’il faut distinguer des enfants réellement abandonnés.
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La symptomatologie de ce type très précoce ne se différencie pas pourtant à première vue de celle des autres types plus tardifs ; elle est essentiellement constituée, pour G. Guex, par l’angoisse qu’éveillé tout abandon, par l’agressivité qu’il fait naître et la non valorisation de soi-même qui en découle. Cet auteur distingue deux types : le type négatif – agressif et le type positif – aimant, ce dernier d’un pronostic plus favorable.
Certains auteurs se sont demandés si, avec son anxiété foncière, cette tare constitutionnelle ne pourrait pas être rapprochée de la constitution émotive de Dupré.
La formule caractérielle primitive est soumise aux oscillations et aux pulsions de la vie affective à ses différents stades.
Dans toutes ces manifestations réactionnelles à l’abandon, quel qu’en soit le type, les tests de projection (G. A. T. de Beliak notamment), l’étude du dessin de la famille (Fr. Minkowska, Maurice Porot) sont d’un grand secours pour le diagnostic.
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Toutes les données précédentes sont au centre de nombreux essais sur la mentalité de l’enfant et les origines des névroses de l’adulte. Rappelons enfin que Lévi Bianchini a décrit sous le nom d’« Anagapie » des états névrotiques assez voisins de la névrose d’abandon.
Quant à la thérapeutique, la psychothérapie est souvent utile dans les formes d’abandon accidentel et justifié. Mais la psychanalyse freudienne, très délicate à manier, donne souvent des échecs chez l’« abandonnique » (G. Guex).
Abandon chez l’adulte
Les problèmes psychopathologiques de l’abandon se posent surtout à l’occasion de la désunion des couples, que l’union soit passagère ou durable, libre ou légitime.
Pour mémoire, rappelons le cas de la fille – mère abandonnée par son séducteur, situation qui peut provoquer des réactions de suicide ou d’infanticide, et souvent aussi, l’abandon du nouveau-né à l’Assistance. Les mesures d’aide et de protection sociale en faveur des filles – mères diminuent en fait de nos jours ce danger.
La précarité des liens entre amant et maîtresse n’exclut pas, au contraire, les états passionnels avec toutes leurs conséquences souvent tragiques, quand paraît une menace d’abandon ou que ce dernier se réalise.
Dans les unions légitimes, surtout s’il y a des enfants, l’abandon conjugal ou familial peut être gros de conséquences. Il peut être le fait de sujets anormaux (instables, amoraux, pervers) ou profondément dégradés (il suffit ici d’évoquer la misère morale et sociale des foyers d’alcooliques).
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Mais dans les ménages réguliers, il n’est pas rare de rencontrer une forme spéciale de l’abandon qui ne se manifeste que par un refroidissement ou un retrait sentimental, respectant les formes apparentes et extérieures de la structure familiale ; le malaise moral et parfois une souffrance profonde et térébrante n’en sont pas moins grands, favorisant des accidents psychiques prolongés.
Si, dans quelques cas, on a pu signaler des facteurs physiques ou physiologiques (frigidité, vaginisme, stérilité) pouvant expliquer le retrait, le plus souvent il s’agit d’éléments caractériels ou psychologiques qui ont créé l’incompatibilité d’humeur (égocentrisme, autoritarisme excessif, bovarysme, jalousie morbide, tendance paranoïaque).
Certains abandons ne sont en définitive que la réalisation d’un besoin d’évasion auquel s’accule le partenaire. Des demandes de conseils, des actions en justice, peuvent créer pour le médecin consulté des situations délicates. Celui-ci devra se rappeler que la loi française ne reconnaît pas les troubles mentaux comme cause de divorce. Il devra donc se montrer très réservé dans la délivrance des certificats que l’on peut lui demander en pareil cas.
Nous ne détaillerons pas toutes les manifestations réactionnelles consécutives à toutes ces dissociations. Si l’abandon est brutal, ce seront des accidents aigus. Soit dans le sens de l’inhibition : accablement, pouvant aller jusqu’à la stupeur, désespoir entraînant parfois le suicide. Soit dans le sens de l’excitation. Dans ce cas il s’agit d’une exaltation psychomotrice, crises d’hyperémotivité tumultueuse avec manifestations pithiatiques, bouffées délirantes, décharges vindicatives et agressives.
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S’il s’agit d’un abandon progressif, on verra se constituer à bas bruit des états psychonévrotiques divers. Tels anxiété subcontinue, instabilité émotive, refuge dans la maladie et accidents psychosomatiques variés.
Abandon chez le vieillard
Le sentiment d’abandon n’y est pas rare quoique moins étudié. Il s’explique du reste souvent par la perte d’un conjoint qui fut le compagnon de toute une vie, par la disparition progressive des familiers, par la dispersion des enfants qui fondent leurs foyers. Le vieillard aussi a perdu, du fait de la retraite ou des infirmités, ses activités professionnelles habituelles qui encadraient et rythmaient sa vie. On a noté que chez les veuves – qui sont beaucoup plus nombreuses que les veufs au delà de 65 ans et dont l’activité est surtout une activité intérieure et ménagère – le sentiment d’abandon avec ses réactions s’observe moins souvent que chez l’homme.
Très souvent l’adaptation se fait mal. l’homme âgé souffre terriblement de son isolement et de la carence affective. Il s’en prendra volontiers à ses enfants et les accusera d’ingratitude. Rappelons à cet égard la maxime fort sévère de La Rochefoucauld : « L’ingratitude la plus odieuse mais aussi la plus fréquente et la plus ancienne est celle des enfants envers leur père. »
Tout cela aboutit à la morosité, aux états dépressifs (mélancolie présénile pouvant aller jusqu’au suicide), parfois à des réactions d’hostilité et de revendication (« vieillard accusateur »). Les idées de préjudice si fréquentes à cet âge se cristallisent sur le préjudice moral de l’abandon avec toutes ses conséquences. Gomme l’enfant, le vieillard affaibli a besoin d’un climat d’affection et de sollicitude qu’il ne rencontre pas toujours.
L’isolement moral et social du vieillard, dit Répond, est son plus grand ennemi. Il faut tout faire pour le lui éviter. Sinon, la marche vers l’affaiblissement intellectuel et ses conséquences s’en trouvera précipitée.
Antoine Porot (1976-1965), psychiatre français.

Maladie de Charcot : Sclérose latérale amyotrophique
Cette affection neurologique qui intéresse surtout la moelle et le bulbe présente néanmoins très souvent des altérations cérébrales microscopiques importantes auxquelles L. Van Bogaert a consacré un important mémoire dans les Archives internationales de Médecine expérimentale » (1925, vol. I, fasc. 3 et 4). Ces dernières s’extériorisent par des manifestations psychiques dans lesquelles les premiers auteurs n’avaient vu qu’une simple coïncidence. C’est Pierre Marie qui, en 1892, en a fait un symptôme habituel de la maladie. En 1905, Raymond et Cestan retrouvent dans 9 cas sur 18 des signes de déficit mental et affectif.
L. Van Bogaert leur consacre une étude importante dans L’encéphale (1925, #1). Après avoir rappelé toutes les observations antérieurement publiées, il apporte une statistique personnelle portant sur 31 cas. Les troubles psychiques peuvent se présenter sous deux formes : a) Un état caractérisé tantôt par des variations brusques du caractère et de l’humeur, tantôt par l’indifférence ou une euphorie un peu puérile (18 cas). b) un syndrome mental avec des troubles affectifs beaucoup plus importants. En fait ceux-ci peuvent revêtir l’allure de la mélancolie ou de la psychose maniaco-dépressive. On constate aussi des troubles intellectuels allant d’un simple affaiblissement à la démence complète.
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Le syndrome mental de la sclérose latérale se rapproche par bien des points des syndromes de désintégration sénile. La démence apathique, korsakoïde, incohérente avec thèmes délirants secondaires, la mélancolie, ces états d’allure maniaco-dépressive appartiennent à l’un et à l’autre groupe. Certains malades rappellent étrangement le syndrome presbyophrénique.
L’époque à laquelle apparaissent les premiers troubles psychiques est très variable. Les troubles psychiques peuvent précéder l’apparition des troubles parétiques ou bulbaires de quelques semaines et même d’une ou deux années. Ils peuvent apparaître au moment même où le malade accuse les premiers troubles du langage ou de la marche. Enfin, ils peuvent se monter beaucoup plus tard, quatre à six mois après le début de l’affection.
Les troubles mentaux s’observent aussi bien dans les cas à début bulbaire que dans ceux qui touchent d’abord les membres.
Dans la série des 31 malades de l’auteur, 10 seulement ont présenté des modifications psychiques importantes.
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Ajoutons que la rapidité évolutive de la maladie et l’impotence fonctionnelle des malades font que ces sujets s’adressent rarement dans des établissements psychiatriques. Elles restent par contre entre les mains des neurologues.
Michaux vient de publier deux observations de troubles mentaux dans lesquelles se fait une évolution démentielle terminale précédée. À l’autopsie, on ne trouva que des lésions encéphaliques diffuses sans systématisation focale.
Ant. Porot.