
Psychochirurgie
On englobe, sous ce nom, un certain nombre d’interventions neurochirurgicales portant sur la substance cérébrale et faites dans le but de traiter des troubles mentaux.
Les tentatives de cortectomies partielles faites par Burckjardt en 1890, dans les but de rendre inoffensifs des malades hallucinés dangereux n’eurent pas de lendemain. Egaz Moniz, psychiatre portugais, eut le premier, en 1936, l’idée d’intervenir directement sur les lobes préfrontaux des aliénés, Ce n’est qu’à partir de 1942, à la suite des travaux des auteurs anglo-saxons (Freeman et Watts, notamment) qui cette thérapeutique se développa. Le nombre de malades opérés se chiffre aujourd’hui par dizaines de milliers répartis dans tous les pays.
Rappel anatomo-physiologique. – Le lobe préfrontal a un développement d’autant plus considérable chez les mammifères qu’ils sont plus élevés dans l’échelle animale, ce qui a conduit à lui attribuer un rôle des plus importants dans le psychisme. Les connexions de ce lobe avec le noyau dorsomédian du thalamus et l’hypothalamus ont été précisées. L’ensemble forme un système dans lequel le lobe préfrontal est chargé de l’idéation supérieure, la thalamus de la charge émotionnelle et l’hypothalamus des réactions végétatives qui l’accompagnent. Le but de la psychochirurgie est de supprimer la nuance affective qui charge les préoccupations morbides du psychopathe.
Techniques – Les interventions proposées sont multiples et les techniques ont subi une évolution.
A) Une série d’interventions visent à interrompre globalement les connexions du thalamus avec le lobe frontal. C’est le groupe des leucotomies ou mieux des lobotomies.
À la leucotomie préfrontale de Moniz qui consistait à pratiquer dans la substance blanche de chacun des deux lobes frontaux une série de sections circulaires, a succédé d’abord la lobotomie de Freeman et Watts dont la technique simple permet de sectionner l’ensemble des fibres blanches unissant le lobe frontal aux formations sous-jacentes. On fait un trou de trépan de 1 cm dans le plan de suture coronale à la jonction de deux lignes, l’une verticale passant à 3 cm en arrière du bord externe de l’orbite, l’autre horizontale à 6 cm au-dessus de l’arcade zygomatique. Après avoir vérifié la position des ventricules latéraux, on introduit un leucotome, sorte de bistouri mousse, que l’on fait basculer de haut en bas et de bas en haut, de manière à sectionner les fibres blanches qu’il rencontre sur son trajet. On répète la même opération sur l’autre hémisphère par un trou de trépan symétrique.
Comme il importe surtout de sectionner les fibres internes et les fibres inférieures sous-orbitaires, Freeman, après Fiamberti, utilise actuellement la leucotomie transorbitaire ou transorbitectomie, plus facile dit-il à pratiquer. Après avoir plongé le malade dans le coma par deux électrochocs successifs, il introduit un appareil spécial entre le rebord supérieur de l’orbite et le globe oculaire, sous la paupière relevée, effondre la voûte orbitaire et, pénétrant par cette voie dans le lobe frontal, pratique alors la section des fibres blanches. Rappelons qu’un auteur français, Bériel, avait déjà utilisé cette voie pour faire une biopsie cérébrale chez les paralytiques généraux.
Certains auteurs ont encore simplifié les techniques et, au lieu de pratiquer l’intervention sanglante, injectent dans le lobe frontal des substances destinées à détruire les fibres blanches. C’est ainsi que Fiaberti a injecté de la formaline, Bucaille de la novocaïne, Woringer de l’uro-sélectan, Lindshom a même essayé de pratiquer la lobectomie par ultrasons.
B) Certains auteurs, rebutés par la section globale que réalisait la lobotomie, ont voulu, en se basant sur la cyto-architectonie et l’étude des connexions entre chaque aire corticale et le thalamus, pratiquer une psychochirurgie sélective. C’est ainsi que Poll, suivi en France par Le Beau, a créé la topectomie qui est une résection des aires 9 et 10. Le Beau s’est attaqué au cortex cingulaire en réséquant les aires 24 et 32. Scoville, enfin, a pratiqué des sections sous-corticales, c’est-à-dire une sorte de leucotomie parallèle à la face profonde du cortex, coupant les connexions entre la substance blanche et les aires 9 et 10.
C) Enfin, on a essayé de détruire électivement le noyau dorsal médian du thalamus en pratiquant grâce aux méthodes stéréotaxiques, des thalamo-coagulations. C’est ainsi que Spiegel, aux États-Unis, Baudoin, Puech et surtout David et Talairach en France, on pratiqué des coagulations électives du thalamus, et même du bras antérieur du thalamus.
L’accord semble se faire aujourd’hui sur l’insuffisance des sections localisées et sur la nécessité d’une section globale par voie orbitaire ou temporale.
Indications et contre-indications. – C’est contre les troubles psychiques que furent pratiquées les premières interventions : qu’il s’agisse de névrose ou de psychose quelle que soit l’étiquette nosologique mise sur l’affection en cours, on constata rapidement que le facteur anxieux représentait l’indication opératoire primordiale. Seuls en effet les malades présentant une tension anxieuse d’une certaine intensité, de la douleur morale, des éléments émotifs et inhibiteurs graves, peuvent tirer délirantes elles-mêmes, il faut distinguer deux cas : si elles sont primitives et responsables de l’anxiété du malade, l’intervention a peu de chances de les influencer ; si au contraire l’anxiété est primaire et secondairement rationalisée par des idées délirantes, on peut espérer que la suppression de l’anxiété amènera celle des troubles de la sphère intellectuelle.
La psychochirurgie ne connaît donc que des indications opératoires avant tout symptomatiques et individuelles, bien que certains groupements symptomatiques puissent représenter des indications meilleures que d’autres. On peut citer, en allant des meilleurs aux moins bonnes indications : les troubles psychasthéniques graves avec obsessions et confusion surtout s’ils se développent sur un terrain introverti ; par contre, chez les hypocondriaques, où l’extraversion semble plus marquée, l’intervention ne donne habituellement que des résultats défavorables ; l’anxiété, l’angoisse tous les syndromes anxieux, quelle que soit leur intensité, peuvent bénéficier de cette thérapeutique, ainsi que les états mélancoliques et dépressifs graves, surtout ceux qui s’accompagnent de tentatives de suicide. Les résultats sont déjà moins bons dans les troubles thymiques de la série maniaque, et notamment dans la manie chronique. Ils sont irréguliers chez les schizophrènes ; les formes paranoïdes semblent mieux répondre au traitement que les formes hébéphréniques. On a enfin étendu les indications opératoires aux troubles psychiques chez les épileptiques, à l’agitation psychomotrice des arriérés.
Les succès brillants obtenus dans les cas de tension anxieuse ou de douleur morale, ont incité certains auteurs à appliquer cette méthode à des malades normaux au point de vue psychique, mais présentant des douleurs organiques intolérables et sur lesquelles toutes les autres thérapeutiques étaient inefficaces. Le Beau distingue très justement la douleur de la souffrance, celle-ci étant la résonance affective de celle-là. En cas d’intervention la souffrance est supprimée, la douleur persistant mais le malade y paraissant indifférent. Ce sont donc les algies graves ayant résisté à toutes les autres thérapeutiques, même neurochirurgicales (cordotomie, radicotomie, etc.) qui semblent représenter des indications possibles ; tout d’abord celles de cancéreux, inopérables, soumis à des doses importantes d’opiacés, devenus de véritables toxicomanes ; on a opéré également des malades présentant des lésions du système nerveux central (tabés, syndrome thalamique) ou du système nerveux périphérique (séquelles de zona, anesthésia dolorosa du trijumeau postopératoire, coxalgie, douleurs des membres ou des moignons fantômes).
Certains ont cru pouvoir étendre les indications de la psychochirurgie à des cas dans lesquels elle ne paraît pas indiquée de façon certaine, car elle n’y donne que des résultats souvent décevants. Le Beau a opéré des psychalgies (névralgies faciales atypiques, douleurs des morphinomanes, céphalées rebelles). On a également proposé d’opérer des toxicomanies, des malades présentant des troubles du caractère et même des délinquants. Dans tous ces cas les indications sont discutables et les résultats douteux.
Les contre-indications sont, en fait, peu nombreuses. Il n’est pas indiqué d’opérer un malade ayant dépassé l’âge de 60 ans, dont les artères cérébrales fragiles risquent d’être à l’origine d’une hémorragie opératoire fatale ; Brousseau a toutefois rapporté un résultat remarquables chez un malade âge de 75 ans. Un taux s’urée élevée, un état cachectique, doivent faire suspendre ou reculer l’intervention. La tuberculose ne semble pas une contre-indication importante, et certains cas auraient même été améliorés par la psychochirurgie (Freeman). Enfin, il paraît illogique de proposer une intervention mutilante quand les troubles ont pour cause une atrophie cérébrale, traumatique, sénile, ou autre.
Résultats. – Après une période post-opératoire marquée par un état confusionnel généralement important, global, avec inertie, indifférence, perte de toute initiative, gâtisme, petit à petit le psychisme se reconstruite ; non pas au hasard, mais en fonction de la personnalité antérieure. Quant aux idées délirantes et aux troubles affectifs, ils sont différemment intéressés par l’intervention, selon les cas, ainsi que nous l’avons vu plus haut. Mais s’ils ne disparaissent pas complètement, ils deviennent presque toujours plastiques, moins stables, plus accessibles à la psychothérapie ; c’est ce qui explique la nécessité absolue d’imposer au patient, après l’intervention, un changement de cadre et surtout une rééducation dont l’importance est telle que l’intervention ne devra pas être entreprise si cette dernière ne peut être assurée dans des conditions convenables.
L’intervention permet une reconstruction, elle ne l’apporte pas. Les auteurs ont essayé de décrire une « personnalité post-opératoire » essentiellement caractérisée par une euphorie pouvant aller jusqu’aux manifestations de type hypomaniaque, une indifférence à tous les événements familiaux ou autres, mêmes importants pour le malade. L’amélioration se manifeste de façon extrêmement capricieuse, lente ou rapide, transitoire ou durable d’emblée. Aussi, en règle générale, il faut savoir qu’il sera impossible de porter des conclusions fermes avant que six mois se soient écoulés depuis l’intervention : on attendra deux ans avant de faire un pronostic à plus longue échéance.
La mortalité opératoire est tombée de 4 à 1 % et serait deux fois moindre dans la transorbitectomie que dans la lobotomie (Freeman) ; le plus souvent elle est due à une hémorragie cérébrale. Les séquelles les plus fréquemment signalées sont l’incontinence d’urines ou de matières (qui régresse généralement), la boulimie et surtout l’épilepsie tardive dont la fréquence varie selon les conditions de L’intervention et la nature de celle-ci (1 à 3 $ seulement dans la transorbitectomie, selon Freeman).
Rien n’est plus difficile à comparer que les statistiques concernant la psychochirurgie. Il faudrait en effet que l’accord soit fait sur les diagnostics posés, que les critères de guérison soient identiques et que l’ancienneté de la maladie soit signalée. Il n’en est rien, dans la plupart des cas. Les résultats sont nettement meilleurs quand la maladie a évolué depuis moins longtemps.
Mais, dans certains cas où elle a donné des résultats brillants, après quelques mois seulement d’évolution de la maladie, on peut se demander si l’intervention chirurgical n’a pas été abusive. Freeman, chez plus mille malades constate que les bons résultats (malades gagnant leur vie) sont obtenus dans 2 cas sur 3 quand l’hospitalisation a duré moins de 6 mois ; par contre, il n’y a plus qu’un bon résultat sur 10 après 7 ans d’hospitalisation, les chiffres décroissant régulièrement entre ces deux extrêmes. Encore faut-il distinguer les résultats cliniques, sociaux et personnels qui ne se recouvrent pas nécessairement.
Les statistiques les plus solides et les plus récentes sont celles de Freeman et Watts portant sur 200 malades opérés entre 1936 et 1943, c’est-à-dire pour lesquels dix ans au mois se sont écoulés depuis l’intervention. En gros, 10 ans et plus après la lobotomie, 40 malades (20%) étaient morts et 160 survivaient (80%), sur lesquels 59 (30% du total) restaient hospitalisés. On peut donc dire que, dix ans après, la moitié au moins des malades a tiré un bénéfice marqué de l’intervention. Les chiffres que nous avons rapportés avec Descuns portant sur plus de 100 cas, mais avec un recul de deux ans sont assez analogues. Il faut encore tenir compte des raisons de l’intervention dans l’appréciation des résultats : les résultats favorables diminuent avec le temps lorsqu’il s’agit de schizophrènes, alors qu’il s’améliorait plutôt en ce qui concerne les mélancolies d’involution.
Limites et légitimité. – Une méthode aussi audacieuse ne pouvait pas ne pas susciter de critiques, fondées souvent, il faut le reconnaître, sur une extension abusive des indications opératoires.
On a reproché (Baruk) à la méthode de transformer une psychose « fonctionnelle » en une maladie organique ; mais quelles sont les limites exactes entre ces deux entités ? Egaz Moniz, dans son article princeps de 1936, faisait déjà justement remarquer « ces tentatives paraissent destinées à troubler encore plus le cerveau déjà malade des aliénés.
Ce sont cependant les organes malades que l’on traite médicament ou chirurgicalement ». Cette remarque qui ne fait pourtant que traduire une évidence semble ignorée de ceux que rejettent systématiquement la psychochirurgie sous le prétexte qu’elle transforme la personnalité du malade et dans un sens défavorable déficitaire.
Les perturbations provoquées par la psychochirurgie sont la perte de la « chaleur émotionnelle » qui sous-tend l’affectivité normale ; la puérilité, la passivité, l’interférence ; les perturbations seraient moins marquées dans le domaine intellectuel où l’affectivité pragmatique réalisatrice (Lhermitte), serait le plus nettement touchée, l’intensité et la durée de ces perturbations existent et sont très variables. Deux points très importants sont à considérer avant une telle intervention, l’état intellectuel et la profession du malade ; les conséquences fâcheuses éventuelles ne seront pas els mêmes chez un malade au psychisme très altéré ou chez un malade peu touché, chez un intellectuel ou chez un manuel.
On a admis, une fois pour toutes et sans nuances, le principe de cette altération de la personnalité. En fait, les choses sont plus complexes. Ces altérations ne sont pas si profondes qu’on veut bien l’affirmer ; elles diminuent généralement avec le temps ; les tests pratiqués chez les malades opérés ne montrent pas, sauf déficit pathologique antérieur, d’altérations dues en propre à l’intervention psychochirurgicale.
Il faut également garder présent à l’esprit le caractère holistique du fonctionnement cérébral : le cerveau fonctionne comme un tout ; dans la mesure où l’intervention supprime certains circuits et certaines activités psychiques, elles peuvent parfaitement être reprises en charge par d’autres parties du cerveau. Chacun peut citer des cas remarquables par la qualité du résultat obtenu, étant donné la gravité de l’état préopératoire.
De toutes façons, l’accusation faite à la psychochirurgie de transformer la personnalité du malade devrait s’appliquer à toutes les thérapeutiques, y compris la plus élémentaire des psychothérapies, puisque s’est précisément là le but recherché : modifier dans un sens favorable à l’intéressé un psychisme qui rend sa vie ou son adaptation sociale à peu près impossibles.
D’autres objections, enfin, répondent à des considérations éthiques ou doctrinales. La psychologie pavlovienne postule l’intégrité des circuits cortico-viscéraux pour l’établissement et la permanence notamment des réflexe conditionnés ; on ne saurait sans inconvénient grave les rompre à un niveau quelconque ; d’où l’interdiction d’une telle méthode en U.R.S.S. Les considérations éthiques n’ont de valeur que si les accusations sur lesquelles elles reposent sont fondées, ce qui ne nous semble pas prouvé ; mais elles ont le mérite d’attirer l’attention sur les abus possibles de la méthode : traiter un malade pour la seule raison que sa famille trouve son entretien en clinique ou à l’hôpital trop onéreux n’est pas admissible ; faire opérer des psychopathes chroniques, agités ou turbulents, dans le seul but d’en rendre la garde plus facile n’est pas plus acceptable. En toute hypothèse il convient de chercher toujours d’abord et exclusivement l’intérêt personnel du malade.
Ceci dit, il existe aussi un « abstentionnisme agressif » (H. Ey) et l’on peut évoquer avec David les remords qui accableront le médecin devant le suicide d’un malade chronique à qui le secours de psychochirurgie aura été refusé.
Le vrai problème consiste à fixer les limites de la psychochirurgie. Pour nous, trois conditions, au moins doivent être remplies :
La longue durée de l’évolution de la maladie et, partant, l’incurabilité spontanée plus que probable ; la gravité des symptômes et l’infirmité sociale qui en découle pour le malade ;
L’échec ou l’impossibilité de tous les autres traitements psychiatriques dûment essayés (électrochocs, cure de Sakel, neuroleptiques, psychothérapie, etc.)), à moins de contre-indications sérieuses. Il va de soi qu’un bilan psychologique et somatique complet doit précéder la décision opératoire ;
La possibilité d’une rééducation post-opératoire sérieuse : l’intervention permet une reconstruction, elle ne l’apporte pas.
Si l’on sait enfermer les indications opératoires dans ces exigences sérieuses, il y a bien peu de chances pour que l’on fasse une intervention abusive.
Sous ces réserves, la psychochirurgie paraît légitime, mais on ne s’étonnera pas de la médiocrité des résultats obtenus dans des conditions aussi rigoureuses. Le perfectionnement des techniques et des indications permettra, il faut l’espérer, d’être moins exigeant et, partant, d’avoir plus de succès. Le moyen est dangereux, mais le but est louable. « Le psychiatre a le droit de guérir malgré lui un malade incapable d’un consentement valable à une opération » (mais il faut évidemment obtenir celui de la famille) « mais seulement pour autant que l’exercice de ce droit n’est pas une expérimentation insouciante des risques de nuire ». (Courbon)
Maurice Porot.

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