Pourquoi rêver ?

Pourquoi rêver quand il y a tant à faire ?

Loin d’être improductive, le sommeil et le rêve seraient essentiels à l’apprentissage et à la mémorisation.

Par Dominique Nancy

Roger Godbout ne se souvient jamais de ses rêves. Pourtant, ce professeur du Département de psychiatrie de l’Université de Montréal figure parmi les chercheurs qui attribuent aux songes un rôle actif dans l’équilibre psychologique et dans la mise en mémoire de l’information.

Selon lui, les rêves optimisent nos capacités d’apprentissage. De nombreuses recherches expérimentales sur les relations rêve-sommeil-mémoire le confirment déjà : l’assimilation des connaissances est optimale lorsqu’elle est suivie d’une période de repos.

Mais quelle phase du sommeil (voir l’encadré) permet de consolider les expériences nouvelles ? On l’ignorait jusqu’à ce que des chercheurs comme Roger Godbout mènent des travaux sur l’animal.

« Priver des rats de sommeil paradoxal, période où les rêves sont plus pénétrants et plus fréquents, altère l’apprentissage de nombreuses tâches », affirme ce spécialiste de la neurobiologie psychiatrique.

Ses travaux sur les rats ont mis en évidence un lien fonctionnel entre l’activation cérébrale pendant le sommeil paradoxal et l’apprentissage de tâches – comme l’orientation spatiale – qui requièrent la contribution du cortex préfrontal.

Dans l’une des expériences qu’il a mise au point, un rat doit nager dans un bassin rempli d’eau opaque et trouver une plateforme sur laquelle il peut se réfugier. Des repères visuels sur les bords du bassin permettent à l’animal d’apprendre à situer la plateforme. Le rat privé de sommeil paradoxal réussit cet entraînement, mais ne parvient plus à retrouver la plateforme lorsqu’elle est déplacée. En revanche, le rat dont le sommeil paradoxal n’est pas altéré retrouve la plateforme où qu’elle soit grâce aux repères visuels.

« Cela suggère que l’effet de la privation de sommeil paradoxal diffère selon la nature de la tâche à mémoriser et son degré de complexité », estime M. Godbout.

D’autres expériences de ce genre ont montré que la privation de sommeil paradoxal ne nuit pas à la mémorisation de l’information lorsque la tâche est simple ou parfaitement maîtrisée. Mais la proportion de sommeil paradoxal nécessaire s’accroit lorsque les rats apprennent de nouveaux éléments d’information. « C’est comme s’il y avait urgence à mettre en mémoire les données apprises », note le chercheur.

L’augmentation de la période de sommeil paradoxal est aussi observable chez les humains en situation d’apprentissage, souligne pour sa part Tore Nielsen, directeur du Laboratoire des rêves et cauchemars au Centre d’étude du sommeil et des rythmes biologiques de l’Hôpital du Sacré-Cœur. « La durée du sommeil paradoxal est beaucoup plus élevée au tout début de la vie, période critique pour les acquisitions fondamentales, fait-il remarquer. De plus, il a été démontré que certains handicapés mentaux n’ont pas de longues périodes de ce type de sommeil. »

D’où l’idée que l’assimilation de l’information serait dépendante du sommeil paradoxal ou du rêve.

L’hypothèse reste néanmoins débattue. D’abord parce que les rêves, contrairement à ce qu’on croit, ne surviennent pas uniquement au cours du sommeil paradoxal. « Le sommeil lent est lui aussi peuplé de rêves, soutient M. Nielsen. On se souvient toutefois mieux de ceux qui se produisent durant le sommeil paradoxal, car ce stade précède généralement le réveil.»

De plus, la consolidation des connaissances pourrait se dérouler tout aussi bien pendant l’éveil. Des chercheurs de l’Université d’Arizona ont observé que des décharges neuronales particulières – des ondes à « front raide » -, présentes chez les rongeurs durant le sommeil lent, se produisent de nouveau au cours d’un apprentissage spatial et quelques heures après l’expérience.

Leur étude évoque la possibilité que cette activité neuronale concentrée dans l’hippocampe (une région du cerveau associée à la mémoire) permettrait de traiter les éléments d’information pendant le sommeil lent après quoi ils seraient transférés au néocortex, où ils seraient stockés de façon durable.

Rôle complémentaire

Le sommeil lent pourrait donc lui aussi jouer un rôle dans la mémorisation. Les données comportementales montrant que les performances mnésiques de l’animal sont liées à l’activité électro-physiologique observée pendant cette phase de sommeil sont cependant plus que pauvres. Certains scientifiques défendent néanmoins l’idée que ce type de sommeil servirait à éliminer l’information non pertinente à la réalisation d’une tâche. Quant au sommeil paradoxal, il serait là pour renforcer l’information utile. Le rôle des deux stades du sommeil serait alors complémentaire.

Les phases du sommeil

Le sommeil comporte deux grandes périodes : le sommeil lent et le sommeil paradoxal. Le sommeil lent, qui compte pour 80 % du temps de sommeil, se subdivise en quatre phases caractérisées par des ondes cérébrales de plus en plus amples et lentes (ondes delta). Pendant ces stades successifs, le dormeur passe du sommeil léger (phases 1 et 2) au sommeil profond (phases 3 et 4).

Phases du sommeil
Phases du sommeil. Tableau.

La première période de sommeil lent dure environ 90 minutes et est habituellement suivie du sommeil paradoxal, qui doit son nom à la présence d’ondes caractéristiques de l’état de veille, c’est-à-dire de faible amplitude et de fréquence élevée (ondes bêta). Cette période, qui est celle où surviennent les rêves dont on se souvient, est également caractérisée par des mouvements oculaires rapides et une chute du tonus musculaire.

Une nuit normale comporte quatre ou cinq cycles de sommeil lent – sommeil paradoxal. Cette hypothèse est corroborée par les résultats d’un chercheur de l’école de médecine de l’Université Harvard qui a constaté que le gain de performance augmente avec la durée du sommeil lent et du sommeil paradoxal. En outre, il a montré que le sommeil de la première nuit suivant l’apprentissage est indispensable à l’amélioration de la performance mnésique.

On apprendrait donc en dormant ? – Oui et non, répond Roger Godbout Pour que l’encodage s’opère, le cerveau doit comprendre, c’est-à-dire effectuer un traitement de l’information et établir des liens.

Ce n’est donc pas en plaçant un magnétophone sous son oreiller qu’on acquiert une langue étrangère! « Ceux qui essaient de vous faire croire le contraire sont des charlatans », allègue le professeur.

Récemment, on a cru pouvoir raffiner la théorie du rôle des deux phases du sommeil dans la consolidation de l’apprentissage. Des données laissent en effet à penser que le sommeil lent facilite la mémorisation des connaissances déclaratives (comme les tâches verbales et perceptives), alors que le sommeil paradoxal favoriserait la mémoire procédurale, qui permet les apprentissages liés aux fonctions motrices (comme rouler en vélo). Le fait que l’activité neuronale et psychique est continue tout au long du sommeil, depuis l’endormissement jusqu’au réveil, conforte cette idée.

« C’est une théorie à la mode », estime quant à lui le psychologue français Michel Jouvet, auteur de plusieurs ouvrages sur le sommeil et à qui l’on doit l’expression « sommeil paradoxal ». Dans Le grenier des rêves, il souligne qu’on n’a pas encore réussi à mettre en évidence des troubles de la mémoire chez les patients dépressifs privés de sommeil paradoxal (certains antidépresseurs suppriment tout bonnement le sommeil paradoxal).

« On a même décrit le cas d’un blessé de guerre qui avait reçu des éclats d’obus dans le tronc cérébral, à l’endroit où sont situés les systèmes qui déclenchent le sommeil paradoxal. Malgré l’absence de cette phase de sommeil, ce blessé devenu avocat a pu mener une vie professionnelle tout à fait normale », rapporte-t-il.

D’après M. Jouvet, le sommeil paradoxal et l’activité onirique qui l’accompagne pourraient servir à « programmer » les espèces à sang chaud, soit les oiseaux et les mammifères, chez qui la division des cellules neuronales cesse peu de temps après la naissance (contrairement aux animaux à sang froid, qui continuent de produire de nouveaux neurones). Selon cette théorie.

L’assimilation des connaissances est optimale lorsqu’elle est suivie d’une période de repos. Chaque individu repasserait dans son esprit les événements de la journée pour n’en retenir que ce que son patrimoine génétique considère comme important. Cette sélection de l’information permettrait d’établir le lien entre l’inné et l’acquis et pourrait ainsi être à l’origine de l’identité individuelle. Aussi attrayante que cette idée puisse paraître, elle demeure une hypothèse.

Le mystère persiste

Le débat sur le rôle des rêves est donc loin d’être clos et M. Jouvet reconnaît que les résultats des recherches donnent la fâcheuse impression de se contredire. On ne sait par conséquent toujours pas avec certitude pourquoi on rêve. « Il s’agit d’une activité très énigmatique, admet Roger Godbout.

On en connaît encore peu sur les mécanismes liés à la production des rêves. Mais il serait invraisemblable que le sommeil paradoxal, relativement dangereux pour un animal du fait de l’atonie musculaire qui l’accompagne, ait persisté depuis des millions d’années s’il n’avait eu aucune fonction particulière. »

À Caen, en France, des chercheurs de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale ont pour leur part établi que le cerveau réagit aux actions de façon semblable que la personne soit en sommeil paradoxal ou réveillée.

Les rêves érotiques seraient même liés à des réactions physiologiques comparables à celles de l’activité sexuelle réelle. Pour le cerveau, rêver d’une nuit torride avec l’être cher équivaudrait donc à la vivre vraiment. C’est peut-être ce qui expliquerait pourquoi certains ont tendance à prendre leurs rêves pour des réalités…

Quelques personnes parviennent à retrouver la conscience alors qu’elles rêvent et à communiquer avec les expérimentateurs par le mouvement des yeux.

On appelle cet état mental « rêve lucide ». Au cours d’un rêve lucide, le rêveur prend conscience qu’il est en train de rêver. Le rêveur lucide qui fait un cauchemar, par exemple, n’a pas besoin de se réveiller pour échapper à son mauvais rêve. Il sait que son songe est aussi inoffensif qu’un film d’horreur et il peut même arriver à en contrôler le contenu. »

Le chercheur, qui tente de quantifier les courants émis par les neurones du cortex avant et pendant le rêve lucide, a déjà démontré qu’un certain degré d’activation corticale est nécessaire à la prise de conscience pendant le rêve.

Les sujets ne peuvent pas faire semblant de dormir ou de simuler un rêve lucide, puisqu’il est impossible de feindre la paralysie musculaire qui accompagne le sommeil paradoxal. De plus, les mouvements horizontaux et verticaux extrêmes des yeux, auxquels recourent les rêveurs lucides pour communiquer, ne se produisent pas en temps normal durant le sommeil et ils sont facilement repérables sur l’électro-oculogramme.

Le rêve lucide demeure donc un phénomène « paradoxal », car il suppose que la personne soit en pleine possession de ses facultés cognitives alors que le sommeil est habituellement défini comme une suspension complète des processus conscients.

Revue Les diplômés, automne 2001 #401.

Planotopokinésie : Nom donné par P. Marie, R. Bouttier et Percival Bailey à un trouble profond de l’orientation spatiale dans ses rapports avec l’exécution des mouvements volontaires, entraînant la maladresse de ces derniers.

À lire aussi :

Le sommeil est peuplé de rêves.
Le sommeil est peuplé de rêves. Image : © Megan Jorgensen.

Laisser un commentaire