Passion, états et délires passionnels

Passion, états et délires passionnels en psychiatrie

I. Considérations générales : – Les passions, ces mouvements de l’âme, ont inspiré des dissertations philosophiques (Descartes, Bossuet, Kant) reflétant les doctrines de leur époque ; et les aliénistes du XIXe siècle ont considéré les passions comme des causes ou des formes de folie.

Toute définition de la passion porte la marque des théories psychologiques du moment et celle de Ribot, longtemps admise : « La passion est une émotion prolongée et intellectualisée ayant subi de ce double fait une métamorphose nécessaire » est passible de critique faite à l’ancienne psychologie associationniste qui n’envisageait dans le psychisme que des unités élémentaires isolées par abstraction.

La psychologie contemporaine envisage la passion sous l’angle de l’expérience vécue et des structures acquises engageant toute la personnalité. Lagache énumère ainsi les éléments structurels de la passion : L’intensité affective, la discrimination systématique de ce qui n’est pas favorable au but, l’imagination affective, la logique intrinsèque vécue sinon pensée. H. Ey définit la passion : « Le développement « historique » d’événements vécus en fonction d’un système conscient d’affects. » L’élément affectif reste donc la dominante caractéristique de la passion. Tant que le sujet garde sa conscience, sa lucidité, et une maîtrise suffisante de ses actes, la passion peut être un élément dynamique qui valorise les entreprises ou les croyances auxquelles elle s’attache. « La structure passionnelle fait l’unité et la fécondité de certaines existences; elle est alors bonne et saine » (Lagache). Mais il n’en est malheureusement pas toujours ainsi et trop souvent l’exaspération sentimentale entraîne des perturbations dans l’équilibre mental ou le comportement du sujet. La passion devient alors un état morbide.

Dans les formes mineures de ces attachements excessifs, il peut s’établir pour le jeu, pour des perversions sexuelles, pour l’alcool et certaines drogues, des habitudes tyranniques qui asservissent le sujet et créent une appétence et un état de besoin morbides, comme il se voit dans les toxicomanies. Des répercussions fâcheuses sur la conduite, la moralité, en sont la conséquence.

Dans les formes majeures, où le dérèglement affectif est intense et envahissant, on peut observer de graves désordres connus en pathologie mentale sous le nom d’états passionnels, de délires et de psychoses passionnels que nous allons étudier.

Toutes nos passions, pourrait-on dire, ont une racine dans la satisfaction ou la défense d’un instinct : instinct sexuel qui à l’origine de l’amour et de ses ardeurs, instinct de conservation qui porte à la défense personnelle, à la haine, à la jalousie, à la colère, à la vengeance; instinct altruiste et social qui engendre les idéologies politiques et religieuses et leurs exaltations.

II Étude clinique des états passionnels morbides. – On dit qu’il y a état passionnel chaque fois que le potentiel affectif attaché à un sentiment ou une idée, à un être ou à un objet, s’est accru au point de polariser sur lui toute l’activité cérébrale, troublant l’équilibre mental, obnubilant parfois le jugement, éteignant le sens critique et dictant un comportement antisocial. L’état passionnel peut, tantôt, plonger le sujet dans le désarroi moral et l’anxiété aiguë avec toutes ses conséquences (raptus anxieux, décharges impulsives avec ou sans obnubilation confusionnelle) ou, au contraire, raidir son dynamisme (hypersthénie, outrance des réactions affectives), l’orienter dans des actions excessives et dangereuses. Tout cela peut s’accompagner, du moins au moment des paroxysmes, d’un cortège de manifestations neurovégétatives et physiologiques : insomnie, amaigrissement, tremblement, éréthisme circulatoire. Des réactions tragiques peuvent exploser et ne sont pas rares.

De telles manifestations peuvent être accidentelles, isolées dans la vie du sujet et déclenchées seulement par un concours de circonstances favorables : ce sont les crises passionnelles simples.

Mais très souvent, certaines conditions de tempérament, certaines constitutions morbides qui se doublent d’états passionnels, créent de véritables psychoses à évolution plus ou moins latente, permanente ou paroxystique.

Tenant compte de ces différentes données, ont peut décrire en clinique plusieurs types d’états passionnels morbides.

1. Crises passionnelles passagères. –

a) Le type de ces genres est réalisé par l’état passionnel de l’amoureux jaloux : crise exaspérée souvent par la coquetterie ou les résistances du partenaire ou des oppositions malencontreuses du milieu. Il n’est pas rare de voir, dans certaines circonstances, surgir des réactions dramatiques (meurtres, suicides).

b) Signalons aussi quelques crises mystiques, certaines exaltations politiques ou idéologiques transitoire pouvant aller jusqu’au fanatisme, – emballements de jeunes que l’âge assagit.

2 États passionnels à charge progressive. – Des conflits affectifs légers mais répétés, des incompréhensions entre sujets vivant dans le tête-à-tête d’une vie commune, ou des hostilités sournoises entre voisins peuvent à la longue et, par une lente maturation, accroître l’éréthisme affectif et le tendre au point de provoquer à un moment donné une décharge explosive. Certains drames de famille (« belles-mères tragiques »), certaines querelles sanglantes à propos de mitoyenneté, certains drames coloniaux entre Européens vivant en tête-à-tête dans la brousse sont des exemples très nets de ces états passionnels.

3 Délires et psychoses passionnels. – Certains sujets sont portés par tempérament à l’exaltation affective continue. Cette exaltation passionnelle va se cristalliser un jour sur un sujet ou sur un thème déterminé : la psychose centrée alors sur une idée prévalente va se développer, se nourrir d’interprétations secondaires, s’exaspérer de refus, de contrariétés et l’on verra se constituer un véritable délire chronique et progressif.

Ces délires passionnels s’appartiennent à la paranoïa. H. Ey estime que les psychoses dites passionnels ne sont qu’un aspect du vaste groupe de psychoses paranoïaques où les troubles de la vie affective jouent un rôle prépondérant, les délires allant depuis la structure passionnelle jusqu’à la structure hallucinatoire. Ils ont été bien étudiés en France, en 1913, par Dide et Guiraud (« idéalistes passionnés ») et surtout par Clérambault, à propos de l’érotomanie. Ce dernier auteur a établi une différence entre le délire passionnel et le délire d’interprétation du type Sérieux et Capgras; alors que ce dernier est un délire irradiant « en réseau », le premier est un délire « en secteur » à caractère paranoïaque et hypersthénique; le début du délire interprétatif est imprécis, tandis que celui du délire passionnel se fait généralement par une explosion idéo-affective. Clérambault a bien dissocié les composants étiologiques de son délire érotomaniaque : une aptitude ancienne à la ténacité, des dispositions récentes que caractérise l’instabilité émotive et enfin l’aptitude actuelle d’expectation passionnée succédant à la passivité. L’idée et le sentiment prévalents ne sont jamais abandonnés, mais il peut exister de grands paroxysmes, ce que l’on a appelé des « moments féconds » et chaque poussée enfonce davantage le délire dans l’esprit du sujet. Ces délires aboutissent souvent à des réactions antisociales et parfois aussi à des gestes tragiques.

La vigueur intellectuelle peut être conservée longtemps, amis chez certains sujets des poussées paroxystiques peuvent amener une désagrégation de la personnalité qui peut s’effondrer dans la démence paranoïde. Les types les plus courants de ces délires passionnels sont, après les érotomanes, les jaloux, les revendicateurs, les mystiques, les magnicides.

II. considérations pratiques et médico-légales. L’isolement, l’éloignement du milieu et des circonstances génératrices d’un état passionnel aigu amènent souvent une sédation heureuse et rapide quand il ne s’agit que d’une crise accidentelle et que le fond mental n’est pas très altéré. Mais ces mesures sont souvent difficiles à imposer à un sujet qui ne se croit pas malade et, au surplus, ne veut pas que l’on s’occupe de ses affaires. C’est question de doigté et d’autorité morale. On prendra prétexte d’un désordre physiologique quand il existe : insomnie, amaigrissement. Les opiacés, le sédol surtout, donnent un soulagement rapide, mais temporaire; quelques électrochocs rapprochés ont souvent, aussi, cet heureux résultat. La psychothérapie peut alors poursuivre l’action sédative.

Lorsque, au contraire, on se trouve en présence d’un état passionnel manifestement délirant (jalousie, persécution, érotomanie, paranoïa), on est pleinement autorisé à provoquer l’hospitalisation par placement d’office, surtout s’il y a eu des réactions antisociales graves. Mais avec les paranoïaques, avec les idéalistes passionnés, on sera souvent en butte à des revendications ultérieures; ils se plaindront de séquestration arbitraire ou de vengeance politique.

Conséquence de tous ces états, les drames et les crimes passionnels créent, dans la pratique médico-légale psychiatrique et le terrain pénal, des cas d’interprétation souvent délicate. Ces problèmes ont été largement débattus et ont fait l’objet d’un important rapport de Lévy-Valensi (Congrès de Médecine légale, 1931). Il saurait y avoir de doctrine unique en la matière, il n’y a que des cas d’espèce. Pour les actes anti-sociaux commis à l’occasion de crises passionnelles passagères, le paroxysme anxieux a pu se couronner, à un moment donné, d’un nuage d’obnubilation confusionnelle, ce qui pourrait atténuer la responsabilité du sujet. Mais, en général, il y a toujours assez de conscience et de lucidité pour que l’inculpé garde une responsabilité de principe. Dans tous les autres cas, il convient de rechercher, en remontant dans le passé du criminel, les tares constitutionnelles, la structure paranoïaque, les dispositions hypermotivées anxieuses ou obsédantes habituelles, les thèmes franchement délirants qui ont pu s’organiser et l’amener à la réaction antisociale. Mais alors toute conclusion d’irresponsabilité, basée sur des éléments pathologiques doit entraîner l’internement, la protection sociale devant rester la préoccupation dominante de l’expert.

Ant. Porot.

Voir aussi :

Filles passionnées. « Chaque passion parle un différent langage. » (Nicolas Boileau, poète français, né en 1636 et mor en 1711). Photo : Megan Jorgensen.
Filles passionnées. « Chaque passion parle un différent langage. » (Nicolas Boileau, poète français, né en 1636 et mor en 1711). Photo : Megan Jorgensen.

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