Le monde impalpable de la spiritualité et la mort
Pour comprendre un phénomène immatériel, pour se représenter en état impossible à percevoir, pour passer de la chose perçue à la représentation non perçue, en somme pour penser la métamorphose des consciences, la mort fournit une excellente illustration.
De la perception à la représentation de la mort
Les lézards et les sauriens piétinent les cadavres de leurs congénères, qui ne sont pour eux que des obstacles. Les mammifères supérieurs, eux, établissent une différence entre un être vivant et son cadavre. Un chien peut se soumettre à son maître tant qu’il voit en lui un chef de meute, puis le manger après sa mort s’il le regarde comme un gibier ou une charogne. Un grand nombre de mammifères perçoivent le mort, qui trouble leurs émotions, et se représentent la mort, qui prend la signification du vide, du manque d’un être d’attachement dans le corps et encore là, perçu, mais ne comble pourtant plus les liens affectifs auparavant tissés.
À partir de l’étrangeté de la perception du mort, ils ne peuvent plus se représenter l’être d’attachement qu’il est comblait d’affects. Le cadavre, au lieu d’évoquer un proche, déclenche une étrange représentation sensorielle de manque. C’est pourquoi tant d’animaux sont désemparés face aux cadavres d’un proche, auprès duquel ils manifestent des comportements altérés et des troubles biologiques de stress.
Les observations en milieu naturel l’attestent. Les éléphants s’affolent devant le cadavre d’un congénère tué par un braconnier (Moss, 1989). Ils s’agenouillent, tentent de le relever, essayent d’enfourner de force dans sa bouche des brassées d’herbe. Après quelques heures d’efforts désespérés, ils recouvrent le corps de branchages, s’y frottent encore un peu. Ils ont du mal à le quitter.
Les comportements des singes désemparés pour la mort d’un proche ont souvent été décrits (De Waal, 1997). Les petits protestent, puis, désespérés, cessent de manger et de boire pour rester collés contre le cadavre de leur mère. De même, il n’est pas rare de voir une famille portée pendant plusieurs jours le corps en décomposition de son petit sans parvenir à s’en détacher.
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De leur côté, nos enfants mettent plusieurs années à développer leur aptitudes à l’abstraction et elle intériorisation des symboles de leur culture. L’animisme des petites années les pousse à concevoir la vie et la mort comme en flux permanent et réversible (Lonetto, 1988). Leur cheminement intellectuel vers la conscience de la mort passe d’abord par ce qu’ils éprouvent lors d’une séparation affective.
L’universel jeu de « coucou » fait alterner l’étonnement de la disparition et la réjouissance de la réapparition. Le jeu de « mort ou vif », en Angleterre, fait beaucoup rire les enfants car l’idée de la mort à ce stade de ontogenèse de l’appareil physique veut simplement dire : « Il est là… il n’est plus là… Anticipons son retour… Il est à nouveau là ». La joie explose quand le visage de l’adulte je réapparaît, quand le retour dans le réel confirme l’image que l’anticipation avait représentée.
La fuite du temps, que le sablier symbolise si bien, épouse la notion de mort. Dans le jeu de « coucou », le parent est là, ou n’est plus là, alors que le sablier est « mis-là-pour » (Eco, 1992) représenter le temps qui fuit vers la mort. Cette aptitude à faire signe avec les choses, à les mettre « là » pour représenter l’invisible, caractérise l’accès à l’abstraction et à la fonction sémiotique. La conscience des ce qui n’est pas là mais qui est représenté par la chose « mise-là-pour » provoque une émotion encore plus forte que la perception du réel.
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Pour réaliser cette performance intellectuelle presque magique, trois conditions sont nécessaires : un cerveau capable de décontextualiser le temps (de se représenter le passé et l’avenir), un développement physique ouvrant l’accès à la conscience de l’invisible, et une culture qui donne forme a un monde d’ailleurs.
Nos enfants en deviennent capables entre cinq et dix ans, quand ils se rapprochent des conceptions adultes de la mort. Comme savent le faire tous les hommes qui, en construisant des sépultures, nous transmettent leur propres conceptions de la mort, de la douleur du manque et de la légitime défense, qui consiste à lutter contre la souffrance de la perte en remplissant ce vide par des représentations artistiques.
Le nounours, ou tout autre objet de ce genre, sert de tranquillisant à l’enfant et prend la valeur d’un substitut affectif susceptible de l’aider à surmonter la douleur de la séparation avec sa mère. Un foulard ou une vieille couverture seront « mis-là-pour » combler le manque. En vieillissant, l’enfant dessine la mort qu’il ne parvient pas à exprimer. Plus tard, l’adulte met en scène ou écrit la souffrance secrète. Le groupe ne le tolérera que sous forme d’œuvre d’art. Cet espace transitionnel (Winnicot, 1969) remplit le non-dit, le manque et le vide suprême : la mort.
À cette lutte contre l’angoisse s’associe le plaisir de découvrir d’autres terres, d’autres continents et d’autres mondes mentaux. L’angoisse et le plaisir s’associaient déjà pour donner forme à nos premières œuvres d’art, étonnamment universelles (Anaty, 1999). Les peintures rupestres anthropozoomorphes racontaient des histoires, certainement édifiantes, dans lesquelles les hommes mouraient sous la charge des bisons et les femmes, magiques, donnaient la vie par le sexe où les hommes avaient planté le germe de l’enfant.
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En induisant les défunts d’ocre rouge, en les entourant de bijoux sculptés, de cailloux décorés et d’offrandes alimentaires, Homo sapiens déniait la mort, créant la représentation d’une vie d’au-delà.
Dès l’instant, où il y a 100000 ans, un être vivant est devenu capable d’éprouver l’au-delà, les déterminants de la conscience ont changé de nature. Ce sont désormais ses figures d’attachement qui mettent en lumière les objets qui peuplent son monde. Ses parents historiseront ces objets saillants sur lesquels l’enfant fonde ses développements psychologiques et affectifs bien avant que le petit ne maîtrise la parole. Dans un grand nombre d’espèces qui ont besoin d’une mère pour apprendre à vivre, l’état de cette dernière influence les développements des petits.
Une mère craintive et dominée transmet à ses enfants des tuteurs de développement qui leur apprennent à devenir craintifs et dominés (Mason,1965), alors qu’une mère confiante et épanouie compose un milieu sensoriel sécurisant en et dynamisant, où l’enfant développe au mieux de ses capacités.
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