Monde des images et monde des paroles

Du monde des images à celui de la parole

La preuve par le miroir

On peut considérer l’aptitude d’un organisme à produire des images comme une forme primitive de conscience. Tout être vivant capable d’appréhender le monde et d’en extraire des informations qui alimentent des représentations sensorielles enclenche un processus de conscience partielle.

L’interrogation pourrait être: « par quel mystère l’image qu’un être vivant se fait du monde correspond-elle à la perception de la réalité du monde ? ( Bisiach et al. 1981). La neuropsychologie comparative nous permet de comprendre que le travail de réduction donne forme au monde perçu et que l’aptitude à la représentation du temps (mémoire et anticipation) décontextualise ces images du réel.

Or, quand un organisme rêve, c’est qu’il est capable d’évoquer pêle-mêle des images impressionnées dans sa mémoire. Tout être vivant manifeste des cycles. La plante, l’insecte ou l’homme font alternait des cycles de quête et des cycles de repos, les fourmis s’immobilisent et frissonnent, les batraciens ferment les yeux, les reptiles palpitent du larynx au moment de leur sommeil profond.

Monde des images : Sommeil paradoxal

Mais le virage biologique marquant apparaît avec les oiseaux, capables de secréter du sommeil paradoxal. Cette alerte électrique cérébrale est dite paradoxale parce qu’à ce moment l’organisme est dans son sommet le plus profond. Le sommeil paradoxal facilite l’incorporation dans la mémoire d’événements porteurs d’émotions (Lavie, 1998 ; Hartmann 1998).

Désormais on peut distinguer dans le monde vivant trois catégories de dormeurs: ceux dont le système nerveux est terminé à la naissance, ceux chez qui il s’est développé lentement et ceux qui peuvent rêver et parler de leurs rêves.

Les poissons, les batraciens et les reptiles ne possèdent pas les moyens neurologiques d’échapper à leur contexte. Soumis à l’écologie de la température, de l’hygrométrie et de la salinité, ils peuvent néanmoins acquérir une expérience qui leur permettra de résoudre leurs problèmes d’adaptation.

Les cobayes nidifuges s’éloignent de leur mère juste après leur naissance car ils ont peu de choses à apprendre de leur monde. Jusqu’à leur mort ils consacreront 7% du temps total de leurs sommeil à sécréter du sommeil paradoxal. Les moutons connaissent à peu près le même processus, fabricant 25% de sommet paradoxal quand ils viennent au monde et 20% quand ils le quittent. Les ratons, eux, sont nidicoles : ils doivent garder le nid pour s’imprégner de ce qu’ils ont à apprendre pendant les quelques jours où ils secrètent 80% de sommeil paradoxal, proportion qui tombe rapidement à 15%. Les chimpanzés commencent leur vie à 30% et finissent à 20%, tandis que les hommes débutent à 80% vivent longtemps à ce rythme de sensibilité, et ne passent que très tard, vers l’âge de 60 ans, à 15%.

Monde des images : le rêve qui travaille

Lorsque le milieu varie, les organismes qui secrètent beaucoup de sommeil paradoxal peuvent appréhender le changement, l’intégrer et y suivre. Moins rigides, moins soumis à la double contrainte du génétique et de l’écologie, ils acquièrent en certains degré de liberté biologique.

Que le rêve soit surtout produit pendant le sommeil paradoxal ou essentiellement au moment du réveil importe finalement peu. Il nous intéresse surtout de comprendre à quoi servent les images du rêve. La méthode comparative semble indiquer que le rêve est une alerte cérébrale qui, en réveillant les traces du passé, peut les faire émerger. Il s’agit d’une représentation d’images et d’émotions archaïques de peurs et des désirs. Mais la différence évolutive fondamentale réside dans la façon dont ces représentations vont être gérées.

Le rêve travaille les animaux en réveillant leurs émotions enfouies, tandis que l’homme peut lui-même travailler ses rêves en en faisant un récit. Pour les êtres vivants qui ne disposent pas de la parole, la conscience du rêve est une conscience d’images qui reste confinée dans le corps et provoque des émotions peu communicables. Mais pour ceux qui savent exprimer ce monde intérieur, non perçu dans le monde extérieur et pourtant intensément éprouvé, le récit du rêve permet de lier deux mondes intimes et de créer ainsi une intersubjectivité.

Récit verbal

Le récit verbal de l’exploration de ce monde du dedans, infini, intense, impossible à percevoir et pourtant reconnu par tous, est probablement à l’origine de la prise de conscience qu’il y a une âme en chacun de nous. Cela pourrait signifier que l’état conscient perceptif, la conscience émergente, est apparu il y a 300 millions d’années, bien avant la naissance de l’homme, dès que les systèmes nerveux ont su boucler, rétroacter leurs informations. Mais la conscience partagée, celle qui implique l’intersubjectivité, l’exploration du monde invisible des armes, est née au moment où deux hommes ont pu inventer la convention du signe et de raconter leurs rêves.

La conscience résulte donc probablement d’un acheminement qui part du monde de la perception pour évoluer vers celui de l’abstraction. La conscience imagée est plus perceptuelle tandis que la conscience partagée est plus réfléchie. Si cette dernière semble bien constituer le propre de l’homme, la conscience imagée n’est ce pas étrangère aux grandes aux grands singes. Ils se situent probablement à ce niveau de la métamorphose de l’image quand ils se reconnaissent dans en miroir.

Monde des images dans le miroir

Dès 1925, le primatologue Wolfgang Kohler remarque que leur propre reflet attire les chimpanzés. En revanche, les petits singes, non anthropomorphes, s’ils réagissent à l’image dans le miroir, ne réagissent pas à leur propre images. « Les animaux ne réagissent pas à leur image spéculaire comme ils le font à la vue d’un congénère. Le comportement de perplexité, d’évitement, d’effroi nous renvoie à l’analyse d’une impression d’étrangeté vraisemblable pour l’animal comme pour l’enfant humain et non pas à la découverte de soi (Zazoo, 1993).

Les oiseaux, eux, répondent à une sorte d’autre dans le miroir. Quand ils sont isolés, les pigeons tarissent la sécrétion lactée de leur jabot. L’introduction d’un miroir dans leur cage provoque de nouveau la sécrétion neuroendocrinienne de lutéline.

Les chiennes appuyés contre un miroir se sentent désorientés face à cette autre chien étrange. Un chien sans odeur et avec laquelle il est impossible de mettre en place un rituel.

Les macaques considèrent certainement que l’autre dans le miroir se moque d’eux. Il les imite à la perfection. En effet, ils font à sa vue une véritable crise de nerfs. Ils se mordent, sautent et secouent les parois en hurlant.

Monde des images : Reconnaissance de soi

Dans les années 1970, l’expérience réalisée par Gordon Gallup a fourni une parfaite illustration du phénomène de la reconnaissance de soi. On a déposé une tâche de peinture sur le sourcil d’un grand singe endormi. À son réveil, confronté à son reflet, celui-ci a directement porté la main à son sourcil.

On peut discuter pour savoir si la reconnaissance de soi est un phénomène homologue à la conscience des soi. Si le soi biologique est identique au soi psychologique. Ou encore, si la conscience de soi entraîne l’aptitude à la conscience de l’autre. Probablement pas, puisque ces processus ne sont pas de même nature. Mais si l’on admet que le cheminement vers la conscience abstraite se construit à partir des consciences partielles. Alors on peut affirmer que l’échafaudage de la conscience s’appuie sur le terrain des perceptions pour s’élever vers le ciel de représentations.

(Par Boris Cyrulnik. Extrait de « De la conscience de soi à la spiritualité).

Voir aussi :

Un chat essaie de représenter l’image d’une abstraction. Illustration par Copilote.

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