Intoxications, psychoses toxiques en psychiatrie
1. Considérations étiologiques et pathogéniques. – Nous avons en vue surtout, ici, les intoxications exogènes. Les auto-intoxications et les toxi-infections microbiennes relèvent du même processus pathologique (adsorption au niveau des lipoïdes des centres nerveux, abaissement des seuils chronaxiques). Quant à l’expression clinique, tout le monde s’est rallié à la doctrine de Régis, qui fait de la confusion mentale sous toutes ses formes et de l’onirisme le syndrome commun aux intoxications et aux toxi-infections de toute nature. Expérimentalement, du reste, certains syndromes comme la catatonie ont pu être réalisés aussi bien par des alcaloïdes (bulbocapnine), que par des toxines microbiennes (toxine colibacillaire, Baruk). Au surplus, dans toute intoxication exogène, il y a un retentissement sur certains organes come le foie, le rein et sur le milieu intérieur qui viendra ajouter une autointoxication secondaire à l’intoxication exogène primitive.
Toutes les sujets ne sont pas égaux devant l’intoxication et la tolérance varie suivant de nombreux facteurs : prédisposition et fragilité mentale des débiles, des déséquilibrés, des hyperémotifs ; organisme en état de moindre résistance par fatigue, surmenage, maladie, intempérance ; l’insuffisance hépatique diminue la marge de tolérance (Klippel) ; une dépuration urinaire déficiente a le même effet. La disposition neurovégétative intervient, la vagotonie facilite l’intolérance aux toxiques (Garrelon et Santenoise). Une sensibilisation intérieure de l’organisme peut créer la disposition anaphylactique et amener l’éclosion facile de troubles cérébraux (Tzanck, Garcin, Dechaume), etc. Mlle Pascal a décrit les psychocolloïdoclasies. En sens contraire, l’usage accidentel ou la recherche volontaire de certaines substances peuvent reculer le seuil toxique et créer, chez quelques sujets, une accoutumance et un état de besoin dangereux qui vont leur imposer une servitude redoutable (toxicomanie).
L’agression toxique peut être massive et brutale, lente et insidieuse, accidentelle ou volontaire (empoisonnements, crimes ou suicides) ; elle peut être professionnelle et, parfois même, d’origine thérapeutique (intolérance, erreur de dose ou prolongation anormale).
Du côté du toxique, il y a également des affinités particulières pour les centres nerveux et des électivités spéciales de certains poisons pour les zones différentes du névraxe (cortex, centres sous-corticaux, bulbe, moelle, etc.).
L’action des poisons sur les centres nerveux produit de préférence des lésions dégénératives encore réversibles si l’action n’est pas trop violente ou trop prolongée. Mais de véritables réactions inflammatoires et des images d’encéphalite ont pu être observées dans des intoxications pures de tout appoint infectieux (lésions du delirium tremens alcoolique, Toulouse et Marchand), intoxications expérimentales par le « méta » (Petit et Marchand). Les parenchymes viscéraux peuvent être intéressés apportant leur contribution autotoxique ; des dégradations métaboliques ajoutent de nouveaux éléments toxiques (urée polypeptides). Le facteur avitaminose intervient aussi et la carence en vitamine B1 rend la cellule nerveuse beaucoup plus vulnérable (Bersot).
Expérimentalement, on doit à Ch. Richet l’idée intéressante d’appliquer à la connaissance de la vie psychique l’étude des troubles produits par divers poisons. Les anesthésiques, les stupéfiants ont été spécialement utilisés pour l’étude des fonctions psychomotrices et des subordinations chronaxiques. Des curieux et des savants se sont soumis eux-mêmes ou ont expérimenté sur d’autres sujets consentants certaines substances susceptibles de déranger le fonctionnement psychique (haschich, mescaline et autres substances hallucinogènes, v. Hallucinogènes) pour nous en révéler les effets. Narcose ou subnarcose par barbiturates ou autres produits ont été volontairement employés pour dissoudre la conscience et provoquer des abréactions salutaires. Les études sur la catatonie expérimentale (de Jung, Baruk), provoquée par la bulbocapnine, ont ouvert des perspectives intéressantes sur les mécanismes des syndromes psychomoteurs et leur déroulement phasique.
II. Aspects cliniques des psychoses toxiques. – 1) Formes aiguës et subaiguës. – Elles se révèlent généralement par la succession d’une phase d’excitation temporaire et d’une phase dépressive, laquelle va jusqu’au coma toxique avec ses différentes issues. A ces intoxications aiguës, généralement massives, correspondent les syndromes d’ivresse : hallucinatoires, délirantes, stuporeuses, comateuses, convulsives (v. Ivresse). Parfois, dans les formes rapides ou sidérantes des intoxications aiguës, ce n’est qu’au sortir du coma ou du sommeil toxique qu’éclatent les accidents délirants. Ces accidents sont du type de la confusion mentale avec onirisme (v. ces mots). Dans certaines intoxications, on notera aussi avec ou après ces états d’ivresse de gros syndrome neurologiques corticaux, sous-corticaux, médullaires ou périphériques.
L’élément hallucinatoire a une grande importance dans les intoxications : les hallucinations sont polysensorielles, mais surtout à prédominance visuelle. En dehors des crises toxiques aiguës, elles ont, à l’état subaigu, une très grosse valeur et parfois même un certain cachet de spécificité, comme la zoopsie des alcooliques, les hallucinations cutanées des cocaïnomanes, les visions merveilleuses de la mescaline.
2). Formes prolongées et associées. – Des états prolongés d’obtusion avec asthénie, ralentissement psychique, dysmnésie, entrecoupée d’illusions, de cauchemars ou d’hallucinations, trahissent fréquemment une intoxication chronique qu’aucun accident aigu n’avait encore révélée. Bien souvent, des stigmates neurologiques s’ajoutent à ce syndrome mental traînant, et c’est ainsi que se constituent des neurasthénies toxiques, des psychoses polynévritiques du type de Korsakoff, quand prédominent les symptômes d’amnésie.
3). États démentiels toxiques. – Pseudoparalysie générale (tremeblements, dysarthrie, troubles des réflexes), syndromes parkinsoniens avec bradypsychie.
Certains auteurs ne les admettent qu’avec réserve, estimant que la déchéance organique qui sert de base à ces états déficitaires est due à une autre cause : sénilité, artério-sclérose.
Il existe, incontestablement, un certain nombre de pseudo-démences alcooliques curables, des aspects typiques de démence précoce dans le cannabisme, qui se dissipent après un ou deux ans d’internement (A.Porot).
Mais à côté de ces pseudo-démences irréversibles, on peut observer soit une baisse simple et légère du niveau mental après un sevrage toxique, soit des déficits d’emblée au sortir de certains comas toxiques, comme dans l’intoxication oxycarbonée (v. ce mot) ; soit enfin des dégradations par atteinte organique qui s’est instituée à bas bruit dans des intoxications prolongées (méningites chroniques, sclérose cérébrale) du saturnisme et de l’alcoolisme.
III. Revue étiologique. – 1) Intoxications accidentelles.
- Oxyde de carbone.
- Plomb.
- Arsenic. – Que l’intoxication soit aiguë ou chronique, les troubles mentaux sont rares : 3% dans l’épidémie de Manchester (Balthazard), toujours a forme confusionnelle, à prédominance de stupeur et d’obtusion et associée à des polynévrites (syndrome de Korsakoff). On a signalé des cas isolés de confusion mentale aiguë, de mélancolie trainante.
- Phosphore. – Cette intoxication, rare aujourd’hui, qui provoque un ictère grave, peut s’accompagner d’un état confusionnel, de courte durée, glissant rapidement vers le coma, après qu’une phase d’angoisse intense ; mais chez l’enfant, il y a une vive agitation et tableau de délire aigu.
- Mercure. – Dans l’intoxication aiguë (néphrite mercurielle), c’est le tableau d’une confusion mentale avec stupeur rattachable à l’azotémie. Dans l’intoxication chronique professionnelle, on a décrit une phase plus ou moins prolongée d’agitation avec ralentissement ultérieur et les stigmates habituels du tremblement concomitant.
On a décrit aussi des psychoses mercurielles à type schizophréniforme (Alfred Bader, de Lausane, Arch. Suisses de Neurol. et Psych., vol. 68, fasc. 2, Zurich, 1952, mais il s’agissait de sujets appartenant à une famille à tendance constitutionnelle schizophrénique.
- Intoxications alimentaires. – On peut voir des troubles délirants ou confusionnels à l’occasion d’intoxications alimentaires. C’est dans certains cas et par le mécanisme d’une infection digestive (paratyphoïdes, salmonelloses) que l’on aura des accidents confusionnels du type infectieux; mais dans d’autres, il y a action directe et primitive d’un aliment toxique propre : c’est le cas de l’ergotisme et de certains champignons.
- Ergotisme.
- Champignons. – Seule, l’intoxication muscarienne (amanite) à début rapide, donne des accidents nerveux assez vifs : agitation hallucinatoire avec désorientation, délire gai ou furieux apparaissant au milieu du syndrome digestif (vomissements, diarrhée). Comme il y souvent de la titubation, ce complexe nerveux a pu faire penser parfois à une ivresse alcoolique.
2). Intoxications industrielles et professionnelles. – L’hygiène industrielle a considérablement diminué certaines intoxications fréquemment rencontrées autrefois avec leur riche symptomatologie neuropsychique (phosphore, plomb, mercure). Mais de nouvelles sont apparues qui, elles aussi, présentent des manifestations neuropsychiques qu’il convient de connaître :
a) Des formes aiguës ébrieuses peuvent s’observer par inhalation de sulfure de carbone ou de vapeur de pétrole. Des accidents rapidement comateux se produisent par l’inhalation de bromure de méthyle (désinsectisant puissant utilisé aussi dans la conserverie).
Certains insecticides agricoles de la catégorie des tritons ont pu donner des troubles psychiques aigus (2 cas de Léculier, S.M.P., 9 janvier 1956).
b) Des états d’agitation délirante subaiguë se rencontrent dans l’emploi du benzol, des hydrocarbures, du tétrachlorure et trichloréthylène, de l’hydrogène sulfuré.
c) Plusieurs de ces substances toxiques peuvent donner des syndromes sous-corticaux et c’est ainsi qu’après une phase d’ivresse ou au sortir d’un coma rapide, les sujets intoxiqués par le sulfure de carbone ou le bromure de méthyle présentent du tremblement, des convulsions, des signes cérébraux ; le manganèse réalise insidieusement des états parkinsoniens, durables avec leur élément bradypsychique (Berthelot, thèse de Paris, 1954, inspirée par Pr. Garcin).
d) Enfin, après des états d’intoxication un peu sévères, on pourra observer de petites séquelles mentales déficitaires : on en a signalé avec le bromure de méthyle et l’hydrogène sulfuré.
e) Le benzol, poison du sang et du système nerveux peut réaliser des syndromes neuro- ou psycho anémiques.
f) Quelques cas de syndrome de Korsakoff ont pu être mentionnés.
2. Intoxications médicamenteuses et thérapeutiques. – Sels d’or. La chrysothérapie est responsable de quelques accidents neuropsychiques : névrites, polynévrites s’accompagnant parfois de troubles mentaux sans cachet spécifique et étudiés par Delahaye, Roger, Alliez et Jouve. Ils sont parfois susceptibles de réaliser un syndrome de Korsakoff. On a signalé leur association avec des algies et des contractions fibrillaires, type chorée fibrillaire de Morvan (Chavany, Roger). Devoc et Bouquin ont mentionné un petit syndrome périodique nocturne d’anxiété, d’insomnie avec prurit, disparaissant au matin. Dans la pathogénie de ces accidents, on a pu faire intervenir parfois l’alcoolisme antécédent, parfois l’insuffisance hépatique et l’infection tuberculeuse en traitement. La plupart de ces auteurs incriminent une atteinte des centres neurovégétatifs et du sympathique (Delahaye, Roger).
- Antibiotiques. – Malgré l’extrême diffusion des sulfamides, de la pénicilline et de la streptomycine, etc., on ne compte guère d’accidents nerveux. Si quelques désordres passagers ont été notés, ils sont dus vraisemblablement à une insuffisance rénale transitoire par blocage du rein. Toutefois, on a signalé que leur usage pouvait émousser les réactions psychosensorielles chez les aviateurs (Bonnet). L’usage de plus en plus répandu de la streptomycine dans la tuberculose a permis de signaler quelques séquelles mentales, d’allure définitive (pseudo-P.G.) chez des ménigitiques, après guérison.
- L’isoniazide (I.N.H.) très répandu aujourd’hui dans le traitement de la tuberculose produit souvent des phénomènes d’excitation cérébrale à type d’euphorie du type hypomaniaque pouvant s’exhausser jusqu’à l’accès maniaque typique.
- Iode, iodures. – Ils sont susceptibles de donner des réactions d’allure basedowienne avec, parfois, légères réactions délirantes. L’iodoforme, aujourd’hui abandonné, donnait des réactions délirantes vives, mais passagères.
- Injections intraveineuses, arsenicales. – Exceptionnellement, elles ont pu provoquer un accès de delirium tremens chez un alcoolique (Derolle). Aubin a signalé un cas de syndrome catatonique chez un tabétique ayant présenté une réaction d’Herxheimer après injection de néosaevarsan.
- Antipaludiéens. – L’usage de la quinine, bien discipliné aujourd’hui, n’entraîne plus de troubles mentaux ; mais on a signalé des états délirants passagers par ingestion massive de ce médicament dans un but d’avortement ou de suicide (Roger, A. Porot).
Par contre, les antipaludéens de synthèse (atébrine, plasmoquine) ont permis d’observer des états d’excitation maniaque ou confuso-maniaque de courte durée et curables.
- Digitale. – Une absorption excessive et massive de digitale a, dans quelques cas rares, donné des signes de grande agitation anxieuse hallucinatoire avec réaction de fugue (Martinor, Brissot).
- Acide salycilique. – On voit parfois au quatrième ou cinquième jour du traitement salycilé à hautes doses, dans le rhumatisme aigu, exploser une crise délirante assez violente du type de l’agitation hallucinatoire durant plusieurs jours et généralement curable. Ce qui permet de distinguer ce délire de celui que peut provoquer pour son compte le rhumatisme, c’est l’abaissement de la température au moment où il éclate, tandis que le rhumatisme cérébral provoque toujours de l’hyperthermie. On a incriminé dans sa pathogénie l’état d’acidose provoqué par le traitement.
- Anesthésiques généraux. – Les bouffées d’excitation délirante que l’on observait autrefois chez les opérés avec l’éther et le chloroforme sont beaucoup plus rares aujourd’hui grâce à la discipline des anesthésies ; on les rencontre encore parfois chez des alcooliques.
Il existe quelques rares observations d’excitation délirante après rachianesthésie à la cocaïne.
- Bromures. – Curran à réuni 50 cas de psychoses bromurées ; il pense que la bromuration continue amène le bromure à se substituer au chlorure de l’organisme et que, lorsque cette substitution atteint ou dépasse 45% les accidents nerveux peuvent éclater. Ce sont alors des hallucinations visuelles, de la paraphasie, des troubles de la mémoire associés à des troubles vestibulaires, – tous les symptômes disparaissant avec la rechloruration de l’organisme. La bromuration continue a, du reste, dans la plupart des cas, cédé la place au traitement barbiturique.
- Barbiturates.
- Chloral, chloralose.
- Solanées vireuses. – Certaines solanées utilisées en thérapeutiques comme la belladone, la jusquiame et les alcaloïdes qu’on en extrait (atropine, hyoscine, scopolamine) peuvent, soit du fait de certaines erreurs de dosage, de certaines intolérances individuelles, provoquer des désordres psychosensoriels. Si l’on franchit le seuil de l’intolérance (sécheresse de la gorge, mydriase), on peut voir apparaître des hallucinations visuelles avec désorientation, automatisme ambulatoire du type somnambulique. Une auto-observation de Porak a bien étudié le dérèglement dans le rythme des fonctions neurovégétatives.
- Datura. – L’empoisonnement par le datura (infusion ou absorption de graines) provoque, au bout de quelques heures, des symptômes d’agitation désordonnée avec poursuite d’images hallucinatoires, puis stupeur et coma. Si l’intoxication n’est pas mortelle, ces accidents sont de courte durée, ils peuvent être rapportés alors à leur véritable origine par la présence de signes neurovégétatifs quasi pathognomoniques : sécheresse extrême des muqueuses avec soif intense, mydriase persistant plusieurs jours et tachycardie (observations de Jennings, Garvin et Ruh, Hugues et Clark).
- Amphétamines. Un chapitre de thérapeutique ouvert par l’usage des amphétamines ou amines psychotoniques a permis de signaler un certain nombre de troubles mentaux résultant de l’abus de ces produits (crises d’excitation, état délirant et hallucinatoire). Leur abus prolongé peut créer une véritable toxicomanie.
- Cortisons et A.C.T.H. Leur emploi de plus en plus répandu aujourd’hui a permis de signaler quelques désordres psychopathiques, généralement à type d’excitation maniaque plus ou moins embrumés de confusion au début. J. Delay et Pichot y trouvent des éléments qui rapprochent ces accès de la moria « frontale ».
J. Delay, Beragna et Lauras (P.M., 7 juillet 1954) distinguent dans cette cortocothérapie surrénale les modifications psychiques habituelles, bénignes, probablement spécifiques et les modifications exceptionnelles graves (psychoses) et sans doute non spécifiques de ce même traitement. Ils ont essayé d’interpréter ces faits dans une perspective neuro-endocrinienne à la fois diencéphalo-hypophyso-surrénalienne et cortico-diencéphalique, en insistant sur le rôle primordial de la prédisposition.
4. Toxicomanies. – Il existe un certain nombre d’intoxications qui, pour n’être pas violentes, le plus souvent, constituent néanmoins par leur action prolongée et surtout l’asservissement qu’elles créent, un réel danger pour l’état mental et la conduite sociale des sujets qui sont victimes de cette accoutumance : ce sont les toxicomanies.
Ant. Porot.
Voir aussi :
