
Idées de grandeur, délire de grandeur
L’idée délirante de grandeur est une des plus connues des erreurs de jugement commises par les malades mentaux; c’est aussi la plus familière aux médecins et au public.
Les ambitieux sont si nombreux sur notre terre que c’est par légions que l’on rencontre des individus qui croient être appelés aux plus hautes destinées politiques, économiques ou sociales. Mais ce travers d’esprit ne saurait être toujours considéré comme pathologie.
En psychiatrie, les idées de grandeur, soit par des traits morbides propres, soit par le terrain pathologique sur lequel elles germent, revêtent une valeur séméiologique importante. Elles traduisent généralement, soit un fléchissement sérieux du jugement et du sens critique (démence, débilité), soit une structure anormale et délirante (paranoïaques, mythomanes).
– Caractères. – Les idées de grandeur peuvent se rapporter à la personne du sujet, à sa situation sociale, à sa fortune (Rogues de Fursac). Dans le premier cas, ce sont des idées de force physique, de robustesse exceptionnelle, de beauté corporelle ou de supériorité intellectuelle. Dans le second cas, le sujet se dit un grand personnage ou le descendant d’une illustre lignée, un chef d’État; il est tout puissant et commande à des millions d’hommes.
Enfin, les idées de grandeur s’appliquent à sa fortune qui est considérable et se chiffre par millions. Il va sans dire que ces divers groupes d’idées de grandeur sont souvent associés. Mais, dans certains cas, tout est centré sur un thème prévalent. Parfois, le sujet se donne les attributs du personnage qu’il a créé : costumes, oripeaux, décorations, galons, etc.
Il y a des formes mineures des idées de grandeur :
- les idées ambitieuses, qui n’ont trait qu’à l’avenir; le sujet s’installe dans ses espérances qui irradient dans ses propos et son comportement ;
- les idées de satisfaction, forme de vanité et d’euphorie ; le sujet s’étale complaisamment sur sa bonne santé, sa bonne humeur, ses avantages et ses relations.
– Séméiologie : a) Paralysie générale.
– Les délires de grandeur sont les plus fréquents dans la paralysie générale ; l’exceptionnel, le superlatif, le fantastique rivalisent pour leur donner une allure extravagante et parfois des proportions colossales : incohérence, contradiction, absurdité et souvent mobilité en sont les traits essentiels. Ce ne sont, disait Chaslin, « que des affirmations verbales ne paraissant jamais représenter quelque chose de net, de précis, de circonstancié, une véritable idée dans l’esprit du malade. Elles sont bien plutôt qu’une idée, le symbole plus ou moins développé de la satisfaction, du contentement, de l’optimisme, de la béatitude que ressent le patient; aussi sont-elles plutôt formulées sous la forme d’idées de santé, de richesse, de puissance, de capacité ou encore d’inventions extraordinaires ». La nature même des idées de grandeur, en pareil cas, met le plus souvent sur la voie du diagnostic et les opposent aux idées de grandeur des délirants chroniques. Elles ressemblent davantage à celles qui présentent certains débiles ou certains déments précoces.
b) Les délires chroniques de grandeur. – Ici, on se trouve en présence d’idées de grandeur ayant des racines plus profondes d’ordre intellectuel et généralement systématisées autour d’un thème principal.
Il y a des délires de grandeur d’emblée, pourrait-on dire : délire des inventeurs, délires des réformateurs et des prophètes qui se croient appelés à révolutionner le monde. La trame délirante est ici assez solide, cohérente, et si le point de départ primitif est faux, il y a tout de même une certaine logique dans les déductions et le comportement.
Assez souvent, les idées de grandeur font partie du syndrome paranoïaque ou du moins le sous-tendent.
On a très légitimement insisté sur la participation des idées de grandeur dans les délires de persécution ou de revendication les plus caractéristiques. On en faisait même autrefois un stade avancé de l’évolution du délire systématisé progressif, tel que l’avait conçu Magnan. En fait, le persécuté et le revendicateur sont de ceux dont tout le monde s’occupe ; la persécution est même souvent un hommage. Rien de ce qui se passe dans la société ne leur est étranger; ils sont trop importants pour échapper à la malveillance; ils ne sauraient être indifférents, ils sont quelqu’un (Chaslin). Du reste, leurs lettres de réclamations, leurs pamphlets trahissent par les grandes majuscules, les mots soulignés, cette conception hypertrophique de leur personne.
Mais il est une autre forme de délire systématisé de grandeur, qui n’a rien à voir avec la structure paranoïaque : ce sont les grands délires d’imagination de Dupré et, en particulier, les délires de filiation. Ce sont des prétendants à des blasons, même au trône, qui savent parfois organiser de véritables parties politiques.
c) Dans la forme expansive de la manie aiguë, les idées délirantes de grandeur se succèdent sans systématisations : elles sont généralement énoncées sans conviction, souvent en riant. Ce sont parfois des récits imaginaires se projetant dans le passé et toujours extériorisés par la mise extravagante ou voyante du malade qui affuble de parures et d’uniformes fantaisistes.
d) Certains débiles poussent leur vanité jusqu’à s’arroger des titres, des situations qu’ils ne possèdent pas (port illégal d’uniforme ou de décorations dans l’armée, fanfaronnades diverses). Ces délires de grandeur des débiles explosent parfois sous forme de bouffées délirantes d’une durée de quelques semaines à quelques mois.
e) Dans certaines démences séniles, dans la presbyophrénie en particulier, la fabulation jette au travers de propos des affirmations de grandeur, de richesse qui contrastent avec la misère sous-jacente.
f) Enfin, on peut voir aussi des idées de grandeur dans la démence précoce, soit sous la forme épisodique, soit infiltrée dans les formes délirantes de la démence paranoïde.
– Diagnostic. – L’idée de grandeur est généralement largement étalée et facile à reconnaître. Mais il faut savoir que, dans certains cas, les délirants chroniques la dissimulent. Leur réticence alors se trahit soit par leurs gestes, leurs attitudes ou leur ton hautain et méprisant; parfois, aussi, par quelques allusions ou des sous-entendus.
En dehors de ces cas, il convient de rechercher d’abord l’absurdité ou la cohérence des thèmes délirants, leur imprécision ou leur enchaînement logique. On saisira déjà ainsi le caractère démentiel ou structural des idées délirantes; l’exploration du niveau mental, des concomitants neurologiques achèvera la mise au point du diagnostic.
– Médecine légale. – Tous ces délirants, tous ces mégalomanes ne se contentent pas de la parole pour exprimer leur puissance ou leur richesse. Ils passent parfois aux actes et leur tenue, leur costume, leur comportement expriment aussi leur délire. Ils commettent alors des infractions, ou des délits, troublent l’ordre public : port illégal d’uniforme ou de décorations, outrages à agents ou magistrats, abus de confiance, escroqueries, coups et blessures qui les conduisent devant les tribunaux. Là se pose le problème de leur responsabilité ; elle peut être considérée comme nulle quand il s’agit de paralytiques généraux, de maniaques en pleine crise ou de délirants chroniques avérés. Elle sera plus ou moins atténuée quand il ne s’agit que de débiles vaniteux ou ambitieux dont les délires, du reste, ne sont généralement pas très graves.
P. Léonardon.
Réformateurs
Les idées délirantes réformatrices figurent à titre accessoire dans de nombreuses psychoses (états maniaques, schizoïdes, délire hallucinatoire chronique, etc.), en liaison avec des pulsions variées (hostilité, euphorie, mythopathie).
Aux lisières du pathologique, certains déséquilibrés plus ou moins pervers, quand ce ne sont pas de simples tricheurs, surtout dans les époques décadentes des civilisations, suscitent des « mouvements » prétendus esthétiques, artistiques, littéraires se flattant de bousculer l’ordre établi, de corriger le style de vie de leur temps et contaminent certains milieux ou certains groupes, recrutant généralement leur adeptes dans la jeunesse (oisifs, bohèmes, étudiants ou se disant tels).
Mais on groupe essentiellement sous le nom de réformateurs une série de paranoïaques, généralement délirants à idée prévalente ou idéalistes passionnés (Dide), qui se proposent de transformer la société dont la structure blesse leur susceptibilité, heure leur sensibilité, contrarie leurs ambitions.
Les uns portent leurs efforts sur l’ordre social proprement dit, soit pour le détruire (anarchistes), soit pour abolir la tyrannie (régicides), soit pour édifier une construction nouvelle (utopistes); les autres s’intéressent spécialement à la religion (mystiques).
Ils se caractérisent tous par le fanatisme de leurs opinions ; leur altruisme, souvent de façade, cache mal l’égocentrisme qui s’est hypertrophié avec la vanité à l’occasion d’une « injustice » personnellement subie.
Anarchistes et régicides ont été « persécutés » avant de se faire les persécuteurs agissants des personnages qui symbolisent pour eux le vice à détruire. Les exemples historiques ne manquent pas de ces déséquilibrés lucides (Salsou, Louvel, etc.) que la fausseté de leur jugement conduisent aux actes homicides. Leur carrière mouvementée souligne habituellement une inadaptation sociale fondamentale.
Les utopistes qui foisonnent dans les époques révolutionnaires et auxquels appartiennent certains noms connus (Saint-Simon, Fourrier, Prud’hon, etc.) obéissent aux mêmes tendances paranoïaques : également mécontents de ce qui existe, imaginatifs et pénétrés de la mission rénovatrice qu’ils se donnent à eux-mêmes, frappés de quelque idée simple qu’ils feront souvent partager à des disciples, ils s’essaient à rédiger des constitutions (telles le Contrat social de Rousseau), des mémoires, des projets philanthropiques, fondent des associations, etc. Ils sont plus rarement persécutés d’emblée et ne se livrent pas, en général, à des actes violents, mais ils peuvent en inspirer.
Dans le groupe des paranoïaques mystiques, laïcs ou religieux, il est aussi des revendicateurs persécutés – persécuteurs ne reculant pas devant l’homicide (abbé Verger) et qui s’opposent aux réformateurs pacifiques (parfois également utopistes), heureusement plus nombreux : prophètes inspirés, réincarnations du Messie, aspirants au martyre, inventeurs de dogmes nouveaux, fondateurs de sectes et de schismes baroques qui font à l’occasion quelque bruit (église méthodique française, évadisme, durandisme, etc.)
Toilette d’un mécène
Sur la fin du dix-neuvième siècle, le milliardaire américain William Whitney se fit faire une salle de bains en mosaïque, dont les robinets et accessoires de toilette étalent en or massif, ce qui lut coûta la bagatelle de deux cent quarante mille dollars, soit près de 20 millions d’aujourd’hui, si l’on considère l’avilissement de la monnaie.

« S’abandonner au délire demande autant d’effort que de passer sa vie à être raisonnable ! » (Jean-Pierre Richard, journaliste et réalisateur français, L`An quatre-vingt). Image : © GrandQuebec.com.
Lire aussi :
Vous devez vous enregistrer pour ajouter un commentaire Login