Fugues chez les enfants et chez les adultes

Fugues chez les enfants et les adultes

I – Définition et considérations générales

Il y a fugue chaque fois qu’un sujet cède à un besoin de partir souvent sans but et à l’aventure, besoins auquel il a de la peine à résister. Trois traits caractérisent essentiellement la fugue : elle est inattendue, déraisonnable et presque toujours limitée dans le temps. Aussi constitue-t-elle toujours une surprise pour l’entourage.

Il y a des fugues totalement inconscientes et amnésiques; dans ce cas, le sujet est incapable par la suite d’en fournir une explication logique et rationnelle. Il y a, d’autre part, des fugues conscientes et mnésiques; quand la lucidité du sujet lui permet de fournir un motif, ce dernier trahit presque toujours une disposition psychique anormale. Entre ces deux types se placent les fugues qui surgissent au cours d’états seconds ou crépusculaires.

La variété des fugues se manifeste encore dans le déterminisme de ce comportement; en autre, les causes, les mobiles et les circonstances en varient essentiellement avec l’âge du sujet (fugues d’adultes, d’enfants, de vieillards) et c’est pourquoi une description clinique doit s’inspirer de ces grandes divisions.

La fugue est généralement une manifestation solitaire; mais on a décrit aussi des fugues à deux (fugues gémellaires : un débile mentale ou un sujet de faible volonté pouvant céder à l’entraînement d’un imaginatif ou d’un délirant). Dans une étude restée classique, Joffroy et R. Dupouy, en 1908, centraient l’étude des fugues sur le fléchissement du pouvoir volitionnel défaillant dans sa normalité chez les enfants et chez séniles, ou altéré par des processus pathologiques entraînant l’automatisme et l’impersonnalité de l’acte, qui constituent le fond des impulsions à la fugue. On doit aussi à V. Parent (1909) une étude analytique très complète des principaux types cliniques de fugues en psychiatrie.

La fugue se présentant sous forme d’accès limité, mais parfois susceptible de répétition, doit être distinguée de la dromomanie qui est une disposition permanente à voyager, à se déplacer, relevée chez certains instables, toujours lucides et conscients de leurs fréquents déplacements. Le vagabondage est un aspect d’errance habituelle et permanente chez des sujets inadaptés à la vie sociale, incapables d’organiser leur vie ou de lui donner un point d’attache.

II – Revue clinique

A) Fugues chez l’adulte

1. La fugue peut surgir comme phénomène d’automatisme moteur pur, dans tous les états de dissolution de la conscience.

a) La fugue épileptique en est le type le plus caractéristique. Elle peut suivre ou précéder la crise convulsive (accident pré ou postcritique) et apparait sous forme d’un raptus procursif à plus ou moins grand rayon de plus ou moins grande durée. Ces actes de déambulation épileptique peuvent se produire parfois dans le calme, mais le plus souvent avec brutalité ; ils sont caractérisés par un début soudain et un réveil brusque de la conscience, s’accompagnent toujours d’une amnésie lacunaire totale; il n’est pas rare de les voir se répéter chez le même sujet, presque toujours de façon uniforme. D’autres fois, elle apparait d’emblée à titre d’équivalent. On a vu des épileptiques faire des trajets importants et compliqués (bateaux, trains) et se réveiller dans un pays ou une ville inconnus d’eux.

b) Dans les états seconds et crépusculaires, dont la nature exacte n’est pas toujours bien fixée, (hystérie, épilepsie) on peut voir cette forme de fugue à grand rayon d’action avec un comportement parfaitement correct et coordonné, mais suivie d’une amnésie complète pour toute la période d’automatisme. Certains auteurs ont mis en doute la sincérité de tels sujets. Si, parfois, des mobiles utilitaires ont pu être décelés derrière un tel comportement, il n’en reste pas moins des faits indéniables de fugues et de double vie au cours de ces états seconds.

c) Les traumatisés crâniens, les commotionnés, en dehors d’accidents d’agitation initiale, peuvent présenter, à titre de séquelles, des états procursifs ou des fugues que l’on doit considérer comme des équivalents comitiaux.

d) Les fugues hystériques sont, elles aussi, une réalité incontestable; mais, là encore, se pose toujours le problème de la sincérité; les fugues des hystériques ont toujours un caractère romanesque et spectaculaire qui doit donner l’éveil : jeunes filles disparues que l’on retrouve inanimées au bord d’une route, parfois ligotées plus ou moins adroitement ou qui vont l’air égaré, se présenter au commissariat, racontant une histoire invraisemblable d’enlèvement, de tentative de viol, etc. La mythomanie bat son plein dans toutes ces aventures et Dupré les avait stigmatisées sous le nom de « faibles en marche ».

e) Beaucoup plus réelles et sincères sont les fugues par raptus onirique et hallucinatoire. Dans les maladies infectieuses, cet accident n’est pas rare; il faut prendre en considération la violence de la pyrexie (érysipèle, pneumonie, typhus, fièvre récurrente, paludisme) et, d’autre part, la réactivité propre du sujet (indigènes nord-africains, Noirs, alcooliques). Nous avons vu des indigènes au cours d’une épidémie de typhus, ramenés en chemise, les pieds nus ensanglantés après une randonnée de 20 à 40 km, des Noirs quittant leur lit et retrouvés quarante-huit heures après perchés dans un arbre du jardin de l’hôpital. Des suicides involontaires par défenestrations ou noyade ont été plusieurs fois rapportés. Des gestes tragiques peuvent être commis au cours de ces fugues (attentats, meurtres parfois en série, etc.).

L’alcoolisme est riche en faits de ce genre : raptus de terreur hallucinatoire portant l’alcoolique à fuir ses persécuteurs, à se jeter d’un pont, à courir au commissariat s’accuser d’un meurtre imaginaire, etc.

En dehors de ces faits surgissant en plein délire, il faut savoir que l’alcoolique chronique, calme en apparence, peut présenter parfois des accès d’automatisme ambulatoire plus ou moins conscients, assez assimilables à ceux des états crépusculaires.

f) Au cours des psychoses réactionnelles : survenant à la suite d’un choc émotif intense ou d’une tension anxieuse prolongée, on peut voir des sujets pris de panique se livrer à une fuite éperdue, au hasard, qui peut les entraîner parfois très loin de leur point de départ; un nuage confusionnel et un voile d’amnésie plus ou moins opaque recouvrent généralement cette réaction de fugue apeurée.

g) C’est aussi par le mécanisme de l’anxiété qu’il faut expliquer certaines fugues de mélancoliques pouvant aboutir à un suicide terminal délibérément recherché hors du milieu familial.

h) Dans tous les états d’affaiblissement intellectuel et les démences, la dégradation mentale éteint plus ou moins le contrôle volontaire des actes et du comportement, et peut libérer des automatismes moteurs qui se traduiront par des fugues ou, plus exactement, par une errance inattendue; l’accident est fréquent chez les séniles qui partent au hasard et se perdent dans les rues, incapables de donner leur nom et leur adresse (ictus mnésiques).

Dans toutes les démences organiques (paralysie générale, artésiosclérose, encéphaloses préséniles), des évasions ou des départs ou des départs à l’aventure ont été maintes fois signalées.

i) Au début de la demande précoce existent fréquemment des fugues à type impulsif, soudaines, immotivées et absurdes.

Fugue de la réalité
« Il est tout de même curieux que l’écrivain se délivre d’une réalité en créant une autre réalité. » (André Berthiaume, romancier et essayiste québécois). Photo : GrandQuebec.com.

2. D’autres fugues peuvent s’observer en clinique psychiatrique, qui ne sont pas imputables à une perte ou à un fléchissement de la conscience, mais qui n’en portent pas moins un cachet pathologique. Le sujet obéit alors, soit à une disposition d’esprit franchement anormale, soit à une idée délirante.

a) Beaucoup de déséquilibrés instables sont parfois portés à prendre le large, poussés par leur tempérament, leur goût de l’aventure ou l’espoir d’une condition meilleure. Ils n’avertissent personne de leur départ et leur disparition reste inexpliquée. Certains reviennent penauds et assagis, pour un temps, au moins.

b) Il est des sujets chez lesquels la tendance à la fugue est périodique, en vertu d’une disposition constitutionnelle. Certains dipsomanes rentrent dans cette catégorie; ils disparaissent pour un temps de leur milieu familial jusqu’à ce que leur besoin de boire étant assouvi, ils reviennent contrits et déprimés à la maison.

À côté d’eux se placent les maniaques périodiques qui, souvent, commencent leur accès par une fugue, avec agitation et extravagance, qui ne tardent pas à attirer l’attention sur eux.

c) Il faut aussi se méfier des fugues qui marquent le début d’une bouffée délirante chez un jeune sujet.

d) Les fugues des délirants chroniques sont de divers ordres, comme les idées délirantes qui les commandent (fugues systématisées de A. Parent) : mystiques inspirés qui partent pour l’accomplissement d’une mission qui leur est révélée; persécutés, qui pour fuir leurs ennemis, disparaissent subrepticement, changeant de logement, de ville ou promenant leurs craintes en des lieux secrets. Ces fugues systématisées se poursuivent avec méthode et persévérance dans un but toujours défini, quoique délirant.

Le paranoïaque revendicateur, solidement attaché à la défense de ses intérêts, toujours prêt à l’attaque ou à la riposte, se libre plus rarement à des fugues.

B) Fugues chez l’enfant

Les fugues chez l’enfant tirent leur intérêt particulier d’une part de leur conditionnement déterminant qui en fait le plus souvent une réaction psycho-affective, d’autre part du fait qu’elles sont souvent la première manifestation et comme le signe d’alerte d’un engagement social défectueux, qui aboutit trop souvent à l’inadaptation et comme conséquence à la délinquance.

C’est à ce double point de vue qu’il convient de les étudier.

1. Déterminisme étiologique : Sans doute, on pourra trouver chez l’enfant quelques-unes des clauses qui commandent la fugue chez l’adulte, en particulier, une constitution épileptoïde; mais il est à noter que ces faits sont peu fréquents et que l’automatisme inconscient se trouve rarement à leur base. Il existe aussi quelques faits de comportement pervers constitutionnel (malignité, mythomanie) ou acquis (séquelles d’encéphalite). La débilité mentale favorise souvent l’entraînement par de mauvais sujets.

Mais, incontestablement, c’est dans la vie affective de l’enfant qu’il convient d’en chercher la raison. Aussi conçoit-on que dans ces dernières décades, l’attention des pédo-psychiatres et des éducateurs se soit penchée sur ce problème; qu’il nous suffise de citer les nombreux travaux de Heuyer et son école (Menut, Dublineau, Néron) et ceux de Crémieux, Michaux, Lafon, etc. qui ont profondément éclairé ce problème; nous ne rappellerons pas ici la délicatesse et la fragilité de la vie affective du jeune enfant qui doit trouver dans le milieu familial cette autorité tutellaire bienveillante et affectueuse qui assurera sa maturation affective et le développement normal et harmonieux de sa personnalité.

La dissociation familiale vient en tête de ces facteurs étiologiques. Dans une statistique de Heuyer et Menut portant sur 839 enfants examinés, on l’a trouvé dans 2/3 des cas. Cette proportion atteint même 90% chez les mineurs délinquants dans la statistique du juge Chazal.

L’alcoolisme du père, l’inconduite de la mère, sont trop souvent à l’origine de cette désunion familiale et de l’absence d’une surveillance tutélaire. Il faudrait aussi énumérer ici toutes les causes de carence affective, les maladresses éducatives de la famille et des maîtres (sévérité ou faiblesses excessives). Il y a souvent à l’origine la crainte d’une frustration affective ou la terreur et le repli, la fuite devant une sévérité injustifiée.

Heuyer et Dublineau, en 1933, ont montré que la fugue rentrait dans ce qu’ils appelaient la « réaction d’opposition » au milieu. C’est en quelque sorte une évasion qui va se poursuivre et se répéter, l’enfant se renforçant dans son attitude hostile.

Les psychanalystes ont bien étudié toutes les situations conflictuelles et tous les mécanismes profonds qui pouvaient provoquer la fugue chez l’enfant. Celle-ci, pour Lagache, peut avoir le sens d’une fuite du milieu, d’une libération vers le nouveau, vers l’inconnu ou d’une fuite de soi- même; dans ce troisième cas apparaît avec le plus de pureté le rôle de la fugue comme résolution d’une tension intérieure et il en a donné plusieurs exemples.

Il va sans dire que cette réaction hostile peut trouver à son service une disposition caractérielle anormale (instabilité psychomotrice, hyperémotivité, dispositions cyclothymiques précoces ou tendances paranoïaques ou perverses, imagination excessive, mythomanie); l’enfant, devant un milieu familial auquel il n’a pas su s’adapter, veut vivre sa vie, ce qui le pousse à courir l’aventure (petits Robinson).

2. Portée sociale : La fugue chez l’enfant est trop souvent la première manifestation d’un engagement social défectueux qui, si l’on n’intervient pas à temps, va se dérouler avec toutes ses conséquences. Cela commence par l’école buissonnière qui entraîne le mensonge et la dissimulation et continue par le vagabondage des rues, très souvent collectif, sous la direction d’un chef de gang (délinquance, vol, prostitution chez les filles); l’enfant devient alors un mineur délinquant; aussi comprend-on que, dans son étude, la fugue soit toujours associée à celle du vagabondage et que sociologues, magistrats en particulier juges d’enfants nous aient apporté des statistiques intéressantes. Rappelons ici la formule déjà ancienne (1889) et restée célèbre du juriste Helie : Le vagabondage est pour les mineurs l’école primaire du délit, de même que la prison leur set d’école supérieure avec le casier judiciaire comme diplôme.

III – Considérations pratiques et médico-sociales

Il convient, avant toute chose, chez un adulte, de bien établir le facteur étiologiques en cause, d’étudier les antécédents ou accidents antérieurs, et surtout de fixer le degré de conscience du sujet au moment de son départ; à cet égard, l’amnésie lacunaire a une grande valeur; mais, dans certains états crépusculaires, quelques lambeaux de souvenirs peuvent subsister; d’autre part, il y a lieu de se méfier parfois de certaines amnésies alléguées par des sujets qui veulent couvrir d’un voile d’oubli une indélicatesse ou même un acte criminel suivi de fuite. Il faut serrer de près aussi l’interrogatoire de certaines hystériques en mal de fantaisie ou cherchant à créer par leur malignité perverse des situations difficiles à leur entourage. Tout meurtre, tout attentat commis au cours d’une fugue épileptique ou dans un état de confusion onirique entraînera l’irresponsabilité pénale pour son auteur.

Pour les épileptiques, les délirants et les déments, les mesures de protection et d’assistance appropriées les mettront à l’abri de ces récidives.

Plus délicates sont certaines fugues d’adolescents et de jeunes sujets; in convient de prospecter en profondeur le terrain mental et de découvrir les tendances d’inadaptation et d’isolement propres à la schizophrénie.

Enfin, chez les enfants, c’est l’enquête sociale et une étude psychologique en profondeur du jeune sujet qui permettent de faire le point de son état affectif et familial et de prendre les mesures de rectification et de redressement nécessaires, pour éviter l’acheminement vers une délinquance plus grave.

En milieu militaire et surtout en temps de guerre, la fugue, quelle qu’en soit sa nature, peut créer une situation grave (absence illégale, abandon de poste, désertion). L’expertise mentale est souvent nécessaire pour ramener ces accidents à son juste valeur.

Dromomanie

Besoin impérieux de déplacement, de voyages. Cette tendance instinctive en rapport avec une instabilité foncière peut être précoce (fugues de certains enfants) ; elle prend la forme dans certains cas du vagabondage ; d’autres fois, elle se réalise sous forme de fugues à déclenchement plus ou moins brusque. Son caractère intermittent l’apparente dans quelques cas à la constitution périodique.

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