
Expertise mentale en matière criminelle
(Ce texte a une valeur historique)
Elle s’applique aux sujets ayant commis des délits ou des crimes tombant sous le coup de la loi pénale.
La pratique de l’expertise psychiatrique ne s’est imposée que lentement au milieu du XIXe siècle, quand la psychiatrie s’affirma comme science positive. La boutade de l’avocat Regnault, déclarant que « l’ignorant avait sur le médecin l’avantage d’être être étranger à toute prévention scientifique », n’est plus de mise aujourd’hui ; d’autre part, cette pratique a vaincu la réserve, parfois méfiante, de certains magistrats dont quelques-uns considéraient les aliénistes comme des « dévaluateurs de responsabilité ».
Le principe de l’expertise mentale en matière criminelle ne rencontre plus aujourd’hui d’objection sérieuse ; mais cette opération reste facultative et sa fréquence qui augmente cependant est encore très variable suivant les Cours et les Tribunaux.
Dans une étude déjà ancienne, Daumezon a étudié les fondements de l’expertise mentale au criminel sur le plan social. Après avoir souligné les malaises et les contradictions qui règnent encore en pareille matière, il insiste sur le fait qu’en outre des dispositions légales qui l’y obligent, le médecin ne saurait se refuser à cette mission, socialement parlant : « Tout citoyen qui a reçu, grâce à la Société, les connaissances de l’art de guérir, qui se spécifie par sa fonction sociale de médecin, doit à la Société quand elle juge, sa collaboration technique – et cela en fonction de sa place dans la Société, dans le réseau des liens sociaux où il s’insère ».
– Nomination et choix des experts. – Les autorités judiciaires qui prescrivent l’expertise sont généralement :
1) Le juge d’Instruction chargé de l’information agissant spontanément ou à la sollicitation de la défense. L’expert est alors commis par une ordonnance.
2) Les présidents des Tribunaux répressifs (simple police, correctionnelle, Cour d’assise), s’ils estiment qu’il y a matière à supplément d’information. L’expert est alors commis par jugement.
3) Les présidents de Chambre de la Cour d’appel et de la Chambre des mises en accusation ; il s’agit alors d’un arrêt.
Dans un cas enfin, nous avons eu à faire une expertise réclamée par le ministre de la Justice pour un condamné à mort.
En 1934, de vives discussions s’élevèrent autour d’une réforme de l’expertise mentale ; un projet de loi Cruppi, voté par le Parlement, voulait imposer l’expertise contradictoire ; mais il ne reçut pas sa confirmation. Raviart et Vullien, dans un rapport sur la question (Congrès de Médecine légale, 1934), soulignèrent que l’expert était indépendant et au-dessus des parties. L’usage s’est confirmé, du reste, dans les affaires importantes et délicates de désigner 3 experts.
Il faut reconnaître qu’en dehors de certains grands centres, le choix des experts n’est pas toujours très heureux. Les expertises mentales ne doivent être confiées qu’à des spécialistes éprouvés, qualifiés par leurs titres et leur pratique et habilités aujourd’hui par les Conseils régionaux de l’Ordre des Médecins. Tout médecin non qualifié devrait donc se montrer très circonspect et se récuser en cas de sollicitation ou n’accepter, à la rigueur, que d’entrer en tiers dans une expertise avec des collègues compétents.
Le magistrat qui désigne un expert en matière criminelle est seul maître de ce choix. Si l’expert est « commis », il y a le droit d’accepter ou de refuser, il ne se peut se récuser sans une raison très sérieuse qu’il devra faire valoir (art.23 de la loi de 1892, sur l’exercice de la médecine).
– Les questions posées à l’expert. – Les formules employées sont variables : la plus courante est celle où l’on demande à l’expert d’ «examiner l’inculpé au point de vue mental et dire si sa responsabilité est entière, atténuée ou inexistante ». Comme variante de cette formule simple, certains magistrats demandent à l’expert de dire « si l’inculpé était en état au démence au sens de l’art. 64 du Code pénal au moment de l’acte ». Le juge instructeur pose aussi parfois la question de simulation possible.
Une circulaire du 12 décembre 1905, émanée du ministre de la Justice Chomié, a suggéré une formule assez longue s’inspirant des données biologiques qui commençaient alors à pénétrer la criminologie. Outre le rappel de l’art. 64 du Code pénal, on demande à l’expert :
– « de rechercher, si l’examen psychiatrique et biologique ne révèle point chez lui des anomalies mentales et psychiques de nature à atténuer dans une certaine mesure sa responsabilité. »
– « s’il doit être considéré comme complètement soit irresponsable de ses actes, ou si sa responsabilité est limitée et dans ce dernier cas en limiter l’étendue »;
– Enfin, « si l’inculpé est irresponsable, dire s’il constitue un danger pour la sécurité publique et s’il doit être interné ». Malgré cette concession faite à l’optique biologique de la criminalité, « tout n’est pas très heureux dans cette formule, malgré le souci du détail qui s’y rencontre pour ainsi dire à chaque ligne » (Rogues de Fursac).
En définitive, tout tourne autour du problème de la responsabilité et de son dosage et, corollairement, d’un internement possible. Ce problème de la responsabilité a suscité beaucoup de controverses et entretenu des malaises entre juristes et psychiatres. Il est traité ailleurs (v. Responsabilité).
– Les opérations de l’expert. – La première est la prestation de serment toujours obligatoire, dans les formes habituelles, avant toute autre opération.
L’expert prendra ensuite communication du dossier et y relèvera toutes les indications utiles : déposition des témoins, déclarations de l’inculpé ors de son arrestation, puis lors des interrogatoires ultérieurs, renseignements divers (état civil, relevé des condamnations antérieures, enquêtes de police ou de gendarmerie, etc.)
L’examen direct de l’inculpé suivra alors. Exceptionnellement, celui-ci peut être en liberté, soit que l’expert ait été requis à l’occasion d’un flagrant délit, soit que l’inculpé ait été maintenu ou remis en liberté provisoire. L’examen a lieu alors dans les locaux de police judiciaire dans le premier cas ; au cabinet du médecin sur convocation ou au domicile du prévenu dans le second cas.
Mais le plus souvent, l’inculpé est incarcéré et la visite devra se faire alors à la prison. Il faut reconnaître que, dans la plupart des cas, en France jusqu’à ces dernières années, les conditions matérielles de l’expertise étaient passibles des vives critiques qui leur avaient été adressées. L’expert n’avait, le plus souvent, à sa disposition qu’un parloir d’avocat, parfois l’infirmerie de la prison et n’avait, comme renseignement sur le comportement de l’inculpé que le témoignage de gens non-spécialisés (gardiens, prévôts de quartier, codétenus).
Il n’existait pas, comme en d’autres pays, d’Annexes psychiatriques des Prisons, malgré les vœux formulés à plusieurs reprises par les Sociétés médico-psychologiques et de Médecine légale. Cette lacune est, heureusement, en train de se combler.
L’expert peut, s’il juge la chose indispensable, provoquer le placement momentané dans un service ou un hôpital psychiatrique ; mais les Parquets hésitent parfois devant cette solution qui ne leur offre pas toute la sécurité désirable. Il se verra donc obligé de multiplier ses visites à la prison et de faire des examens de laboratoire (ponction lombaire, examen de sang) dans des conditions parfois difficiles.
Il fera appel, chaque fois qu’il le jugera nécessaire et avec l’autorisation du Parquet, à des spécialistes pour des examens complémentaires (oculiste, radiologue, biologiste, etc.), ceux-ci fournissant un rapport particulier annexés au rapport principal, et rémunérés en supplément.
Outre l’examen direct de l’inculpé, l’expert aura à s’enquérir de tout ce qui pourra servir à éclairer le passé de son sujet : interrogatoire de la famille, des proches sur le comportement habituel, hospitalisations antérieures, habitudes d’intempérance, traumatismes crâniens, etc., tout en se méfiant, cependant de certaines allégations tendancieuses qui demanderont à être contrôlées.
Il n’est pas très rare que dans le dossier, il y ait des dépositions contradictoires ou même que l’inculpé revienne sur de premiers aveux, soient que ceux-ci aient pu être extorqués par des procédés discutables (ce qui s’est vu parfois), soit qu’après réflexion le prévenu ait préparé un système de défense habile.
Enfin, si la subnarcose ne doit pas être employée dans le but d’arracher des aveux, elle peut être licite sous certaines réserves, comme moyen de diagnostic médical (Heuyer).
L’expert devra aussi penser à la possibilité d’une psychose carcérale, dont les manifestations sont postérieures au crime au délit (v. Pénitentiaires (psychoses).
– L’expertise criminelle et la déontologie. – Henry Ey a rappelé comment les principes déontologiques généraux doivent s’appliquer à la pratique de l’expertise psychiatrique. Celle-ci, en effet, peut susciter un conflit de devoir dans la conscience de l’expert ; d’une part, l’obligation qu’il a contractée vis-à-vis de la justice qui l’a commis, et abroge par ce fait l’obligation du secret professionnel ; d’autre part, la réserve dont il ne peut se départir vis-à-vis d’un homme qui lui livre des secrets.
L’expert va se trouver placé en porte-à-faux entre l’obligation d’accomplir sa mission et la répugnance que l’expertise peut manifester ou opposer à son examen ; dans l’expertise mentale, le médecin doit pénétrer dans la sphère intentionnelle de l’inculpé et à tout instant il se demandera s’il a le droit d’employer la contrainte, la menace et tous moyens que la science a mis à sa disposition (en particulier la subnarcose).
Cet auteur, envisageant le problème de la déontologie en matière d’expertise psychiatrique, a proposé en matière de conclusion les suggestions suivantes.
1) A l’égard de la justice, l’expert doit affirmer son indépendance et donner à entendre qu’il n’est l’expert désigné d’aucune partie.
2) A l’égard de l’expertise : ne pas trahir les confidences qu’il aurait pu recevoir au cours de ses déclarations ou ne les utiliser que sous une forme non préjudiciable ; ne pratiquer d’exploration biologique, n’entrant pas dans la pratique médicale courante ; et ne recourir à la subnarcose que s’il le juge strictement nécessaire et s’il a le consentement de l’inculpé.
3) Il y aurait lieu d’apporter quelques modifications aux pratiques en cours : suppression de l’obligation du serment en Cour d’assises, intervention du Conseil de l’Ordre pour l’alternance dans le choix des experts, introduction de la notion du secret médical dans l’expertise.
Une mesure plus révolutionnaire et qu’acceptera plus difficilement la justice, serait l’obligation pour l’expert de ne fournir au Juge d’instruction que les conclusions de son rapport, le corps de l’expertise étant déposé dans les Archives du Conseil de l’Ordre. Cette dernière réforme heurterait violemment le Code d’Instruction criminelle qui laisse au Juge d’Instruction le soin d’apprécier la valeur des preuves. Le code de Déontologie de l’expertise psychiatrique, pour souhaitable qu’il soit, n’est pas encore né.
– La rédaction du rapport. – C’est la partie la plus délicate de l’expertise ; elle nécessite des qualités qui s’acquièrent avec l’expérience. L’expert doit surtout se départir de toute conception théorique, de tout jugement à priori, de toute tendance sentimentale. Le bon expert, a dit H. Ey, est celui « dont on ne peut pas dire à l’avance quelles seront ses conclusions. Cette liberté de jugement exprime donc l’indépendance de l’expert à l’égard de tout intérêt ou de toute position théorique ».
L’expert doit s’inspirer de principes dont il est bon de pénétrer. Il doit se dire que l’essentiel de sa mission est d’éclairer la Justice sur un point particulier de sa compétence. In doit donc écrire en un langage accessible aux magistrats et aux jurés, ne pas abuser de termes scientifiques et lorsqu’il en emploie (comme Schizophrénie, Paranoïa, Onirisme), prendre soin de les expliquer en en donnant surtout la signification et la portée. Un rapport d’expertise mentale n’est pas la prise d’une observation clinique destinée à des collègues et comportant des discussions nosologiques. La clarté du style, l’ordre dans l’exposition, la logique dans les déductions rendront son exposé aisément accessible et convaincant.
L’expert doit, en outre, éviter dans ses expressions toute équivoques ou toute variation qui pourrait être exploitée par la défense comme une contradiction. Par-dessus tout, l’expert doit éviter de sortir de son domaine de pure objectivité pour avancer des jugements de tendance ou prendre position sur le fond d’un problème dont il n’a à connaître qu’un côté particulier. Ch. Vallon avait très bien résumé en une formule heureuse les 4 qualités essentielles d’un bon rapport : véracité, impartialité, prudence, clarté.
– En règle générale, un rapport d’expertise criminelle comporte plusieurs parties : 1) un préambule dans lequel le ou les experts déclinent leurs nom et prénoms à la première personne, rappellent l’autorité qui les a commis ou requis et la prestation de serment préalable, reproduisent le texte de la mission à remplir ; 2) un exposé des faits, résumé d’après le dossier d’information et la mention des raisons qui ont pu motiver l’expertise mentale ; 3) l’examen de l’inculpé, généralement divisé en deux parties : a) ses antécédents ; b) son état actuel au moment de l’examen qui peut être parfois assez tardif ; c’est ici que se placent les manifestations psychopathiques carcérales, s’il en a existé et dont l’expert devra signaler le caractère purement accidentel, indépendant de l’état psychique au moment des faits incriminés ; 4) La discussion. L’expert dégage alors des parties antérieurs de son rapport : a) les faits positifs à retenir sur le plan pathologique ; b) l’incidence que ceux-ci ont pu avoir sur le comportement de l’inculpé au moment de l’acte incriminé ; c) enfin, les répercussions sociales de cet état pathologique et la nécessité d’un internement si la question est posée ; 5) les conclusions seront aussi concises que possible, en serrant de très près les questions posées et soumises à l’appréciation de l’expert.
Ajoutons enfin que s’il y a un état pathologique réactionnel consécutif à l’incarcération, l’expert pourra simplement demander l’hospitalisation du prévenu, cette hospitalisation n’ayant qu’une action suspensive temporaire sur le cours de la Justice.
Lorsque plusieurs experts sont commis dans une même affaire, ils font un rapport commun signé de chacun d’eux. Si, cependant, il existait des divergences de vues irréductibles entre les experts, le ou les dissidents feraient un rapport séparé. Toutefois il faut – autant que faire se peut – éviter cette éventualité.
Le rapport est établi sur papier libre et déposé ensuite soit entre les mains du juge d’instruction, soit au greffe du Tribunal ou de la Cour, qui aura prononcé le jugement ou rendu l’arrêt. Le ou les experts y joindront l’ordonnance ou le réquisitoire qui les a commis et leur mémoire d’honoraires. Les experts devront toujours garder copie de leur expertise, à laquelle ils pourraient avoir à se reporter.
– La comparution de l’expert à l’audience. – Lorsqu’il s’agit, en effet, d’une affaire importante de Cour d’assises, l’expert sera souvent appelé, et cela parfois bien des mois après le dépôt de son rapport, à venir défendre ses conclusions. Bien qu’il puisse disposer, à l’audience, du texte de ce rapport et des annexes versées au dossier, il devra surtout faire appel à sa mémoire ; comme il est généralement cité quelques jours à l’avance, il aura pris soin de relire la copie de son rapport. Comme tous les témoins, il est appelé à la barre à son tour. Après les formalités sur son état civil et la prestation de serment, il est invité par le Président à déposer sur tout ou partie de son rapport ; son exposé devra être particulièrement clair et à la portée de ceux qui l’écoutent. Il aura, par la suite, très souvent à répondre à des questions posées, soit par le Ministère public, soit surtout par la défense, soit par les jurés. Les avocats ont souvent cherché dans des ouvrages de psychiatrie des arguments de discussion et des oppositions doctrinales. Parfois même, la défense produit des consultations écrites, rédigées par des maîtres éminents sur le problème pathologique qui est le centre de l’expertise et qui peuvent ouvrir la porte à des doutes ou à des suspicions. On a même vu, dans des causes célèbres, l’avocat faire citer comme témoins à décharge, des psychiatres qualifiés qui donnent sur l’état mental de l’inculpé, des avis en opposition avec ceux des experts officiels : ce sont eux que l’on a appelés les « experts de la défense ». Inversement, il peut arriver que le Ministère public, désireux de résister à cette contre-attaque, fasse citer un spécialiste qualifié auquel il demandera son avis. Tous ces consultants n’ont, évidemment, pas examiné l’inculpé lui-même et leur témoignage reste doctrinal et sujet à réserves. Mais ces tournois oratoires et scientifiques peuvent créer un climat troublé propice soit à la défense, soit à l’accusation. Ainsi était née l’idée d’une expertise contradictoire ; mais qu’y aurait gagné la Justice? Il eut fallu un super-arbitrage et les magistrats qui avaient reconnu l’insuffisance de leur compétence en la matière en désignant des experts, ne paraissaient guère qualifiés pour jouer ce rôle.
Ant. Porot et Ch. Bardenat.

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