Délires chroniques : historique, étude analytique, évolution, pronostique, conceptions…
1. – Aperçu nosographique et historique
Les délires chroniques constituent un des chapitres les plus vastes et les plus importants de la pathologie mentale de l’adulte ; on y trouve, en effet, une masse complexe de faits cliniques qui ont passé sous des vocables divers reflétant les opinions et les doctrines en cours à chaque époque. Dans cet amas assez disparate, le délire apparaît tantôt rigoureusement systématisé, tantôt polymorphe et à transformations ; les mécanismes constructifs sont de nature diverse et les évolutions fort différentes ; les unes aboutissent à plus ou moins longue échéance à l’affaiblissement intellectuel, à la démence; les autres, respectant la vigueur intellectuel.
Les aliénistes de la première moitié du XIXe siècle les décrivaient suivant le thème dominant : délire des persécutés-persécuteurs (Lasègue et Falret), délire de grandeur ou mégalomanie (de Foville), délire hypocondriaque, folie érotique, mystique, etc.
A cette classification un peu simpliste et superficielle, Magnan opposa un premier essai de synthèse clinique et évolutive en décrivant son délire chronique avec ses 4 phases successives : inquiétude, idées de persécution, idées ambitieuses, démence terminale. Il l’opposait au délire des dégénérés plus variable et polymorphe.
En Allemagne, Kraepelin, a côté de sa démence précoce et de sa forme délirante qu’il appelait démence paranoïde, admettait une paranoïa vraie représentée par un délire systématisé chronique constitutionnel sans affaiblissement terminal, puis des paraphrénies de types divers.
En France, signalons l’étude de Sérieux et Capgras sur les folies raisonnantes (1909), qui groupe avec le délire d’interprétation essentiel les autres formules paranoïaques à idées prévalentes (délire de revendication, d’imagination), et les oppose au groupe des délires hallucinatoires systématisés chroniques.
Gilbert Ballet créa, en 1911, l’entité clinique de la psychose hallucinatoire chronique de nature constitutionnelle qu’il distinguait nettement de des délires de persécution paranoïaque (non hallucinatoires) et de la démence précoce paranoïde. Entre temps, E. Dupré décrivait les délires d’imagination continus. G. de Clérambault, dégageant son syndrome d’automatisme mental, en faisait le noyau fondamental, le syndrome de base du délire chronique qui s’enrichit secondairement par des mécanismes explicatifs ou des dispositions caractérielles anormales.
Les travaux de H. Claude et de son école ont insisté sur la distinction à faire entre les psychoses paranoïaque, paranoïde et paraphrénique et dégagé le syndrome d’action extérieure. Ceux de H. Ey et Nodet, sans contester les acquisitions qui semblaient définitives, ont remis en question le problème de la psychose hallucinatoire chronique dont ils ont critiqué la notion d’entité ; ils ont proposé un nouvel essai de classification en se basant sur la notion de structure et d’évolution.
De nos jours, l’intérêt se porte surtout sur la pathogenèse des délires chroniques, sur les troubles primaires et fondamentaux de la personnalité qui les font éclore. L’important rapport de P. Guiraud sur la Psychopathologie des délires (Premier Congrès international de Psychiatrie, 1950) contient un exposé complet des conceptions doctrinales qui se sont fait jour à ce sujet. Ce Congrès a ouvert un large débat sur ce chapitre et J. – M. Sutter, résumant ce débat, a pu dire que seule la structure psychopathologique peut servir de base à la nosographie des délires.
II. – Étude analytique
Il y a à prendre en considération dans l’étude des délires chroniques : 1) Les éléments constitutifs de ces délires ; 2) Les processus et les mécanismes par lesquels ils s’édifient, se développent et s’enrichissent ; 3) Le comportement et les réactions du délirant chronique.
1) Les manifestations élémentaires
a) Éléments délirants : On trouvera eu mot Délire le sens général de ce mot qui correspond à une « pensée déréelle » et représente une construction intellectuelle non conforme à la réalité et à laquelle le sujet apporte une croyance irréductible. Dans les délires chroniques, idées et thèmes délirants peuvent être ou systématisés ou polymorphes. Il y a presque toujours une idée prévalente centrée sur la personne du sujet : persécution, préjudice, thèmes mélancoliques, idées mystiques, idéologies politiques ou sociales, idées ambitieuses ou de grandeur, etc.
C’est surtout l’explication délirante qui doit retenir l’attention. Les déductions qu’en tire le sujet peuvent être à courte vue ou posséder un pouvoir de rayonnement marqué gagnant de proche en proche (« délire en réseau » de Clérambault) ; elles peuvent remonter dans le passé (délire rétrospectif) ou anticiper sur l’avenir.
Le délire est fonction de la richesse et du dynamisme intellectuels : thèmes pauvres des débiles mentaux, riches efflorescences des imaginations brillantes, dialectique serrée des paranoïaques. Un élément de toute première importance est le degré de certitude et de conviction que le sujet apporte à l’idée délirante. Les phénoménologistes comme Jaspers et Minkowska ont mis l’accent sur cette conviction délirante en soulignant son importance fondamentale et structurelle, ce qui le rend irréductible, et Minkowska insiste sur ce critère qui permet de distinguer l’idée délirante bien constituée des idées « secondaires » souvent corrigibles et spontanément variables. L’affirmation peut être péremptoire d’emblée, ou bien l’esprit passe par une phase de supposition, de doute, avant de s’élever à la certitude. Parfois même, il restera à cette phase (délire de supposition de Capgras). Le propre des idées délirantes est de ne pas subir les influences réductrices de la critique ou de l’évidence ; si elles paraissent battre en retraite, c’est pour reparaître aussitôt, ramenées par la déviation intellectuelle ou par une poussée affective.
Enfin, la valeur logique du délire, son degré de vraisemblance doivent retenir l’attention. Certains délires d’interprétation ont une charpente vigoureuse, une cohérence parfaits, un pouvoir déductif indiscutable, une dialectique irrésistible et ne sont pas tout de suite estimés à leur valeur pathologique. D’autres, au contraire, par leur incohérence, leur énormité, leur absurdité, portent d’emblée leur cachet démentiel, notion de toute première importance au point de vue pronostic.
b) Éléments cénesthésiques et hallucinatoires : Leur participation est considérable dans beaucoup de cas, mais leur nature essentielle et génétique a fait l’objet de nombreuses discussions théoriques et doctrinales.
– Les troubles cénesthésiques ou troubles de la sensibilité générale et organique sont perçus péniblement, entraînent une modification de ton affectif et deviennent le germe de toute une série d’interprétations péjoratives ou délirantes, faisant appel à des superstitions, à des notions physiques ou chimiques plus ou moins bien assimilées (possession, électricité, rayons, ondes, gaz).
Certains de ces délires hypochondriaques peuvent se greffer sur des lésions réelles de l’organisme qu’il sera opportun de détecter.
Les troubles de la sphère génitale sont fréquents chez la femme, surtout au moment de la ménopause ; ils constituent parfois la pièce maîtresse d’un délire extensif.
– Les illusions sensorielles ne sont pas très fréquentes. On note cependant de fausses reconnaissances (gens déguisés, figurants, ou êtres soi-disant connus, familiers). Elles sont alors incorporées au délire déjà organisé. Les illusions de l’ouïe sont rares ou tout au moins ne sont accusées que sous forme d’hallucinations ou de pseudo-hallucinations. Parfois, cependant, certains bruits perçus, réels, servent de matière à des interprétations erronées.
– Les hallucinations psychosensorielles : Les hallucinations de la vue sont assez fréquentes dans les délires mystiques ; mais elles sont plus rares dans les autres délires chroniques ; on en relève accessoirement dans quelques psychoses chroniques très évoluées et dans certains délires secondaires à un onirisme toxique ou infectieux. Les hallucinations de l’ouïe, par contre, sont très fréquentes, précoces et importantes. Les voix, connues ou inconnues, uniques ou multiples, sont au début imprécises, chuchotées, elles se bornent le plus souvent à des mots injurieux, grossiers, que le malade n’ose pas répéter, ou à des menaces formulées en phrases courtes. Leur caractère esthésique et sensoriel, leur localisation spatiale, sont parfois difficiles à faire préciser au malade et l’école de H. Claude a beaucoup insisté sur ce fait pour montrer qu’il ne s’agissait, le plus souvent, que de pseudo-hallucinations : ces « voix », ces « paroles » sont difficiles à distinguer souvent de l’illusion ou de l’imagination. Les malades donnent rarement l’impression d’avoir entendu ce qu’ils rapportent (Nodet). Bleuler disait « qu’ils hallucinent bien plus le sens que les paroles ». Les hallucinations de l’odorat et du goût sont plus rares, mais peuvent cependant servir de trame à un délire chronique.
– Les hallucinations psychiques et verbo-motrices. Automatisme mental : Ces phénomènes sont bien connus depuis Seglas. Le sujet a la sensation qu’on lit sa pensée, qu’on la répète tout haut (écho de la pensée), la sensation d’un langage et parfois d’un dialogue intérieur et mental qu’il localise dans sa tête, dans son cerveau. Parfois même ses lèvres remuent malgré lui ; il parle involontairement et prononce quelques mots à vois basse ou à voix haute. Il s’agit du phénomène que l’on a appelé l’hyperendophasie, exagération d’un phénomène normal. Toutes ces manifestations ont été intégrées par Clérambault dans son syndrome basal d’automatisme mental.
2. Les mécanismes d’édification et d’expansion
a) Infrastructure et conditions de terrain : Un délire chronique ne s’édifie bien que sur un terrain propice. Il y a des prédispositions constitutionnelles indéniables dont le tempérament paranoïaque est l’exemple le plus typique (v. Paranoïa). La constitution mythomaniaque favorise les délires d’imagination et la disposition maniaco-dépressive pourra faciliter la germination de certains délires chroniques mélancoliques.
Le terrain a pu être modifié par certains processus toxiques ou infectieux, humoraux ou biologiques, parfois même franchement organiques qui ont amené l’adultération psychophysiologique du sujet. Cette détérioration mentale s’observe en particulier sous l’influence de l’alcool, de la syphilis ou de la tuberculose, des traumatismes crâniens et l’on sait toute l’importance que Clérambault et ses élèves attachaient à ses atteintes organiques dans la production du syndrome d’automatisme mental (organogenèse).
La notion de structure reste fondamentale dans l’édification et la formule du délire et s’est ainsi que l’école de H. Claude a montré la différence foncière qui distinguait les structures du délire paranoïaque des structures du délire paranoïde ou des paraphrénies.
b) Origine onirique : Elle s’observe dans un certain nombre de cas d’intoxication ou d’infection au début. Régis, Ach. Delmas ont bien montré le rôle des idées fixes postoniriques dans la création des certains délires secondaires qui passent à la chronicité.
c) Rôle de l’intuition : C’est parfois par le mécanisme de l’intuition pure que s’installe le désordre initial d’où découlera le délire chronique ; il y a des délires purement intuitifs à leur origine pouvant, par la suite, s’enrichir d’interprétations secondaires ou de pseudo-hallucinations. Ce délire d’intuition est fréquent chez les érotomanes, les jaloux, les mystiques, les interprétateurs filiaux, les prophètes, les idéologistes passionnés.
d) Rôle de l’automatisme mental et des hallucinations : Dans le groupe important des délires hallucinatoires chroniques, Clérambault a souligné l’importance du phénomène d’automatisme mental, d’abord caractérisé par les troubles du langage intérieur, puis par leur verbalisation, leur projection à l’extérieur sous forme de voix étrangères. Ce n’est que secondairement qu’intervient l’enrichissement par interprétation quand le sujet présente des dispositions paranoïaques.
e) Rôle de l’explication et de l’interprétation : Il est considérable dans le développement, l’enrichissement et l’extension des délires chroniques. Tous les phénomènes anormaux perçus par le sujet (hallucinations, troubles cénesthésiques) l’intriguent, l’inquiètent, il cherche à les expliquer, à les interpréter ; il y mettra toutes les ressources de son intelligence, son degré de curiosité, son pouvoir dialectique et empruntera ses explications à son niveau de culture, à ses croyances ou à ses superstitions, aux idées régnant à son époque et dans son milieu. Clérambault faisait une différence entre le délire explicatif et l’interprétation proprement dite. Il entendait par « délire explicatif » les éléments du délire découlant logiquement de données antérieures. Un malade entend des voix qui l’insultent, perçoit des saveurs suspectes dans ses éléments, ressent des douleurs ou des brûlures insolites ; il a donc des raisons de se croire persécuté ; en bonne logique, c’est un délire explicatif bien différent de l’interprétation.
Il y a, du reste, des cas où l’interprétation est un phénomène primitif et apparaît d’emblée dans le déclenchement et le déterminisme intérieur du délire. Le sujet édifie son délire sur des allusions, des gestes significatifs et suspects, des propos à double sens, etc. Dans ces cas, où le mécanisme interprétatif est le premier en date et reste le seule en cause, on est en présence d’interprétateurs purs répondant au type clinique du délire d’interprétation essentiel de Sérieux et Cargras.
f) Rôle de l’imagination : Une imagination déréglée peut enrichir considérablement les élaborations délirantes et même les créer : simple fabulation secondaire dans quelques cas, mais parfois véritable éruption spontanée, plus ou moins systématisée, réalisant ce grand type de délire d’imagination décrit par E. Dupré.
g) Rôle de l’affectivité : Mis à part quelques interprétateurs purs et qui, encore, ne sont pas sans réagir à certains chocs émotifs, on peut dire que tous les délires chroniques sont plus ou moins sous-entendus de troubles affectifs, et que ce sont les ingérences affectives qui conditionnent leurs variations évolutives. Il y a d’abord, au début de tous les délires chroniques progressifs, un état de malaise initial et croissant qui, parfois, s’extériorise brusquement par un raptus anxieux ou coléreux inattendu. Si, dans les formes à début d’automatisme mental, peut exister une certaine passivité ou une simple curiosité étonnée, comme l’avait souligné Clérambault, dans d’autres cas, le malade réagit à ses malaises subjectifs par un véritable état d’éréthysme sensitif. Cette attitude affective fondamentale, bien mise en lumière par Nodet (thèse, Paris, 1937), est un élément puissant au cours de l’évolution ultérieure. Elle varie, suivant les sujets, leur puissance émotive, leurs refoulements antérieurs, et c’est ainsi qu’on verra surgir parfois des allusions, des symbolisations qui surprennent à première vue, mais qui se trouvent libérées du subconscient ou des refoulements affectifs anciens les avaient enfouies (pathologie des « Refuges » de certains auteurs, « psychose de désir » de Kretschmer). Ce dernier auteur, dans la deuxième édition de son livre (Sensitive Beziehhunsxahn), a insisté sur la condition de ses sensitifs qui refouleront l’émotion pathogène, la transformeront en représentations mentales dérivées, la détourneront vers des complexes associatifs délirants, à caractère de symbole, de défense ou de compensation qui occuperont le premier plan dans leur conscience ; ainsi naîtront des interprétations morbides mal caractérisées, délires divers rentrant dans le cadre de l’automatisme mental, car, comme il le dit lui-même : « Le jugement porté par le malade sur la réalité des représentations mentales est très variable, le sentiment de cette réalité peut aller jusqu’à l’illusion sensorielle. Les observations de Kretschmer montrent nettement le passage de la rumination morbide à l’interprétation délirante, à un sentiment d’étrangeté, domination par autrui qui peut aboutir à un automatisme complet. Le rôle capital de l’interprétation sur un fond mental troublé par ces complexes apparaît évident (citation de H. Claude).
La charge affective de certains délires domine parfois tellement la scène qu’on a pu créer et isoler le groupe des délires passionnels (jaloux, érotomanes, persécuteurs, idéologiques, etc.) Même au cours de certains délires paranoïaques ou hallucinatoires, des paroxysmes sont nettement commandés par une surcharge affective et l’on a pu parler à ce propos des moments féconds du délire.
Kretschmer a également décrit « un délire d’interprétation à base sensitive dans lequel le malade humble, effacé, se rapproche davantage du mélancolique, de l’anxieux, de l’obsédé que du paranoïaque raisonnant ».
3. Le comportement et les réactions dans les délires chroniques
Les dispositions caractérielles propres à chaque sujet règlent leur comportement et commandent leurs réactions au point de vue social. Suivant son tempérament, le malade va se replier, s’isoler dans la passivité ou la crainte, ou bien, au contraire, alerté par ses premières inquiétudes, menacé par ses voix ou voulant conformer sa conduite aux conclusions qu’il a tirées de ses interprétations, se livrera à une série de manifestations contraires à sa tranquillité, à celle des siens, a celle de la société. Certains malades aussi, méfiants et irrités de ce qu’on ne partage pas leur conviction délirante, se renferment dans le mutisme et dissimulent peur délire : ce sont les réticents chez lesquels on a parfois un certain mal à saisir le thème «délirant (v. Réticence). D’autres, par leurs attitudes, leur accoutrement ou des gestes singuliers, affirment le personnage qu’ils croient être ou cherchent à conjurer les influences malveillantes dont ils se croient victimes. Certaines attitudes stuporeuses ou catatoniques sont parfois commandées par des conceptions délirantes difficiles à énucléer.
On caractérise couramment le comportement des délirants chroniques en disant qu’ils sont hyposthéniques ou hypersthéniques :
a) Les hyposthéniques sont passifs et résignés, quelquefois même euphoriques et enclins à des interprétations indulgentes ou optimistes (assez rares). D’autres ont une teinte et un comportement mélancoliques manifestes (les anciens persécutés mélancoliques). Mais ce que l’on rencontre surtout dans ce groupe, ce sont des sujets qui ne franchissent guère le stade de doute et de perplexité et ne font qu’un délire de supposition (Capgras).
b) Le groupe des hypersthéniques rassemble tous les revendicateurs, les provocateurs et quérulents, les jaloux, les passionnés et tous les aspects de la paranoïa active.
III. Évolution et pronostic
Étant donné le polymorphisme des délires chroniques, leur origine souvent si différente, les diversités de structure qui les supportent, on conçoit qu’on n’ait pu leur assigner une règle évolutive commune. Ceux qui traduisent un processus psychopathique actif sont liés aux conditions de développement de l’affection qui les a engendrés : tel est le cas des délires paranoïdes de certaines démences précoces qui peuvent, assez vite, verser dans l’incohérence.
Dans un ordre d’idées voisin, les délires chroniques qui sont commandés par un processus organique (alcoolisme chronique, paralysie générale stabilisée, encéphalopathies diverses) subissent le sort de l’affection qui les a engendrés.
Par contre, certains délires chroniques à structure franchement paranoïaque (délires d’interprétation, de revendication, d’imagination) en rapport avec une disposition constitutionnelle de l’esprit, non évolutive, n’engagent guère l’avenir du fonds mental. Quelques sujets sont susceptibles de mener une vie sociale à peu près normale, mais d’autres (revendicateurs, quérulents), dont l’hypersthénie et la vigueur intellectuelle ne fléchissent jamais, peuvent créer un danger permanent pour la société et imposer des mesures d’internement.
Dans les délires chroniques à base d’automatisme mental et d’hallucinations, la marche lentement progressive de l’affection, la systématisation de plus en plus affirmée du délire, son extension fréquente « en réseau » retentissent fatalement sur l’ensemble du psychisme et sur la vie sociale. Sans doute, il y a des périodes de rémission, mais il existe aussi des poussées évolutives et des moments féconds. Ceux-ci sont, avant tout, conditionnés, comme nous l’avons vu, par des « ingérences affectives » et aussi, parfois, par des conditions organiques défectueuses. A quelque cadence qu’elle se fasse, cette progressivité qu’avait bien souligné les anciens auteurs (« délire systématisé progressif ») est inéluctable. Néanmoins, c’est un fait admis par tous les cliniciens qu’après un certain nombre d’année de quiétude asilaire ou au moment de l’involution présénile, on assiste souvent à une sédation dans l’activité délirante (période de « retraite » et d’« assoupissement ») ; mais la valeur psychique du sujet avait, toutefois, déjà fléchi de façon plus ou moins importante (démence vésanique des anciens auteurs).
Dans les délires systématisés, la « phase de réduction » (Arnault, Hesnard) est souvent manifesté et relativement précoce chez les hallucinés, cachée et tardive chez les imaginatifs et les interprétateurs. Hesnard pense que le délire systématisé s’arrête, se circonscrit en un résidu plus ou moins stéréotypé et verbal (phase « d’enkystement » de certains auteurs) et cesse de retenir sur la conduite du sujet.
Par un phénomène de dissociation spéciale, ce qui reste de sains dans l’esprit peut alors se manifester correctement, tout en contribuant à l’extension du délire (processus explicatif) tandis que les intrusions de la pensée morbide amènent parfois des explosions ou des comportements discordants. Cette « scission du moi » a été soulignée également par Clérambault, qui parle d’une personnalité primaire et d’une personnalité secondaire.
En présence d’un délire chronique, tels sont en définitive les éléments de pronostic à retenir au point de vue de l’avenir mental du sujet : la rigueur logique de l’esprit, la structure paranoïaque, si elles lui imposent une longue durée, maintiendront toutefois sa cohérence et son faible retentissement sur l’ensemble du psychisme. Le degré de systématisation est à prendre en considération : les délires chroniques mal systématisés, polymorphes, à type paranoïde, impliquent une atteinte plus grave et plus diffuse du fonds mental et une évolution démentielle plus certaine. Pareillement l’absurdité, l’incohérence, l’énormité quand elles apparaissent, sont des signes de fâcheux augure.
IV. Principaux types cliniques de délires chroniques
Nous nous bornerons ici à une simple énumération des principaux types cliniques, la plupart étant étudiés individuellement par ailleurs. En se basant sur les conditions d’apparition et la structure sous-jacente, on peut distinguer 3 grands groups dans les délires chroniques.
1) Les délires secondaires de résiduels;
2) Les délires d’apparence primitive (de beaucoup les plus fréquents) à évolution v variable, souvent lente. Ils correspondent au délire paranoïaque de certains auteurs, allemands en particulier;
3) Les délires apparaissant au cours d’un processus d’évolution démentielle dans lequel ils se désagrègent plus ou moins vite. Ils correspondent au groupe des délires et des démences paranoïdes ; s’ils se stabilisent, ils constituent ce que l’on a appelé des paraphrénies.
Essai de classification des délires chroniques
Premier groupe : délires chroniques secondaires et résiduels :
- Délires post-confuso-oniriques (infectieux, toxique) ;
- Délires chroniques des alcooliques ;
- Délires post-encéphalitiques ;
- Délires secondaires des paralysies générales stabilisées.
Second groupe : délires chroniques d’apparence primitive :
- Délires d’interprétation, type Sérieux et Capgras ;
- Délires des paranoïaques (persécution, revendication) ;
- Délires d’imagination, type E. Dupré ;
- Délires hallucinatoires (influence, syndrome d’action extérieure) ;
- Délires à base affective (délire passionnel, érotomanie).
Troisième groupe : délires chroniques à base démentielle :
- Démences paranoïdes ;
- Paraphrénies.
1. Groupe de délires chroniques secondaires et résiduels
Ils succèdent généralement à un processus confusionnel aigu ou subaigu, avec onirisme apparent ou non.
a) Certaines confusions mentales infectieuses entraînent des délires résiduels, secondaires le plus souvent à des thèmes oniriques, avec affaiblissement du fonds mental et pauvreté des thèmes délirants; ce délire de faible envergure ne bénéficie guère d’enrichissements interprétatifs ou imaginatifs. Il y a peu de réactions ; les sujets restent souvent des apathiques.
b) Les délires des alcooliques entrent aussi dans ce groupe ; ils sont un peu plus hauts en couleur, se systématisent dans le sens de la jalousie, de la persécution, de l’auto-accusation et possèdent encore des ressorts interprétatifs qui les entretiennent et les prolongent ; ils sont traversés parfois de petites reviviscences hallucinatoires. Le fonds mental est celui qu’a laissé la détérioration toxique ; ils sont susceptibles d’assoupissement au bout de quelques années.
c) Toutes les encéphalites ou encéphalopathies sont susceptibles de créer, elles aussi, des délires résiduels, après leur extinction. La paralysie générale, depuis qu’on la traite par la paludothérapie, a présenté souvent, une fois stabilisée, des délires résiduels à type paranoïde, relativement pauvres et peut évolutifs.
2). Groupe des délires chroniques d’apparence primitive (à base intellectuelle, sensorielle ou affective)
a) Le délire d’interprétation pur (type Sérieux et Capgras) est étudié par ailleurs (v. Interprétations). Rappelons simplement qu’il est entièrement et exclusivement d’ordre intellectuel, à base de déduction et d’interprétation pure, qu’il n’est jamais hallucinatoire et qu’il n’entraîne pas d’affaiblissement intellectuel.
b) Tous les délires relevant plus directement de la constitution paranoïaque : délires de revendication, délires processifs, certains délires de persécution, de préjudice, délires à « idée prévalente » de certains auteurs, délires de grandeur en sont les types les plus courants.
c) Les délires d’imagination (type Dupré) sont constitués tantôt par des efflorescences fabulatrices plus ou moins coordonnées, tantôt par un thème franchement systématisé auquel peut s’ajouter parfois un tempérament revendicateur (délire de revendication filiale).
d) Le délire hallucinatoire chronique est celui qui a donné lieu aux remaniements nosographiques les plus importants. La présence d’hallucinations, surtout auditives, le caractérise essentiellement ; mais pour beaucoup d’auteurs, il ne s’agit que de pseudo-hallucinations consécutives à l’hyperendophasie. Clérambault a bien dégagé son noyau fondamental d’automatisme, montré que les réactions du sujet étaient neutres primitivement (syndrome de passivité), que les constructions intellectuelles étaient secondaires et qu’il n’évoluait vers la persécution que dans la mesure où le sujet présentait une disposition paranoïaque. Pour lui, la systématisation est fonction du caractère de la personnalité.
C’est également à partir de cet automatisme mental basal que s’organise le délire d’influence et le syndrome d’action extérieure.
e) Les délires à base affective, délires passionnels : Nous avons souligné l’importance de la vie affective dans la genèse et le développement de certains délires chroniques. Se rattachant aux données freudiennes, Kretschmer avait placé dans la « pathologie des refuges » ce qu’il appelait la paranoïa sensitive, forme de psychose quérulent déterminée par un conflit sexuel.
Mais en fait, il ne s’agit le plus souvent que d’une psychose réactionnelle, réaction de compensation à un sentiment d’infériorité (Adler, J. Delay) jusque-là contenu ; ces psychoses sont susceptibles de guérir et, de ce fait, ne peuvent être considérées comme délire chronique.
Cette conception des délires à base sensitive a été admise aussi par Mlle Pascal, dans son étude sur les psychoses d’amour (psychoses de sensibilisation et de désensibilisation) et les divers aspects de l’érotomanie en fournissent de de nombreux exemples. Un certain nombre de ces délires sont nettement hyposthéniques, parfois à teinte mélancolique ; on a décrit dans cette catégorie certains types : délire des gouvernantes, délire inerme des vieilles filles (Clérambault), mais parfois aussi, dans une phase ultérieure d’hyposthénie, ces sujets peuvent passer à la quérulence et à la revendication (amoureuses persécutrices de prêtres, de médecins).
En dehors de ceux de l’érotomanie, il y a d’autres grands délires passionnels dictés par la haine, la colère, la jalousie, la vengeance, par une idéologie politique ou religieuse exaltée (idéalistes passionnés de Dide). On y rencontre de grands paranoïaques et, très souvent, ils aboutissement à des réactions tragiques.
3) Groupe des délires chroniques à base démentielle (Délires paranoïdes et paraphréniques)
Les faits qui entrent dans ce groupe et qui ont bien été étudiés par H. Claude et son école, en particulier par Nodet, gravitant autour de la démence précoce et la dissociation. Ils ont pour caractères essentiels de polymorphisme du délire et, souvent, son incohérence, une altération assez profonde de la personnalité, tous les stigmates de la schizophrénie : autisme, ambivalence, etc., une structure paralogique avec libération d’une pensée affective. Le type le plus expressif est celui de la démence précoce, dite à forme paranoïde.
Les paraphrénies sont caractérisées par un délire de structure incohérente qui ne s’accompagne pas d’une grosse altération seulement partielle et tardive ; le symptôme dominant est une verbigération et fantastique (« folie discordante verbale » de Chaslin). Le facteur imaginatif et hallucinatoire y joue un rôle certain et, cependant, le sujet garde pendant longtemps une adaptation au réel et une apparence de comportement normal. Certains auteurs y font entrer des cas de manie chronique, voire de mélancolie avec syndrome de Cotard.
V. – Conceptions doctrinales concernant l’étiologie et la pathologie des délires chroniques
Tous les mécanismes qui servent à la construction, au développement et à l’enrichissement des délires chroniques que nous avons passés en revue plus haut, et qui lui servent en quelque sorte de charpente, n’expliquent pas cependant le phénomène essentiel et initial du déclenchement du délire, en un mot sa nature et sa genèse.
Nous en avons déjà dit un mot à propos de l’étude générale des délires (Délires (généralités). Il est bien certain qu’on ne saurait invoquer une pathogénie univoque et commune pour tous les faits si disparates, aux allures évolutives si différentes que contient ce groupe de délires chroniques. Si certaines formes pures comme le délire d’interprétation (type Sérieux et Capgras) ou le délire d’imagination de E. Dupré sont manifestement en rapport avec des dispositions mentales constitutionnelles ; si d’autres, comme les délires schizophréniques, les délires paranoïdes de certaines démences précoces ou tardives, impliquent une dissociation ou une détérioration manifestes du fond mental, il en est d’autres enfin pour lesquelles on ne peut invoquer qu’une tare abiotrophique ou dégénérative du psychisme, se révélant à un âge plus ou moins avancé, sous l’influence d’agressions organiques ou biologiques ou de situations conflictuelles sociales ou familiales.
De nombreuses conceptions doctrinales se sont fait jour à ce sujet, P. Guiraud en a fait un exposé critique au 1er Congrès international de Psychiatrie (Paris, 1950), exposée que nous croyons intéressant de rappeler brièvement ici ainsi que la conceptions personnelle de cet auteur.
a) Conception psycho-génétique : Les doctrines phénoménologiques ou existentielles exposées ailleurs tendant à conclure que le délire, tel que la clinique le saisit, dérive d’une atteinte plus profonde et inexplicable de la personnalité. Pour Jaspers, il s’agit d’ «expérience primaire », « hallucinations », « relations anormales », « significations délirantes » ; pour Minkowski, de « troubles du temps vécu »; pour Binswanger, d’une « manière anormale d’être dans le monde; mais quelle que soit la perspective envisagée, il s’agit toujours de troubles incompréhensibles de la personnalité, irréductibles à tout autre phénomène psychique. Aucune de ces conceptions ne trouve de phénomène physiologique de la personnalité et aux hallucinations spontanées. P. Guiraud, qui fait cette remarque, ajoute : « La conception de Jaspers est instructive en ce sens que, si elle se refuse à essayer de résoudre et même de poser le problème de la pathologie du délire, elle nous montre à quels éléments primordiaux véritables nous avons affaire ».
– Les psychanalystes considèrent les délires systématisés comme l’expression d’une homosexualité inconsciente. On passe de celle-ci au délire par un double mécanisme d’inversion de sentiment et de projection en vertu de cette dernière, le patient ressent comme venant du dehors, ce qu’il éprouve inconsciemment.
Pierre Janet a étudié dans les délires l’impression de « vide » éprouvée par le sujet et qui apparaît sous forme d’accès comparable à la psycholepsie (sensation d’étrangeté, d’irréalité avec intervention extérieure) d’où la perturbation du sentiment social et un comportement anormal.
– La notion de pensée déréelle par dissociation mentale, que l’on doit à Bleuler en matière de schizophrénie, est valable pour cette affection ; mais on ne saurait la faire jouer dans tous les cas de délire chronique.
b) Conceptions organo-génétique, biologique et dynamique : Dans sa théorie de l’automatisme mental, Clérambeault considère le délire comme la production parasitaire par un excitant organique anormal de représentations d’états affectifs, de tendances et de perceptions; ces phénomènes d’automatisme mental ne sont pas reconnus par la conscience du patient comme provenant de sa propre personnalité. Cette théorie recevable sans contestations pour délires d’origine franchement organique, est plus discutable pour P. Giraud, dans les autres cas.
Les théories d’inspiration jacksonienne, comme l’organodynamisme de H. Ey, font intervenir les phénomènes de dissolution (symptômes positifs). Cette application est valable pour tous les cas où il y a manifestement diminution de la personnalité, altération du moi (démence précoce, schizophrénie) ; mais dans la paraphrénie et la paranoïa, la réalité des symptômes négatifs qui conditionnent le délire n’est pas suffisamment prouvée par P. Guiraud, bien que, dans la première, H. Ey fasse appel à une manie ou une mélancolie antécédente, et dans la seconde, à une reviviscence d’affects archaïques et primitifs. On peut retenir de cette conception que le délire est à la base un phénomène de déficience et que les détériorations mentales l’aident à poursuivre son cours.
Par Guiraud, les fonctions psychiques supérieures, qui sont les plus apparemment touchées dans le délire, ne sont que le résultat des dynamismes instinctifs primordiaux, ceux-ci, quoique organisés en un nombre de composants : thymiques, hormonales, motrices, etc., qui ont un support anatomique commun dans les centres neuro-végétatifs diencéphaliques.
L’anomalie ou l’atteinte d’une de ces composantes va troubler l’intégration du moi, ces éléments et leurs dérivés affectifs idéaux, ils ne sont plus reconnus comme d’origine personnelle et ne peuvent pas être ajustés à la réalité de la logique. Dans cette théorie, le point primordial est la souffrance d’une des composantes, à quoi s’ajoute comme dans les autres théories, le défaut de reconnaissance d’éléments du délire comme personnels. Etant admise cette base neurovégétative diencéphalique, des composantes de l’intégration, on comprend que tout ce qui atteint ces centres végétatifs, soit par lésions organiques ou par défaut de développement ou par opposition conflictuelle, puisse provoquer l’installation d’un délire.
Dans chacune de ces conceptions, il y a une part de la vérité; mais il nous semble que celle de l’automatisme mental de Clérambault et celle de P. Guiraud ont apporté des explications analytiques qui serrent d’assez près la réalité des observations cliniques.
Ant. Porot.

