Allan Mémorial

Allan Mémorial

La requête déposée par une Canadienne rappelle le passé trouble de l’institut psychiatrique de McGill et met en lumière les liens de l’Université avec la CIA. Marc-André Séguin parcourt l’histoire secrète d’une institution montréalaise, propulsée dans une expérience de la Guerre froide.

Janine Huard, une montréalaise de 78 ans, présentait en 2006, une requête devant la Cour fédérale pour obtenir la permission d’exercer un recours collectif contre le gouvernement fédéral.

Son grief? Des expériences de lavage de cerveau dont elle aurait été le sujet dans les années 50. Ces dernières auraient été menées sans son consentement, avec le co-financement de la CIA, au Allan Mémorial Institute (AMI) de  l’Université McGill,  sous  la  direction du docteur Ewen Cameron, alors qu’elle y avait été internée pour dépression.

Madame Huard compte parmi les neuf Canadiens à avoir obtenu une compensation de 67 000$ américains de la part de la CIA pour ces expériences. Sa demande de compensation auprès du gouvernement canadien a cependant été rejetée à trois reprises. Aujourd’hui, l’AMI se présente comme un institut psychiatrique tout à fait normal. Mais son passé comporte des éléments qui sont encore obscurs.

Les faits remontent à l’époque de la Guerre froide, en 1951. Des rencontres se tiennent à Montréal autour du projet Blue Bird, regroupant divers représentants de la CIA et une équipe de psychiatres. Le but du projet consistait en l’élaboration de techniques de lavage de cerveau, de propagande, de persuasion, de conditionnement et de contrôle psychologique des masses. C’est par la suite, entre 1956 et 1963, que le psychiatre Cameron, directeur de l’AMI à l’époque, mais aussi ancien colonel de l’armée américaine, effectue des tests de «déprogrammation» sur des patients comme Mme Huard, atteints de différentes formes de maladies mentales. Il obtient un financement de 25 millions  de dollars de Washington pour mener ses recherches sous le couvert de traitements thérapeutiques.

Les traitements exposent les patients à des chocs extrêmes. Ces derniers, drogués au LSD, sont bombardés de messages destinés à les «déprogrammer» puis à les reconstruire. À cela s’ajoutent des doses massives d’électrochocs -de vingt à quarante fois plus élevées que celles que l’on prescrit normalement- des séances de sommeil prolongées, ainsi que des douches chaudes ou glacées. Les séances durent approximativement cinq heures par jour.

Alors que la CIA met un terme au financement de ces recherches en 1960, le gouvernement canadien prend le relais pour trois années supplémentaires. Mme Huard n’est que l’une des nombreuses personnes dont on sait qu’elle a vécu un tel traitement.

Neuf Canadiens ont obtenu une indemnisation de la CIA en 1988. Si le gouvernement canadien a offert une compensation de 100 000 $ à 77 autres patients en 1994, il a toutefois refusé de compenser quelque 250 personnes soumises de pareils «exercices», sous prétexte que ce derniers n’avaient pas été «complètement déprogrammés».

Au-delà de l’histoire

Mais comment expliquer qu’une université canadienne se fasse complice d’une agence de renseignements étrangère ? Pour Mario Bunge, professeur à McGill en logique et métaphysique, qui fait notamment des études en éthique de la neuroscience, la réponse est simple :

«Premièrement, le gouvernement fédéral de l’époque était plutôt au service de nos seuls voisins, comme l’est d’ailleurs l’administration conservatrice actuelle. Deuxièmement, les psychiatres du Allan Mémorial de l’époque ne faisaient pas de différence entre pseudoscience et science.»

psychiatrie et oiseaux
Le bonheur est un oiseau qui se pose sur la paume de la main, pour le garder il ne faut pas essayer de le saisir. (Noureddine Khedim, célèbre inconnu). Photo : © GrandQuebec.com.

Cette absence de distinction, Bunge y a été confronté en 1968: «j’ai été invité à donner une conférence à l’AMI. Je leur ai dit : « Je ne connais rien de la psychiatrie, à l’exception que tout traitement médical devrait être évalué afin d’être considéré comme scientifique. Alors je vous demande: évaluez-vous vos patients, faites-vous des suivis ? »

Un des médecins a alors répondu: « Nous n’en avons pas besoin; car nous savons que nos méthodes fonctionnent. De toute manière, la majorité de nos patients arrêtent et nous ne les revoyons plus jamais. » C’est à ce moment que je me suis levé en marchant vers la porte en disant à voix haute: « Ceci est une Église, et non un centre scientifique » et j’ai claqué la porte.

Pour lui, les psychanalystes qui formaient la grande majorité des psychanalystes de l’AMI étaient des «pseudoscientifiques» dont la profession a «deux mérites: ses histoires sont divertissantes et elle rapporte un bon salaire à un bon nombre de shamans». Les appels laissés à divers employés de l’AMI par Le Délit sont restés sans réponse.

Quelles leçons doit-on tirer de cette période dans l’histoire de l’AMI ? Mario Bunge se fait tranchant. «Une des conclusions de cet épisode honteux au Allan Mémorial est bien sûr: ne faites pas à des humains ce que vous ne feriez pas à des rats de laboratoire. Une seconde conclusion est: n’acceptez jamais les fonds d’une agence spécialisée dans la déstabilisation de gouvernements étrangers plutôt que dans la promotion des sciences de la santé mentale. Une troisième: si vous avez besoin de fonds de recherche, faites des recherches scientifiques sérieuses, et écrivez à des agences de financement réputées. La quatrième et dernière leçon: n’essayez pas d’être stupide et malhonnête à la fois. Choisissez entre les deux», conclut-il.

Marc-André Séguin. Publié dans Le Délit, le 23 janvier 2007. Reproduit avec l’autorisation du journal.

Voir aussi :

Laisser un commentaire