Bibliothécaire

Bibliothécaire au Québec

par Hélène Grenier

Causerie prononcée au Cercle universitaire, le 5 novembre 1942

Parmi les carrières, professions, métiers dont le public se fait une idée trop approximative pour être juste, il n’en est pas, je pense, de plus méconnue que la carrière de bibliothécaire.

Il existe, entre lui, le public, et eux, les bibliothécaires, un malentendu que je veux essayer d’élucider en vous parlant de ce que j’appellerai les « grandeurs et misères de la profession de bibliothécaire ».

Une opinion assez généralement répandue mais qui tend tout de même à disparaître, depuis que les bibliothécaires se sont faits leurs propres agents de publicité, c’est que les bibliothèques sont des lieux sombres, poussiéreux, surtout poussiéreux, remplis de vieux livres rarement consultés, riches en manuscrits illisibles ou déchiffrables seulement par les diplômés de l’École des Chartes ; des lieux où s’entassent des trésors précieux mais inaccessibles et où s’affairent des personnages mystérieux nommés bibliothécaires, chargés de science et d’années, éminents gratte-papiers, plus ou moins- maniaques.

Les bibliothèques et les bibliothécaires ont peut-être été tout cela dans les temps préhistoriques, je puis vous assurer que les choses n’en vont plus ainsi.

Les bibliothèques modernes ont une devise sur laquelle elles basent toute leur organisation. Cette devise c’est SERVIR. Tout en elles, leur construction, l’agencement de leurs différents services, la manière dont elles sont administrées, le personnel qui y travaille, n’existe qu’en fonction de cette devise, on peut dire de cet idéal.

Les bibliothèques ont pour mission de distribuer le plus de livres possible, au plus grand nombre de personnes possible, et au meilleur marché possible. Elles sont toujours les gardiennes de trésors inappréciables, manuscrits, incunables, etc., mais elles veulent que tous ces trésors, aussi bien que leurs collections de livres d’éditions ordinaires, soient à la disposition de quiconque veut les consulter.

Les bibliothécaires chargés d’assurer leur bon fonctionnement ne se contentent plus d’être les érudits gratte-papiers d’autrefois. Certes, toute personne qui veut faire un travail efficace dans une bibliothèque doit d’abord posséder une instruction solide. L’érudition même est très recommandée, avec l’amour des livres qui en est le corollaire inévitable. Mais ce n’est pas tout.

Il faut aimer les livres et il faut surtout aimer les humains. Il faut être animé de cet amour-charité clairvoyant pour accueillir chaque lecteur, comprendre ses goûts, ses intérêts, ce qu’il attend de la bibliothèque et essayer de lui fournir les renseignements dont il a besoin, si futiles et insignifiants que ces renseignements puissent paraître.

La carrière de bibliothécaire est donc vraiment plus qu’une carrière, je dirai que bien comprise elle est une vocation qui comporte des devoirs intellectuels, professionnels et moraux. Je voudrais essayer de vous résumer le plus simplement possible en quoi consiste le travail d’un bibliothécaire et quelles qualités et formation il doit y apporter. Je prends le mot « bibliothécaire » ici dans son sens le plus large, depuis le

Conservateur de nos grandes bibliothèques jusqu’aux plus humbles employés de ce genre d’institutions.

Le portrait que je brosserai à grands traits représente plutôt un idéal qu’une réalité concrète.

C’est une image du bibliothécaire parfait vers laquelle tendent avec humilité, n’en doutez pas, tous ceux qui se sentent attirés vers cette carrière.

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La qualité la plus importante est une bonne culture générale et un désir de l’augmenter. C’est le bon terrain sur lequel on peut espérer bâtir solidement et éviter des déboires qui tournent à la courte honte des bibliothécaires et à l’agacement justifié du lecteur. Imaginez par exemple, et ce sont là des incidents qui se sont produits et dont je garantis l’authenticité, imaginez un étudiant en littérature qui se présente au comptoir du prêt d’une bibliothèque, demande de la documentation sur les « Chansons de geste » et à qui on apporte un livre de gymnastique rythmique… ou encore un jeune homme voulant connaître les principes de la fabrication des parfums à qui on propose en lecture Les Odeurs de Paris ou Les Parfums de Rome.
Ce n’est cependant pas tout de posséder une forte instruction et un goût pour la culture, il faut aussi une préparation technique qui se donne dans des écoles spéciales appelées du nom un peu terrible et si inharmonieux d’École de Bibliothéconomie.

Lors de la fondation de l’École de Bibliothéconomie de l’Université de Montréal, il y a cinq ans, des centaines de personnes nous ont demandé : « Mais enfin, qu’est-ce que c’est que cette École?… qu’est-ce qu’an y apprend, et à quoi cela mène-t-il ?

… Trop de gens et non des moins intelligents s’imaginent que le travail dans les bibliothèques consiste à étiqueter les livres comme des pots de confitures, les ranger sur les rayons dans un ordre mystérieux (ne va-t-on pas jusqu’à croire que les livres se classent par ordre de grandeur!) et attendre, en lisant des petits romans, le lecteur qui se hasardera à réclamer de l’aide. En somme, si c’était le cas, les Bibliothèques seraient des sortes de « stop and shop » intellectuels. Il n’en est heureusement rien.

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Le système qui régit l’organisation d’une bibliothèque moderne est minutieux. Il y faut une discipline et un ordre méticuleux et c’est pourquoi, le croirez-vous, messieurs, et me pardonnerez-vous de le dire ici, il est reconnu que la carrière de bibliothécaire telle qu’elle est conçue de nos jours est une carrière féminine. Aux États-Unis où les bibliothèques sont les plus nombreuses et les mieux organisées du monde, 80 p.c. des bibliothécaires sont des femmes.

Quoiqu’il en soit, tous ceux, hommes et femmes, qui veulent être bibliothécaires font les études préalables dans les Écoles de Bibliothéconomie des grandes Universités où, ordinairement, on n’accepte que les élèves qui peuvent attester d’un certificat d’études secondaires satisfaisant.

En quoi consiste donc le travail technique du bibliothécaire ? Il doit choisir des livres pour sa bibliothèque. Il lui faut donc connaître les différentes sources de renseignements bibliographiques qui l’aideront à faire un choix judicieux en rapport avec les exigences de ses lecteurs et celles non moins impérieuses de son budget. Il doit commander ses livres et être suffisamment au courant des affaires pour que cela soit fait le plus économiquement possible.

Les volumes français étant presque toujours brochés, il lui faut aussi s’occuper de la reliure. Cela comporte une certaine connaissance de la technique du relieur afin de choisir, pour les volumes, une reliure appropriée, solide et économique à la fois. Puis il y a le collage des étiquettes. ex-libris, etc. On prétend que le pot de colle est le plus indispensable des instruments de travail du bibliothécaire, et j’en sais qui sont aussi capricieux pour choisir le genre de colle dont ils se servent que certaines femmes le sont pour le choix de leurs cosmétiques.

Une fois le livre étiqueté il s’agit de le classifier ce qui n’est pas toujours simple. Le bibliothécaire doit connaître très bien le système de classification adopté par sa bibliothèque que ce soit le système décimal Dewey ou celui de Bruxelles, le système Cutter ou celui de la Bibliothèque du Congrès de Washington. La classification des volumes est le’ travail le plus important et l’un des plus difficiles à accomplir pour le bibliothécaire. Pensez-y !… il consiste à diviser par cases très définies, cette matière infiniment souple, la pensée humaine.

C’est dire qu’une classification est toujours assez relative et que bien des principes entrent en jeu quand il s’agit de l’appliquer. Ce sont ces principes que le bibliothécaire doit connaître à fond. Il lui faut de plus composer son catalogue sur fiches lequel doit être clair et précis pour pouvoir servir le lecteur le plus inexpérimenté aussi bien que l’érudit.

Et voilà pour les travaux qui s’accomplissent en quelque sorte dans le silence du cabinet de travail.

* * *

C’est au comptoir du prêt et à la salle de référence que le bibliothécaire entre en contact direct avec les lecteurs. Et je dirais qu’il doit pour cela être armé de patience, d’abnégation et de perspicacité outre, ici comme pour le reste, sa préparation technique.
Il lui faut de la patience pour subir les rebuffades et les caprices de certains lecteurs ou pour endurer la sottise de certains autres. Une camarade me racontait un jour qu’elle avait une cliente assidue qui se fiait entièrement à elle pour le choix de ses livres. Cette lectrice avait évidemment une mémoire très pauvre car elle semblait ne jamais se rappeler les livres qu’elle avait lus. Elle comptait sur ma camarade pour en tenir le compte. Un soir qu’il y avait affluence à la bibliothèque et que cette bibliothécaire était très occupée, la dame en question se présente et se met en frais de choisir elle-même ses livres.

Tout à coup par-dessus les têtes de quatre rangées de lecteurs qui attendaient leur tour au comptoir, la dame brandit un volume en disant : « Mademoiselle, est-ce que j’ai lu ce livre? et l’ai-je aimé? »…

Quant à l’abnégation, j’ai appris à mes dépens qu’on ne doit pas imposer ses goûts personnels.

J’étais depuis peu à la distribution de la Bibliothèque municipale, lorsqu’un jour une jeune femme se présente qui m’avait paru intelligente et dont les lectures étaient ordinairement bien choisies.

Elle me dit: « Je ne sais pas quoi lire aujourd’hui, choisissez-moi donc un livre à votre goût. » Je lui offre un chef d’œuvre à mon goût : Le Grand Meaulnes, d’Alain Fournier. Quelques jours plus tard ma lectrice revient et avec un sourire moqueur, me tend le livre en disant: « Vous appelez cela un beau livre, vous ? je n’ai jamais rien lu d’aussi « plat »! J’ai appris ce jour-là que lorsque le lecteur demande quelque chose à mon goût, son subconscient s’attend à ce que j’aie saisi son état d’âme à lui, son humeur du moment et que je lui donne le volume qu’il a envie de lire sans trop pouvoir lui-même fixer son choix. Vous conviendrez que cela exige à la fois de la perspicacité et de l’abnégation.

Les mêmes qualités sont essentielles au bibliothécaire préposé à la salle de référence. Il doit s’attendre aux questions les plus saugrenues et être capable d’y répondre dans le plus court délai. Il peut être appelé à aider un savant engagé dans des recherches très importantes aussi bien que la dame qui veut savoir comment enlever une tache de peinture sur un tissu de soie artificielle. On peut lui demander aujourd’hui: Combien y avait-il de personnes au Congrès eucharistique de Montréal en 1910 ? la traduction d’un terme technique se rapportant à l’automobile ? s’il y avait des glaïeuls en Espagne au XVIIe siècle ? en quelle année Wagner a composé « Tristan » ?

Ce qui ne veut pas dire que le bibliothécaire de référence doit posséder à la fois la mémoire chronologique d’Adrien Robitaille, le vocabulaire spécialisé d’un professeur de l’École Technique, la science botanique du frère Marie-Victorin, ou l’érudition wagnérienne de mon ami Pierre Beique !

Non, Il doit connaître à fond les meilleurs livres de référence sur les sujets les plus divers, ceux qui composent sa collection, afin de trouver vite les renseignements demandés. Il ne doit pas se fier à sa mémoire, si encyclopédique qu’elle soit.

Le lecteur a droit à des renseignements provenant de sources autorisées car chacun sait que la mémoire est une faculté qui oublie.

Dans les grandes bibliothèques les diverses fonctions que je viens d’essayer de vous décrire succinctement sont réparties dans des départements différents et le catalogueur n’est pas le classificateur, celui qui répond au public ne s’occupe pas des commandes et de l’administration générale. L’administration générale est la tâche du bibliothécaire en chef.

Dans les petites bibliothèques ces services si variés sont assumés par une ou deux personnes et on attend d’elles qu’elles puissent les accomplir toutes aussi parfaitement que possible.

On nous dit souvent: « Comme vous êtes privilégiés de travailler dans les livres, comme je vous envie, moi qui aime tant la lecture! « Oui… il faut aimer les livres et la lecture pour être bibliothécaire mais on ne doit pas croire que la vie du bibliothécaire se passe à lire. C’est même là une des petites tragédies de son métier. Il aime à lire et il lit, mais il ne lit pas toujours ce qu’il aime lire. Pour se tenir au courant de tout ce qui paraît afin de mieux servir ses lecteurs, il consacre ses heures de loisir à feuilleter des revues de critiques littéraires, quand il lui serait si agréable de se laisser aller à son goût propre et lire les choses qui lui plaisent particulièrement. Je connais au moins une bibliothécaire qui aime passionnément la musique, qui voudrait consacrer tout son temps à lire des livres sur cet art et qui doit passer des heures à lire des revues de Pédagogie qui l’intéressent aussi, mais moins… beaucoup moins.

Je pense que vous aurez compris après tout, ce que je viens de vous dire que les divers travaux que comporte la bonne administration d’une Bibliothèque prennent tout le temps que le public en général croit que nous consacrons à la lecture.

J’ai dit au début de cet entretien que le bibliothécaire doit être animé d’amour-charité. La meilleure publicité qu’il puisse faire à sa bibliothèque c’est l’accueil agréable et intéressé qu’il accorde à chacun de ses lecteurs. Que ce soit le monsieur qui prépare sa thèse de doctorat es lettres, l’ouvrier qui veut se renseigner sur son métier, la jeune fille qui doit se documenter en vue d’un travail à présenter à son cercle d’études, ou le musicologue à la recherche d’une formule pour mettre Beethoven en équations, chaque personne qui vient à la bibliothèque a droit à l’attention sans partage du bibliothécaire qui veut faire tout son devoir.

J’entends évidemment par là l’attention professionnelle, car comme tous les travailleurs intellectuels, le bibliothécaire doit se défendre contre ce que Montherlant a appelé les « chronophages » et tout est ici une question de jugement.

On ne saurait se dissimuler non plus le rôle social du bibliothécaire. Son influence est plus importante qu’on ne le croit généralement. Outre qu’il occupe une position clef dans le domaine des idées dont il est en quelque sorte le dispensateur, il lui arrive dans son contact personnel avec ses lecteurs de recevoir des confidences et de dire le mot décisif qui orientera toute une vie. La tâche est ardue et trop fréquemment ingrate. C’est cependant une de ses joies les plus chères, quand il a fait tout ce qu’il a pu pour aider tel jeune homme à préparer des examens, telle jeune fille à se rendre apte à occuper un poste avantageux et ardemment convoité, de s’entendre dire, comme cela arrive :

« Sans le secours que vous m’avez apporté je n’aurais pas passé mes examens; si ce n’était de la documentation que j’ai trouvée, grâce à vous, à la bibliothèque, je n’aurais pas obtenu ce poste que je briguais. »

Mesdames et messieurs, je souhaite qu’après ce court aperçu vous soyez convaincus que la carrière de bibliothécaire est belle et intéressante et que ce n’est tout de même pas une sinécure. Elle demande une préparation sérieuse, parce qu’elle comporte un travail et des devoirs sérieux.

J’espère que je ne l’aurai pas trop desservi en vous en résumant les grandeurs et les misères. Je vous l’ai dit au début de cette petite causerie, c’est une carrière que l’on connaît mal, je remercie le Comité des Conférences du Cercle universitaire de m’avoir fourni l’occasion, en m’invitant à vous parler aujourd’hui, d’en éclairer quelque peu pour vous les divers aspects.

Hélène Grenier
Professeur à l’École de Bibliothéconomie.

Bibliothèque de la Petite-Bourgogne
Bibliothèque du quartier de la Petite-Bourgogne. Photo : © GrandQuebec.com.

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