Trois ans en France

Trois ans en France

Sans expresso ni croissants

Par Marie Martin, Les Diplômés, no 337, janvier – février 1982

En octobre 1977, au hasard de fouilles dans les classeurs du collège où j’étudiais, je pris connaissance d’une brochure sur l’École de journalisme de Strasbourg. Une adresse griffonnée dans mon calepin et commence l’aventure. Un an plus tard, les dés sont jetés : j’arrive à Paris, empêtrée de trois valises, effrayée par la grande ville, le cœur gros, mais grisée par la sensation de commencer à vivre pour vrai.

Je dévore les musées, les vitrines, et les scènes de rue comme mon premier croissant, avec beaucoup d’avidité.

À moi les rendez-vous avec l’Histoire, l’Art et la Culture, que j’avais programmés du fond de ma librairie préférée.

L’expresso me soulevait le cœur et les pralines me donnaient des boutons, mais je devais bien cela à mes rêves, qui allaient devenir réalité.

Aujourd’hui, trois ans plus tard, je risque un regard derrière l’épaule pour constater que le scénario du départ, malgré toute la noblesse et l’élévation de mes attentes, n’a pas été suivi. Au lieu d’aller en ligne droite, le parcours zigzague, «slalome», trace des ronds. J’ai appris autre chose, malgré moi.

J’ai pris conscience, en longeant les quais de Strasbourg, dans les surboums ou à vélo d’être l’enfant d’une culture à la fois québécoise, canadienne, nord-américaine et occidentale. Mais d’une culture propre, qui s’est trouvée par de multiples façons en conflit avec la culture française. En trois ans, j’ai vite perdu mon statut de touriste et d’observatrice neutre et le plongeon dans la réalité de l’exil, s’il m’a donné quelques courbatures, m’a appris à nager.

Les livres arrivent assez bien à déterminer les traits caractéristiques d’une culture, à définir avec une panoplie de photos, témoignages et graphiques, une collectivité particulière par son histoire, ses institutions politiques et sociales, ses traditions et ses coutumes. Les éditeurs, les spécialistes et les critiques apposent un label officiel, avant que le livre ne se retrouve dans les sacs d’école. Mais cela signifie-t-il que nous prenions nous-mêmes conscience, dans la réalité quotidienne, d’être porteurs d’une culture propre? Sur le terrain, la notion même de culture et les limites du champ culturel deviennent si flous, si mouvantes qu’on oublie ce qui nous fait différents.

Petit à petit, j’ai assemblé les pièces du casse-tête et j’ai compris, à mesure que mes rêves se cassaient la gueule, pourquoi j’étais venue en France.

Désemparée

En 1978, j’avais 20 ans et autant d’idées qui faisaient ma fierté, comme un enfant sa première dent. Pourtant, comme beaucoup d’autres jeunes de mon âge, je me sentais désemparée, «paumée» dans une société aux multiples contradictions, que je ne comprenais pas. L’Université me faisait bien quelques signes que j’apercevais dans le rétroviseur des conseillers pédagogiques, mais qu’est-ce que cela changeait ? L’Université la vénérable flirte avec les valeurs établies, c’est bien connu et j’avais peur ainsi de devenir la maîtresse du système.

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Crise de valeurs et points de repères qui se perdent dans le brouillard. Photo : © GrandQuebec.com.

Le Québec, secoué par une série de changements, ne savait plus où donner de la tête. Cette période de mutation n’est pas encore terminée, mais nous y sommes devenus insensibles, assoupis par l’habitude. Le changement est devenu routinier. Il y avait pour moi deux chaises et je tanguais de l’une à l’autre. D’un côté une société traditionnelle, celle de mes parents, profondément marquée par l’influence religieuse et les conditions de vie difficiles propres aux grandes familles. De l’autre, l’émergence de «nouvelles» valeurs, issues de la modernisation du pays et de son entrée fracassante dans l’ère postindustrielle.

Le choc était particulièrement sensible dans un milieu rural comme le mien où, même s’il est très ouvert, les racines de la culture traditionnelle sont profondes.

Crise de valeurs, donc, et points de repères qui se perdaient dans le brouillard.

Ah… cet accent !

Tous les jeunes n’ont pas réagi de la même façon à la crise de société, dont il faut parler avec réserve parce qu’encore toute récente.

Mais personne n’y est resté insensible, à en juger par la variété des dérivatifs qui affichaient complet il y a quelques années à peine ; parapsychologique, bioénergie, analyse transactionnelle, renouveau charismatique, retour à la terre, etc. Venir en Europe était ma façon de réagir. Comme je n’avais pas l’âme d’une marginale, je me suis sagement inscrite à l’Université ; et au Centre de journalisme, parce que je n’aurais pas réussi en mécanique ou en chimie.

Je ne réalisais pas à l’époque dans quoi je m’embarquais. Si bien que je conserve de mon expérience non pas tant un kaléidoscope culturel, que quelques impressions sur l’homme face à lui-même et à sa culture.

À mon arrivée au Centre de journalisme, j’ai connu une certaine popularité. Le Québec était en vogue (il l’est toujours) et faisait sympa. En entendant mon accent, les gens poussaient des soupirs ravis. À leurs yeux, j’étais Robert Charlebois, j’étais libre, j’étais forêts, neige et grands espaces.

Derrière cet engouement se cachent peut-être des aspirations secrètes, auxquelles ils ne sauraient donner corps dans leur propre pays. Pour beaucoup d’entre eux, le Québec est synonyme de richesse, de confort, d’absence de problèmes et de simplicité. Notre fraîcheur, voire notre naïveté les attire, endurcis qu’ils sont par les multiples leçons d’une longue Histoire.
« Nous sentons en quelque sorte les Québécois plus proches que nous de l’enfance de l’Europe et nous ne les écoutons pas sans nous sentir un peu plus vieux dans le monde.» (Jean-Claude Guilleband, Un voyage en Océanie, Paris, Le Seuil, 1980, p. 25).

J’ai été surprise de découvrir la force des clichés et leur valeur d’échange sur le marché des relations sociales. À mon arrivée en France, j’étais bien résolue à ne pas m’y laisser prendre et à regarder la France droit dans les yeux. Mais c’était oublier la valeur des symboles dans une culture. Malgré leur côté simpliste que tous s’accordent à reconnaître, les images de la France «bonne cuisine» et du Québec «grands espaces» gardent une force insoupçonnée. Combien de discussions n’amorcent-elles pas ? En réalité, ces images ne sont pas superficielles, mais générales et neutres. C’est pourquoi on les utilise, je crois, car elles constituent le terrain idéal pour nouer des liens. De plus, les gens tiennent à l’image qu’ils ont d’un pays.

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Vous vous demandez en grognant comment les autres ont pu réussir à obtenir leur permis de conduire. Photo : © GrandQuebec.com.

Malgré la réalité que nous renvoient sans cesse au visage les médias, subsistent dans nos esprits bizarres le rêve et la mystification.

Au début, je me faisais un devoir de rectifier l’idée que les gens avaient du Québec, dès que j’avais repéré la moindre erreur. J’étais très naïve. Cela les agaçait et m’attirait des remarques du genre : «Vous n’allez tout de même pas prétendre que le Québec n’a pas de forêts !», ou un «Ah ?» poli et sceptique. J’ai donc vite fait de battre en retraite et d’approuver, quand on me décrivait le Québec.

L’auréole de mystère s’est vite estompée et je suis devenue une étudiante comme les autres. Il me fallait m’adapter à une ville, Strasbourg et à l’école de journalisme. Comment décrire cette dernière?

Sur les bancs de l’école

C’était une vieille maison flanquée d’un jardinet et de deux magnifiques lilas, située dans un des plus beaux quartiers de la ville. Elle était petite, idéale pour les ragots et l’on avait vite fait de connaître tout le monde. Il y avait en tout 160 étudiants de 1ière, 2ième et 3ième année et une trentaine de professeurs.

– L’enseignement? – Plutôt traditionnel, c’est-à-dire cours magistraux, examens annuels et relations maître – élève. Certains professeurs se fondaient très bien dans le décor suranné que j’essaie de vous dépeindre, grâce à leurs idées conservatrices: le jour de la rentrée, l’un d’eux, en costume trois-pièces et cravate, avait lancé : «Vous les femmes, soyez fières d’avoir été admises à cette école. C’est un signe de progrès.» Il était évidemment hors de question que les professeurs tutoient leurs élèves et vice versa. Cela me changeait du Cégep et des cours qui se terminaient autour d’une bière !

Par contre, l’enseignement était très personnalisé. Les professeurs étaient disponibles et il ne fallait pas s’y prendre trois semaines à l’avance pour obtenir un simple rendez-vous. Au lieu de longues recherches, on nous donnait à faire plusieurs exercices, qui nous étaient vite remis, raturés en rouge et commentés.

Après avoir découvert des différences de forme, j’ai dû m’adapter à une manière de penser cartésienne et analytique. On reprochait toujours à mes textes de ne pas être assez structurés. La hiérarchisation des idées, leur découpage logique et rigoureux en plusieurs paragraphes devenaient progressivement chez moi une obsession.

En France, on confond moins facilement des étudiants et des travailleurs, parce que la différence du niveau de vie est plus marquée qu’ici. Comme dans la plupart des cas, leurs parents paient les études et comme le travail à temps partiel n’est pas aussi répandu qu’ici, les étudiants ont moins d’argent. Ils ne sont pas d’autre part aussi dégagés que chez nous de l’autorité paternelle et accèdent à la société adulte lentement.

Le charme des mésaventures

Mon intégration à la société française comblait ma vie quotidienne d’imprévus, que je n’appréciais pas toujours. Plusieurs fois j’ai louché vers mes valises, convaincue que j’étais idiote de rester là. En réalité, le principe de l’adaptation est si simple qu’il fait mal de l’admettre. Il s’agissait bêtement de vivre comme les Français. En termes concrets, cela signifiait de se taire lorsque l’unique téléphone à la ronde ne fonctionnait plus, votre tour venu après 20 minutes d’attente ; de faire demi-tour â midi, quand tous les magasins sont fermés, de faire la file une demi-heure au restaurant universitaire, de payer quatre francs pour prendre une douche et de rester calme quand l’administration s’acharne à vous compliquer la vie. J’ai rempli tant de formulaires qu’à la fin, je savais par cœur mon numéro de sécurité sociale long de treize chiffres. Et je passe sous silence les dizaines de photos que j’ai dû distribuer à droite et à gauche! J’ai eu souvent la tentation de me retrancher derrière ma culture, d’éviter les confrontations et de me dire: «Rien n’y changera, ils sont Français.» La meilleure façon pour moi de passer outre ces détails agaçants fut de me faire quelques amis français.

Être Français

Les Français sont beaux parleurs, mais j’ai trouvé, là où j’habitais, dans l’est de la France, qu’ils se livraient peu et mettaient du temps à exprimer une émotion ou un sentiment. Il y a dans cette manière d’être une certaine pudeur, léguée par l’éducation, dont on ne songerait même pas à se défaire, tellement elle va de soi. Il y a également la méfiance, je crois, car la concurrence joue sur tous les plans et l’on n’est jamais assez prudent. J’y perçois aussi un soupçon de crainte, celle de paraître vulnérable.
Les Français abordent moins spontanément des sujets qui les engagent directement, tels la sexualité, l’amour ou la religion. Les amitiés sont plus lentes a se nouer, mais elles sont plus durables qu’un château de cartes et restent discrètes. Les marques d’estime ou d’affection se perçoivent à peine. Les Québécois sont plus démonstratifs, mais pas plus fidèles pour autant.

Je ne crois pas que les Français souffrent d’être compliques, parce qu’ils aiment disserter.

En période électorale, lorsqu’il est temps de multiplier les hypothèses, de prédire et d’analyser, ils se retrouvent comme des poissons dans l’eau. Ils se voteront des lois très élaborées, qui débordent de clauses et de sous-clauses. Leurs manuels de droit ne sont d’ailleurs pas prescrits comme lecture de chevet aux honnêtes gens. Mais ils prendront un malin plaisir à enfreindre les règlements, comme par exemple à garer leur voiture sur le trottoir ! Même s’ils élèvent le ton sans se faire prier lors d’une discussion, les Français sont moins susceptibles que les Québécois.

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Fermez les yeux et imaginez que vous devenez Français le temps d’une journée. Photo : © GrandQuebec.com.

Au cours des derniers mois, je me suis demandé si je n’avais pas atteint le stade où je refusais de pousser plus loin mon intégration, non pas à cause de l’ennui ou de difficultés matérielles, mais parce que j’appréhendais d’être dépossédée d’une part de moi-même.

Après avoir mis près de trois ans à découvrir une manière de vivre et à m’y plier, je devais confronter ma manière d’être, d’exprimer ma sensibilité à celle des Français. Je ne me sentais pas prête â m’engager à ce niveau. Je suis donc rentrée au pays, ni gaie ni triste. Au lieu de flâner le long des quais, je regarde tomber la neige.

Les Français sur le vif

Fermez les yeux et imaginez que vous devenez Français le temps d’une journée…

Votre réveille-matin sonne très tôt. Vous ouvrez les volets, préparez le café. S’il ne reste plus de pain ou du gâteau de la veille, vous vous précipiterez peut-être en acheter, avec le journal. Mais vous êtes très pressé, ne l’oubliez pas.

En vous rendant à l’école ou au travail, vous savourez l’extase des embouteillages. Vous vous demandez en grognant comment les autres ont pu réussir à obtenir leur permis de conduire.

À midi, vous arrêtez tout pour deux heures. À moins que vous ne deviez passer à l’Hôtel des Postes, faire un téléphone ou expédier une lettre. Dans ce cas, prévoyez beaucoup de temps, car vous devrez faire la file.

En fin de journée, vers dix-huit heures, vous faites quelques courses à l’épicerie. Vous avez oublié le filet ou le panier, mais ce n’est pas bien grave, car vous ne rapportez qu’une bouteille d’Évian, des biscottes et une escalope.

À 20 heures, vous écouterez le Journal. Vous ne tardez pas à gagner votre lit, après avoir promené votre gentil toutou.

Marie Martin, diplômée en journalisme, écrit pour diverses publications depuis son retour au pays.

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