Rencontres avec Saint-Exupéry

Rencontres avec Antoine de Saint-Exupéry

Par Annette Doré

Antoine de Saint-Exupéry était arrivé à Montréal le matin même de ce jour où l’un de mes plus chers et plus fidèles amis, l’ayant invité, me conviait à dîner en sa compagnie. C’était à la veille de la conférence que Saint-Ex devait donner au Plateau et qu’un public nombreux allait écouter dans des dispositions extrêmement diverses et complexes. On était au printemps de 1942, à cette époque où la France et ses malheurs défrayaient la chronique et où le plus grand nombre trouvaient dans la cruauté des événements moins l’occasion d’approfondir en eux l’amour et le respect que celle de donner libre cours à la violence et aux passions politiques. C’était le temps où, par un paradoxe pour le moins étonnant, il semblait que le seul véritable amour de la France dût être celui qui trouvait pour s’exprimer non pas les paroles d’une foi obstinée, de l’admiration et de la pitié, mais au contraire les mots les plus durs, et qui faisaient inépuisablement le compte de toutes ses erreurs, de toutes ses faiblesses, accumulaient à son égard les accusations d’infamie et de trahison.

C’était la triste époque où la France offrait à la voracité de la presse des ressources illimitées, et une diversion commode en ces jours où les revers de nos armes se faisaient parfois si cuisants. Un Français – surtout s’il était précédé de quelque réputation – ne pouvait apparaître quelque part sans être aussitôt happé dans ce tumulte des opinions et des sentiments. On exigeait de lui qu’il juge le passé, qu’il condamne le présent, et là-dessus qu’il assure l’avenir. Tous, ou presque, on sait avec quelle facilité ils s’y prêtaient d’ailleurs, et quelle fête se donnèrent alors les tribuns de toute qualité.

Voici que pour une fois, avec Saint-Exupéry, on allait entendre le récit d’un combattant. Parmi le chahut des palabres et des effets oratoires, on entendait une voix que d’aucuns jugèrent mauvaise, qui ne s’embarrassait à la vérité d’aucun apprêt.

Étranger à la chamaille, celui-là s’attachait seulement, mais avec une probité scrupuleuse, à rendre compte du drame dont il sortait à peine. « Je n’ajouterai pas à ce qui défait » avait-il dit. Pour lui, il s’agissait non pas de défendre ou de condamner, mais de rendre témoignage.

Il apportait à témoigner toute la puissance de sa pensée, un sens implacable du concret, la singulière pénétration de vue qui, de la hauteur des étoiles, a révélé au pilote des vols de nuit cette terre des hommes et le réseau serré d’effets et causes qui conditionnent la vie. Dans son témoignage, il s’engageait à fond, de toute sa personne, avec la somme de son expérience humaine. Et je ne sais s’il fut rien de plus émouvant, à cette heure sinistre de la vie française, que l’attitude de cet homme, gloire des lettres, héros d’aventures épiques, qui ne consentait pas un seul instant à se dissocier de la misère de son pays.

Sa parole avait d’autant plus de poids qu’on la sentait sortie de la profondeur du silence, quand le silence n’a plus nulle part droit de cité.

Le silence de Saint-Exupéry. Voilà bien, il me semble, ce par quoi on était d’abord saisi en sa présence, ce qui pesa d’abord presque jusqu’au malaise autour de la table où nous étions réunis ce soir-là pour l’accueillir. Combien sont-ils qui ne lui pardonnent pas le mutisme de pyramide qu’il a promené parmi eux, sur lequel rien ne semble avoir de prise, ni le sourire des femmes, ni leur grâce, ni les frais d’esprit faits en son honneur, ni la familiarité forcée qui se donne des airs de naturel, ni la louange. De son pas de navigateur, roulant imperceptiblement d’inaccessibles épaules, ou fiché sur place, immuable comme l’aérolithe sur le sable du désert, Saint-Exupéry passe muet parmi les paroles sans que rien se puisse deviner de ce qu’il en pense. Il écoute pourtant. II écoutait, sans doute.

Mais d’une oreille terriblement exigeante et dont on sentait si bien l’exigence que les propos de pure civilité, les paroles de remplissage s’en trouvaient vite découragés.

Le visage aussi décourageait et vous perdiez cœur devant lui comme devant le refus d’une porte obstinément close. De même aussi le regard dont ceux qui l’ont connu se rappellent comme il restait, non pas fuyant, mais impénétrable, ailleurs, jusqu’à la minute où à cause d’un mot peut-être, ou d’une expression ou d’un sourire, ou d’un silence aussi parfois, il s’ouvrait soudain.
Alors, rien n’était plus ni clos, ni inaccessible. Il y avait tout de suite dans le regard qui se tournait alors brusquement vers vous beaucoup plus que la bienveillance d’un accueil. Saint-Ex vous tirait semblait-il d’un seul coup hors de la zone opaque que vous vous efforciez vainement jusque là de traverser pour l’atteindre, et où l’admiration, la gratitude, l’affection, loin de jeter de vous à lui des ponts, se changeaient en autant d’obstacles.

Il se passait quelque chose d’assez semblable, somme toute, à ce qu’il raconte dans le récit de ses courriers, lorsque après le vol à l’aveugle dans des nuages d’étoupe blanche, l’avion émerge soudain à la lumière ; lorsque « ayant traversé des orages et entre eux des clairières de lune », le pilote reçoit à huit mille mètres d’altitude le signal de cette fenêtre dont l’étoile s’allume dans la plaine. Ce qui se passait-là n’était pas non plus très différent de ce qui lui advint au temps de la guerre d’Espagne et qu’il vient de raconter dans sa « Lettre à un Otage ». Pris par une troupe de miliciens anarchistes qui jugèrent suspecte sa présence dans la gare où il s’était aventuré, incapable de se faire entendre de ces Catalans ou de comprendre les questions qu’on lui posait, il était – dit-il – moins angoissé du sort qui l’attendait que « saisi du dégoût de l’absurde. » Ce qui lui parut plus que tout insupportable, tandis que les minutes passaient dans le poste où on l’avait conduit, c’était moins la menace d’une exécution rapide et sans jugement que l’inhumaine indifférence de ceux-là qui le tenaient à leur merci.

« C’est pourquoi – dit-il – j’éprouvais le besoin de crier à ces hommes quelque chose qui m’imposât dans ma densité véritable. Mais ils ne m’interrogeaient plus. C’est alors, continue-t-il, qu’eut lieu le miracle. Oh ! un miracle très discret. Je manquais de cigarettes. Comme l’un de mes geôliers fumait, je le priai, d’un geste, de m’en céder une et ébauchai un vague sourire.

L’homme s’étira d’abord, passa lentement la main sur son front, leva les yeux dans la direction non plus de ma cravate » (objet de la réprobation anarchiste) « mais de mon visage et, à ma grande stupéfaction, ébaucha lui aussi un sourire. Ce fut comme le lever du jour. Rien n’avait changé, tout était changé. Les hommes qui m’apparaissaient une seconde plus tôt comme plus éloignés de moi qu’une espèce antédiluvienne, voici qu’ils naissaient à une vie proche. J’éprouvais une extraordinaire sensation de présence. C’est bien ça, de présence. Et je sentais ma parenté. »

Ainsi en était-il du mutisme de Saint-Exupéry, terrifiant comme l’indifférence de ses miliciens anarchistes, et qui tenait à sa merci, et qui pouvait anéantir calmement tout ce qu’on nourrissait à son égard de fraternel. Ainsi en était-il de cette présence qui tout à coup vous apparaissait, vous conviait, vous faisait naître à une vie proche de la sienne.

Alors, parfois, pourvu que l’ambiance fût favorable, c’était l’instant où Saint-Exupéry se mettait à parler. Il parlait d’une voix nocturne, étrangement intérieure et brève, et arythmique, avec par moments d’assez longues pauses dont il sortait, s’étirant un peu, une épaule haussée, tel le plongeur qui remonte lorsqu’il met le pied sur la grève. Il parlait sans geste, faisant seulement jouer de ses fortes mains quelque rien minuscule, – un carton d’allumettes – ou parfois le crayon aux doigts, et fixant sur la serviette de papier des points qu’il semait comme les constellations et les planètes d’une astronomie inconnue. Sa parole n’engageait point la conversation : elle était ce voyage au long cours et sans escale où « le pilote se livre à la méditation du vol ».

Il est un mot qu’on retrouve souvent dans ses écrits, que son œuvre suggère à coup sûr, et qui lui venait aussi fréquemment.

Je l’emploierai ici pour marquer ce qui me semble le propre de sa parole, ce qui faisait pour lui de la parole tout le contraire de l’automatisme verbal qu’elle est trop souvent. Je dirai qu’elle était dense et tout à l’opposé de ce jeu d’illusion où l’on se complaît lorsqu’on libère dans l’air docile des mots d’autant plus faciles à dire qu’ils sont à fleur d’intelligence, comme la sensibilité trop vite émue est le plus souvent à fleur de peau, qui n’engagent pas plus la responsabilité qu’elle n’engage de sentiment véritable, et qui ne s’alourdissent le plus souvent d’aucune expérience vraie. On se souvient d’ailleurs du jugement de Saint-Exupéry sur la parole.

« Les mots, disait-il à peu près, ne tiennent rien. Ils n’ont de sens que lorsqu’ils ont pris à même ce qu’on est, à même ce qu’on connaît, la substance d’une nouvelle naissance. » La parole, avec lui, est vraiment ce qu’en dit Patrice de la Tour du Pin, une sorte d’incarnation de la pensée, la pensée faite chair. Ainsi se charge-t-elle toujours à pleine mesure d’expérience humaine, elle y est enracinée, elle est cette expérience même.

De là vient, il me semble, que parlée ou écrite la pensée de Saint-Exupéry reste toujours de même qualité, de même densité, de même titre. Et comme on déplore l’infidélité de la mémoire qui n’a pas su retenir comme elles étaient dites ces choses si riches de vérité, si rigoureuses de justesse, si exaltantes de grandeur qui s’enchaînaient dans ses prodigieux monologues.

Il faut dire ici que personne ne répugne plus que lui à se raconter. Je ne me souviens pas l’avoir jamais entendu dire :

« Lorsque j’ai fait ceci – lorsque cela m’est arrivé. » Se raconter, qu’est-ce d’ailleurs si ce n’est agiter de façon plus ou moins grotesque nu pathétique ces chaînes qui nous retiennent captifs de nous-mêmes !

Pour Saint-Ex, l’événement est ce qui compte, et il n’en est aucun qui ne libère en lui l’homme, qu’il s’agisse de la tempête sur les Andes, ou de la soif dans le désert, ou de la nuit glacée du Sahara ; quand seul sur le sable illimité, perdu sous des étoiles dont aucune ne peut signaler sa présence, il recrée la maison – « celle dont le merveilleux, dit-il, n’est point qu’elle vous abrite ou vous réchauffe ou qu’on en possède les murs, mais bien qu’elle ait lentement déposé en nous ces provisions de douceur. Qu’elle forme dans le fond du cœur ce massif obscur, dont naissent, comme des eaux de source, les songes… »

II ne parlait donc pas de lui, ni de ses aventures, ni de ces sauvetages héroïques qu’il accomplit au temps de l’Aéro-Postale. II parlait du métier, du métier d’aviateur, du métier d’écrivain ou d’artiste. Il parlait d’une ville, et aussitôt situait dans la ville pour en donner la mesure et le rayonnement non point les masses architecturales, mais la quête des hommes, leurs démarches, le cours tumultueux et contrarié des sentiments. Et la ville ainsi s’animait, fût-elle devenue une de ces cités fantômes aux trois-quarts enfouies sous les sables. Elle retrouvait en lui la vie qui éternellement rassemble les hommes, associe ou oppose leurs désirs ou leurs ambitions, crée leurs cités, aimante vers la conquête de la richesse, ou de la gloire ou de la grandeur leurs volontés ou leurs rêves. Ce qu’il savait rendre pour l’avoir compris dans le sens premier de ce mot, c’est-à-dire pour l’avoir en lui-même refait, ce qu’il savait retrouver comme sous la nuit glacée du désert la chaleur de sa maison et ses infinies provisions de douceur, c’était en toute chose le principe éternel que rien ne peut dissoudre. En tout, Saint-Exupéry atteignait l’essentiel.
Beaucoup croient y parvenir lorsqu’ils ont seulement pris l’habitude de parler par corollaires. Ils vous assènent à la suite des vérités indiscutables, mais qui ne prouvent rien parce qu’elles se tiennent en dehors des distinctions dont se tisse la trame de la réalité, et sur lesquelles elles devraient se fonder. Je me souviens d’un soir où Saint-Exupéry parut prendre un malin plaisir à réduire à néant les propos de son vis-à-vis qui tenait pourtant avec assez de bonheur le rôle de partenaire de cette conversation. On parlait de la guerre et des conditions inhumaines qu’elle crée.

Avec un luxe infini de détails, on peignait le tableau des misères de l’invasion. Enfin, on s’étonnait comme d’un prodige un peu effrayant et en tout cas absolument inexplicable, que la vie pût pourtant s’organiser dans un tel chaos de souffrances.

Et Saint-Ex, calmement, imposait bientôt à l’esprit de ceux qui l’écoutaient qu’il n’y a là rien d’étonnant, que conditions « normales » ou « anormales » sont des mots dont la vie se moque complètement, que dans la paix comme dans la guerre, l’homme s’organise ou se désorganise et meurt.

Mais l’essentiel exige pour se livrer à qui le cherche qu’on descende très creux ou qu’on s’élève très haut. De là, parfois, chez ceux qui l’atteignent une excessive gravité, une certaine propension à l’éloquence, quelque chose d’un peu prédicant.

Sans doute, Saint-Exupéry est grave. Il l’est avec simplicité. Comment ne pas être grave, lorsqu’on a de l’homme, de son sens, du sens de sa vie qui est aussi – dit-il – celui de sa mort, du rêve de l’homme, l’idée toute d’exigence, de noblesse et de fraternité à la fois qui anime chacune de ses œuvres ? Comment ne pas l’être, lorsqu’on est habité de cette pensée que la genèse n’est point achevée et que ce qui importe, à travers mille périls « c’est de prendre conscience de soi-même et de l’univers ? / Et comment ne serait-il pas grave, lui que tourmente la vision de tant d’hommes « qui demandaient pourtant à naître » et dont l’existence a fait d’informes paquets de glaise, qu’elle a marqués « comme une machine à emboutir? » La gravité de Saint-Exupéry, voyez de quel accent elle parle : « Pourquoi cette belle argile est-elle abîmée ? Ce n’est point la charité ici qui me tourmente. Il ne s’agit point de s’attendrir sur une plaie éternellement rouverte. Ceux qui la portent ne la sentent pas. C’est quelque chose comme l’espèce humaine, et non l’individu qui est lésé. Je ne crois guère à la pitié. Ce qui me tourmente, ce n’est point cette misère dans laquelle après tout, on s’installe aussi bien que dans la paresse. Des générations d’orientaux vivent dans la crasse et s’y plaisait. Ce qui me tourmente, les soupes populaires ne le guérissent point.

Ce qui me tourmente, ce ne sont ni ces creux, ni ces bosses, ni cette laideur. C’est un peu dans chacun de ces hommes, Mozart assassiné. »

Ce n’est pas par hasard d’écriture que Mozart arrive ici. Mozart le cœur pur, le tendre génie dont les prodigalités jamais ne s’épuisent, en qui se réconcilient ineffablement l’enfance et sa clarté, l’homme et ses doutes, le tourment de celui-ci, la souveraine simplicité de celle-là. Que Saint-Exupéry dise ici Mozart, et non pas Bach ou Beethoven, voilà qui ouvre sur lui une voie d’accès directe. Voilà qui éclaire aussi de leur vrai jour tels traits de sa nature que je voudrais signaler. Je parlais il y a un instant de la gravité de Saint-Exupéry. Elle allait de pair avec un goût de la blague et du jeu désarmant de fantaisie, de drôlerie, de puérilité. Je voudrais rappeler quel plaisir il prenait à mystifier par ses tours de cartes le groupe que nous formions un soir autour de lui. Il y était d’ailleurs d’une force inquiétante, et je ne sais s’il faut parler à ce propos d’adresse ou de quelque ténébreux occultisme. Et ce visage qu’il avait, ce drôle de rire, intérieur comme la voix, tandis qu’une jeune femme réclamait avec force exclamation le mot de l’énigme.

« Oui, n’est-ce pas ? c’est bizarre. Vous mêlez les cartes. Vous les mêlez bien, et moi je ne touche rien. Bon. Maintenant, étalez-les sur la table, à l’envers, bien entendu. Indiquez-m’en une. Vous savez ce que c’est ? Non ? Eh ! bien, moi, je pense. . . huit pique. «  Tête de la dame, car à tout coup le magicien dit juste. « Mais comment savez-vous ? »-« Oh ! je ne sais pas, l’affaire de hasard. Bizarre le hasard. » Et Saint-Ex jubilait.

Mais je voudrais évoquer de Saint-Exupéry d’autres moments, des minutes qui se chargent à pleins bords d’émotion, où l’on entend tout à coup, comme l’oreille appuyée à la poitrine, la résonnance sourde et dure à la fois, si bouleversante du cœur qui bat.

Ce grand garçon si curieusement balancé, au torse énorme, dont la carrure donnait une telle impression de force, et qui à deux mètres d’altitude portait une tête de batracien rêveur, je n’oublierai jamais comme il chantait. Peut-être, sans doute n’avait-il pas la moindre voix. Et pourtant, ce soir-là, pendant un long moment il chanta donc, passant de l’une à l’autre, de très belles ballades, d’anciennes complaintes de Costeley, de Jannequin, de tant d’autres dont l’histoire n’a pas su les noms. Je le revois.

Debout, les mains enfoncées dans les poches de son veston, il était peu à peu non pas agité par le rythme, mais balancé sur la vague de la mélodie.

Ainsi voit-on se bercer les enfants lorsqu’ils se racontent tout bas leurs belles histoires ou qu’opère sur eux l’enchantement des chansons. Dans le visage immobile, seuls parfois les sourcils se soulevaient, allongeant encore la paupière à demi baissée sur le secret du regard. Et cela donnait à la figure l’expression de la plus profonde mélancolie, d’un regret infini et pourtant accepté.

Chaque phrase s’infléchissait selon la courbe mélodique avec une extrême sensibilité, pleine d’émotion contenue, sans à-coup, sans la moindre recherche de l’effet. Et cela vous prenait le cœur, comme la voix unie qu’on entend parfois à ceux qui ont touché le fond de la souffrance. Ces chansons doux amères du moyen âge, où la douleur et le sourire passent dans le même souffle, tandis que Saint-Exupéry les chantait, je découvrais ce qui portait tout à l’heure sa pensée vers Mozart, et dont le Petit Prince nous a fait récemment la confidence. Je découvrais dans cette force une douceur, je dirais volontiers une miraculeuse vertu d’enfance. Mieux encore que l’héroïsme du pilote des courriers, ce chant qui selon ses propres mots « m’éclairait de lui la part vulnérable » me révélait la nature de l’exigence qu’il marque à l’égard de l’homme, la nature du tourment dont il souffre devant « cette belle argile abîmée. »

Dans la préface qu’il a écrite pour Vol de Nuit, André Gide dit ceci : « Je crois que ce qui me plaît surtout dans ce récit frémissant, c’est la noblesse. Les faiblesses, les abandons, les déchéances de l’homme, nous les connaissons de reste et la littérature de nos jours n’est que trop habile à les dénoncer, mais ce surpassement de soi qu’obtient la volonté tendue, c’est là ce que nous avons surtout besoin qu’on nous montre. »

La créance que Saint-Exupéry détient envers nous, c’est en effet qu’il nous propose la grandeur. Voilà, selon lui, le climat naturel de l’homme, celui où il atteint la mesure de sa taille. Là, l’homme découvre que le bonheur n’est pas dans la liberté, mais dans l’acceptation d’un devoir; que la vie n’a de sens et de portée que s’il y travaille à sauver cette part de soi, « plus durable que soi-même », et qui le dépasse infiniment.

Comment expliquer cette exigence, si ce n’est par une foi singulièrement ferme et tenace. Les preuves ne manquent pas qui donneraient raison de désespérer de l’homme, et plus que tout autre le héros pourrait en douter. Il y croit cependant, aussi fermement que l’enfant croit aux grandes personnes, à qui sa candeur, ignorante de leurs pauvretés, confère toute puissance, toute sagesse et toute majesté ; comme le Petit Prince qu’un vol d’oiseaux sauvages emmena sur terre du minuscule astéroïde qu’il habitait, entre une rose et trois volcans, croit à l’aviateur de race inconnue qu’il rencontre perdu dans le désert, et dont il fait pourtant son ami ; comme l’amour croit à ce qu’il aime.

Telle est donc, il me semble, la nature de la foi de Saint-Exupéry, telle la nature de son exigence. N’en déplaise à André Gide, j ‘y vois plus et mieux que le surpassement de la volonté dont il parle. J’y vois un choix de l’esprit et du cœur, le désir de restaurer l’homme dans son intégrité, dans sa noblesse.

Sans doute s’en trouve-t-il qui jugent que cette exigence est sans pitié. Et c’est vrai, Saint-Ex on l’a vu ne croit guère à la pitié. Sans doute en est-il qui le jugeant sur les rapports quotidiens diront qu’il y est le plus souvent insupportable et parfois d’une cruauté de tortionnaire.

Mais Saint-Ex tient que l’homme vaut surtout par ce qu’il sert, par ce dont il témoigne. Il attache peu de sens aux travers de l’individu, parce qu’il les regarde, peut-être, comme le pilote regarde les hasards de sa route lorsque les ayant rejetés derrière lui il atterrit au but de son voyage.

Nous l’avons connu farouche, et peut-être éprouverait-il beaucoup d’ennui ou d’impatience de ce que j’ai tenté ici. J’ai moins cherché cependant à évoquer sa présence qu’à dégager cette part durable de l’homme qu’il s’agit – dit-il – de sauver.

Mais l’essentiel se tient le plus souvent au-delà des paroles. J’ose croire, pourtant, qu’il transparaît en dépit de leur insuffisance.

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Antoine de Saint-Exupéry au cours d’une excursion en bateau sur un lac près de Montréal, en mai 1942. Image de l’époque, du domaine public.

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