Mission de la France
par Roger Duhamel
Causerie radiodiffusée le par le poste CBF de Radio-Canada, le 30 novembre 1941
La guerre dure depuis deux ans ; la France a succombé devant la supériorité militaire de l’ennemi il y a quatorze mois. C’est sans contredit l’un des plus graves événements de notre époque, l’un des plus pénibles et l’un des plus gros de conséquences pour le rayonnement de notre culture.
Tant il est vrai que le prestige d’une nation dans l’univers se soutient mal s’il ne s’appuie pas sur une force politique capable d’imposer le respect. Tous ceux qui à travers le monde souffrent dans leur amour-propre et leur chauvinisme de la primauté intellectuelle de la France s’empressent de répandre la rumeur que l’écrasement par les armes n’a été que le signe tangible, l’indéniable manifestation d’une carence spirituelle, d’une décadence qui a atteint une nation vieille, incapable de maintenir son chiffre de population par les naissances et obligée d’accueillir les étrangers de l’Europe pour se donner l’Illusion qu’elle possède encore 40 millions de sujets. Tout cela est faux, est-il besoin de le dire à un auditoire canadien-français.
Tout cela est ignoblement faux, puisque, s’il est vrai que la crise de la natalité a porté un rude coup à la résistance française, il faut compléter cette idée en disant que sa jeunesse, moins nombreuse sans doute qu’il eût fallu, n’en était pas moins un magnifique exemple d’audace, de générosité et de chrétienté. Admirable jeunesse, qui se préparait à faire courageusement la relève des aînés et à remplacer la génération fauchée de 1914-1918, jeunesse dure et tendre, volontaire et saine en qui le pays eût trouvé les sources de sa vitalité et à qui le temps a manqué pour accomplir en plénitude le destin qu’elle rêvait.
Il est également vrai que de trop nombreux étrangers ont planté leur tente sur le territoire national et ont semé le doute, la division et une odieuse résignation, mais la France ne s’est-elle pas toujours enorgueillie d’être une terre d’asile, d’offrir sa large hospitalité aux victimes de tous les fanatismes?
Dans un monde qui s’acheminait vers l’intolérance et la brutalité, qui niait les droits élémentaires de la personne humaine et la privait de sa liberté, rien d’étonnant que la France ait ouvert ses portes aux proscrits de l’Europe. Elle obéissait ainsi à sa tradition. C’est un signe malheureux de notre temps que plusieurs de ces réfugiés lui aient témoigné en retour de l’ingratitude et l’aient trahie.
Dans une lettre à Amelot, du 29 avril I 709, Louis XIV écrivait: « Il y a des conjonctures où le courage doit céder à la prudence ; et comme les peuples, zélés présentement, pourraient bien ne pas toujours penser de même, ni comme mon petit-fils (Philippe V), il vaut mieux songer à régner en quelque endroit, que de perdre en même temps tous ses États. « Il est possible que les Français qui demandaient l’armistice à l’Allemagne en juin 1940 s’imaginaient qu’ils pourraient régner en quelque endroit » et ils désiraient sans doute s’appliquer à chercher des voies de milieu, comme écrit encore Louis XIV dans ses Mémoires. Sans abreuver d’injures des hommes qui, malgré tout, peuvent être sincères, qu’il nous soit permis de dénoncer leur orientation politique et de leur refuser le droit d’interpréter le sentiment véritable du peuple français. Les événements de ces dernières semaines, sur lesquels nous n’avons encore que des renseignements fragmentaires, suffisent néanmoins à nous faire comprendre que le pays de Louis XI et d’Henri IV, de Richelieu et de Colbert, n’entend pas devenir une colonie agricole vassale du Reich. Des millions de Français signeraient les courageuses déclarations qu’a faites à un magazine américain Édouard Herriot, affirmant que la France partageait le même idéal que la Grande-Bretagne et les États-Unis. Fumisterie que de parler d’un continent réconcilié sur la tombe de la nation qui toujours fut la gardienne des arts, des armes et des lois.
Ce n’est pas l’aspect purement politique de la situation qui nous atteint davantage. C’est le point de vue culturel que nous voulons surtout souligner, puisque c’est le seul qui nous touche directement.
Or, il va de soi que l’un et l’autre sont intimement liés, qu’il est présentement difficile de les dissocier. La France transformée, de gré ou de force, en protectorat allemand, serait dorénavant impuissante à maintenir l’éclat et le niveau de sa vie intellectuelle. C’est cette considération qu’exposait M. Hervé Alphand, attaché financier, dans sa lettre de démission à l’ambassadeur français à Washington: « Nous devrons abandonner les traditions de la France et ses méthodes de pensée ; l’histoire apprise dans les écoles sera défigurée selon la volonté allemande. Les hommes qui écrivent, qui inventent dans notre pays, cette force de résistance que représentait autrefois la bourgeoisie, seront Impitoyablement réduits au silence et à l’inaction – ou anéantis. Chaque Français ne sera plus qu’une machine humaine fonctionnant pour l’unique satisfaction des besoins allemands.
Voilà ce qu’Hitler appelle, de façon assez sinistre, le « nouvel ordre européen ». Devant ces faits, certaines gens se récrient aussitôt : Mais est-il indispensable que la France conserve sa suprématie intellectuelle, qu’elle demeure la patrie des intelligences? Je réponds oui sans hésitation. D’autres pays possèdent une culture nationale d’une grande valeur, reconnaissons le sans peine. D’autres pays aussi ont enrichi le patrimoine commun de l’humanité ; nous savons ce que nous devons à Shakespeare et à Bryon, à Goethe et à Schiller, à Dante et à Pirandello, à Cervantes, à Verhaeren, à Camoens, à Andersen, à Dostoïevski et à Walt Whitman. De tous les points de l’horizon surgissent des génies qui dépassent les frontières de leur pays et qui projettent sur le monde la lumière de leurs découvertes et de leurs chefs-d’œuvre. Mais depuis la Grèce antique, en est-il un qui, à l’égal de la France, ait fourni cette incomparable leçon d’équilibre, de bon sens, de mesure, de grâce, de hardiesse, d’imagination, de sensibilité, de création sans cesse renouvelée? Elle révèle un épanouissement harmonieux et complet qui ne se retrouve que chez elle. « Il n’y a qu’une culture, la culture française », s’exclamait Nietzsche. Affirmation exagérée.
La culture française n’est pas la seule, mais héritière de la tradition hellénique et de la tradition romaine, empruntant à l’une sa finesse et à l’autre son goût de l’ordre, elle représente un moment très rare de la pensée et de l’art, une réussite exceptionnelle.
Au reste, dans les époques de sain libéralisme, tous les étrangers l’ont reconnu, ils se sont même flattés de nourrir deux attachements nullement incompatibles à leur patrie d’origine et à celle de leurs esprits, la France. Le vers de d’Annunzio : « France, France, sans toi le monde serait seul ! » exprime un sentiment commun aux élites européennes des siècles passés, sentiment que traduisait avec simplicité le pape Pie X dans une phrase qui revêt aujourd’hui toute sa valeur: « La France, mourir ? Mais par quoi voudriez-vous qu’on la remplace? » Et l’on comprend alors que quelques années avant cette guerre, un Allemand, Sieburg, ait voulu intituler un ouvrage avec ironie et surtout avec dépit : Dieu est-il Français? Se doutait-il qu’il reprenait, un quart de siècle plus tard, la pensée même de notre cher Péguy qui met dans la bouche de Dieu les apostrophes célèbres au sujet de la France : « C’est embêtant, dit Dieu. Quand il n’y aura plus ces Français. Il y a des choses que je fais, il n’y aura plus personne pour les comprendre. »
La primauté morale et intellectuelle d’un peuple ne s’acquiert pas en quelques décades. C’est l’œuvre de générations d’hommes, venues les unes après les autres et enrichissant chacune le patrimoine commun, c’est la lente élaboration des siècles. Une nation parvenue à ce degré de supériorité ne déchoit pas sans entraîner dans sa ruine tous ceux qui puisent chez elle les éléments de leur pensée. La culture française, en qui la civilisation occidentale trouve son point d’achèvement et son plus haut exemple de perfection, n’appartient pas à une chapelle ou à une coterie. Elle n’est pas l’apanage des catholiques ou des protestants, des républicains ou des monarchistes, des conservateurs ou des socialistes. Son visage est divers. C’est cette diversité que nous devons retenir en parlant de la culture française qui n’épouse ni nos préjugés ni nos querelles mais qui se montre accueillante pour tous les courants de pensée.
C’est elle qui peut nous réconcilier, car l’incroyant ne se refuse pas à l’émotion du lyrisme mystique de Pascal et le dévot goûte lui aussi le récit dépouillé et lucide de Benjamin Constant.
En 1941, la mission internationale de la France n’est pas moins impérieuse que par le passé. Dans un monde qui se désagrège, bousculé entre des idéologies incomplètes et sommaires, elle se doit de rallier les esprits aux valeurs éternelles dont elle demeure la dépositaire. C’est à elle de réapprendre à notre temps le prix de la vie humaine et la dignité de la raison droite, du jugement et de la tolérance, de l’ordre fondé sur les réalités et non plus sur des concepts abstraits, un ordre organique s’opposant aux mesures de la force policière. À égale distance entre la prudence bourgeoise et l’audace anarchique, elle se doit d’ouvrir la voie.
Cette espérance n’est pas vaine et je ne crois pas qu’il faille la juger chimérique dans la situation actuelle. Nous ne voyons que l’instant présent et c’est sur lui que nous jugeons le futur.
Grave erreur qui entraîne les pires inexactitudes et aussi des injustices. Depuis quand d’indicibles malheurs qui s’abattent sur une nation désireuse de vivre ont-ils réussi à en avoir raison? Jeanne d’Arc, Henri IV, Napoléon représentent trois périodes douloureuses de l’histoire de France ; ils sont venus à un moment de prostration collective, ils ont repris en mains les destins populaires et ont retrouvé au sein des paysans et des bourgeois, des militaires et des gens de robe, le courage nécessaire pour remonter la pente. « Quelque soit leur passé, les peuples restent maîtres de leur avenir. Ils peuvent toujours compter sur le succès, même après une longue période d’abaissement, s’ils reviennent à la pratique des lois morales » (Le Play). Pourquoi n’en serait-il pas ainsi dans les années qui vont suivre? Avons-nous si peu de foi que nous en doutions ?
La victoire définitive de l’organisation nazie porterait sans aucun doute un coup mortel à la culture française. C’est encore Péguy qui nous a prévenus: « Jamais l’Allemagne ne referait une France… Jamais elle ne referait de la liberté, de la grâce. Jamais elle ne referait que de l’Empire et de la domination… Ce qu’ils nomment liberté, c’est ce que nous nommons une bonne servitude. »
C’est de la victoire des armes alliées que la France doit attendre sa renaissance. Qu’on me permette une dernière citation, plus éloquente que tout commentaire, car elle exprime le sentiment d’un étranger. Le docteur Hubert Ripka, membre du gouvernement tchécoslovaque établi à Londres, écrivait dernièrement :
« L`Europe et le monde ont besoin de la France parce qu’elle est plus que le groupe national des Français. Aujourd’hui comme par le passé, la France est le symbole de toute une conception de vie, de toute une civilisation.
La disparition de la France serait le prélude de la fin de cette civilisation. Le monde serait appauvri, privé de la clarté de son esprit, de la grâce de son charme naturel, de son sens des proportions et de son amour passionné de la liberté, un des éléments essentiels de la civilisation européenne.
C’est pourquoi j’ai la ferme conviction que la France revivra, si l’humanité doit accomplir une forme plus parfaite d’ordre spirituel et social après la guerre. » Si un Slave professe une foi aussi absolue, n’est-elle pas doublement ancrée dans le cœur et le cerveau de tout Canadien-Français?
Roger Duhamel.
Voir aussi :
- Souvenirs d’un étudiant sur la guerre en 1940
- Les Allemands à Paris
- Paris libéré
- Procès de Pétain
- Rencontres avec Antoine de Saint-Exupéry en mai 1942 à Montréal