Souvenirs d’un étudiant canadien
Mai-juin 1940
par André Dagenais
J’arrive d’un grand pays, qui tient au cœur de tous les Canadiens-français par une très profonde souvenance et par un grand amour, la France, la vieille France, qui ne peut pas mourir.
J’ai pensé de vous entretenir quelques instants de choses que j’ai vues et de vous proposer par cela même quelques sujets de méditation. Permettez-moi de vous raconter quelques simples faits qui ont marqué en moi des traces indélébiles.
Vers le milieu de mai, la Légation canadienne à Paris conseilla à tous les Canadiens de quitter la capitale. Les Allemands venaient d’envahir la France et le général Gamelin avait fait dire au gouvernement qu’il ne pouvait pas tenir devant les divisions blindées de l’ennemi.
M. Firmin Roz, directeur de la Maison Canadienne, où j’habitais avec un camarade, vint nous avertir, un beau soir, qu’il était dangereux de passer la nuit à Paris.
Quelques membres du personnel de la Légation allèrent coucher dans les environs de la ville. Quant à mon camarade et moi, nous restâmes à la Maison. Le lendemain, rien ne s’était produit. Le surlendemain, de même.
Les jours passèrent et Paris demeurait calme, en attendant l’orage. Je revois maintenant Paris que j’aime tant, Paris gai et grave, familier, bruyant et silencieux à la fois, serein et accueillant. Le boulevard St. Michel résonnait encore sous les pas des étudiants et le Luxembourg assistait aux ébats des enfants rieurs. Tous les Français vaquaient à leur devoir avec placidité. Les jardiniers de la Cité Universitaire coupaient le gazon, émondaient les arbres, raclaient le gravier. Les Parisiens avaient souvent la blague aux lèvres… Je garde le plus merveilleux souvenir de cet esprit fier et puissant de la capitale française.
Un soir de fin de mai, vers onze heures, j’étais à la Maison Canadienne. Tout à coup mon ami qui habitait une chambre à côté de la mienne, m’appela; « Regarde », me dit-il, « cette lumière qui brille à droite de l’église de la Cité. » Je regardai. Tantôt elle était scintillante et tantôt elle s’éteignait, puis s’allumait vivement, comme un signal d’un code convenu. Aussitôt, mon camarade résolut de rester à la fenêtre, à l’attention, et je sortis sur le boulevard Jourdan pour trouver un agent. À la porte d’Orléans, à dix minutes de marche, j’aperçus enfin trois soldats auxquels j’exposai ce que nous avions vu. Ils emboîtèrent le pas avec moi pour voir, s’il était encore temps, cette lumière étrange qui s’allumait à droite de l’église de la Cité Universitaire.
Cette nuit-là, quelques agents de Paris vinrent considérer ce que nous leur avions signalé – les jeux de lumière continuant irrégulièrement – et j’ai lieu de croire que les autorités militaires furent informées du fait.
Quelques jours après, mon ami faisait une nouvelle découverte, plus singulière que la première. Ayant remarqué des dessins à la craie sur des murs situés près d’édifices importants, il eut l’idée de rechercher si ces dessins ne se trouveraient pas à tous les endroits de Paris où étaient établis quelques services de guerre. Il reconnut alors le bien-fondé de son hypothèse et fit une déposition que l’on reçut avec le plus grand intérêt; en effet, j’ai lu plus tard dans un journal une défense gouvernementale de dessiner à la craie sur les murs de Paris.
Ainsi vivions-nous dans une atmosphère étrange, les yeux ouverts à tous les agissements des habitants de Paris. La cinquième colonne obsédait nos esprits. Une dame se demandait un jour devant moi si Paris n’avait pas échappé si longtemps aux bombardements, à cause du nombre d’espions allemands qui y séjournaient.
Vers cette époque, la fin de mai, les étudiants de la Sorbonne reçurent une lettre qui les invitait à aller passer leurs examens en province. À l’Institut Catholique, l’on conseillait aussi aux séminaristes de partir.
Comme il était inutile pour moi de rester plus longtemps à Paris, je laissai donc tomber les quelques cours de philosophie qui terminaient l’année scolaire et je me rendis à Rennes, où je retrouvais une Faculté des Lettres et une bibliothèque.
C’est dans le train qui me conduisait à Rennes que j’eus ma première vision des tristesses de la guerre. Je causai alors avec deux vieilles femmes qui venaient d’Amiens. L’une était partie à pied de chez elle et l’autre, malade, avait été conduite par des belges jusqu’à Lisieux. Des files de réfugiés se pressaient à nos yeux et emplissaient des wagons à chevaux. Un nombre formidable de bicyclettes étaient garées partout, car ce moyen de transport était devenu d’une utilité remarquable.
À Rennes, la population était plus agitée. Plus les agglomérations sont petites, je l’ai bien vu, plus les habitants manquent de maîtrise et sont susceptibles d’être pris de panique. C’est ainsi que le 16 juin au soir, un jeune Français, de mes amis, qui revenait de Chateaubriand, petite ville des environs de Rennes, nous apprit que l’affolement avait gagné toute cette ville et que le maire lui-même se préparait à évacuer.
Le 16 juin !
Si je ne me trompe, c’est ce soir-là que le maréchal Pétain a demandé la tragique armistice qui confirmait la défaite de la France.
J’avais été très imprudent. Déjà, Paris était occupé. Les troupes anglaises s’embarquaient toutes pour l’Angleterre et il était grand temps que je file à mon tour.
Je fis mes bagages, le même soir. Le lendemain matin, à neuf heures et demie, une jeune ardennaise, fort gentille. Jeannette L., aussi réfugiée à Rennes, venait les chercher en auto à ma pension ; nous devions partir une heure après pour Ancenis-sur-la-Loire.
Comme j’avais deux livres à remettre à la Bibliothèque de la Faculté, je partis à bicyclette pour les y laisser, en passant. Juste au moment où j’entrais dans la Bibliothèque, une explosion terrible ébranla toute la ville ; les vitres de la salle où je me trouvais éclatèrent à mes yeux ; j’eus un moment de stupeur et de je virai les talons Rennes était bombardée.
Aussitôt, je descendis à l’abri de la Faculté. Plus de deux cents personnes y descendirent avec moi. Des enfants criaient. Des femmes pleuraient. Des hommes s’énervaient. Il n’y avait pas de D.C.A. à Rennes et je ne sais pas si des avions français firent la chasse aux bombardiers allemands.
Les objectifs des ennemis étaient la gare et l’arsenal, situés au sud de la ville. Les explosions des bombes se succédèrent tout l’avant-midi. Après être resté environ trois quarts d’heure dans l’abri, je me risquai au dehors afin de rejoindre au plus tôt mon amie, avec laquelle je devais quitter Rennes. La moitié de la ville était couverte d’une fumée opaque et l’on sentait le soufre. Des éclats de vitre jonchaient les rues et je prenais garde à ce que les pneus de ma bicyclette ne crèvent point.
Heureusement, mes bagages étaient déjà arrivés au rendez-vous, rue Baudelaire, dans le nord de la ville. Nous fîmes en hâte les derniers préparatifs du départ et nous laissâmes derrière nous de nouvelles ruines et de nouveaux décombres.
J’ai rencontré à Londres un médecin canadien-français, le docteur Théorêt, qui se trouvait aussi à Rennes le matin du bombardement. Lui aussi s’enfuit de la ville; il se dirigea du côté de Brest, pour rejoindre sa femme, et tomba juste sur une colonne de tanks allemands.
Chose singulière, les Allemands lui donnèrent passage et lui indiquèrent la route! Quant à nous, nous nous dirigeâmes vers Fougères, puis nous tournâmes vers le sud, pour atteindre Ancenis à la fin de l’après-midi.
Ancenis, petite ville grouillante que je n’oublierai pas! Petite ville de la Loire, située entre Nantes et Angers. C’est là que j’ai connu une grande détresse ; c’est là que j’ai senti une grande misère; et j’ai vu encore plus l’immortalité de la France !
La route principale de la ville, de l’aube du mardi matin, durant toute la journée, tut une masse compacte et terrifiante d’un peuple devenu nomade, quittant ses terres et ses foyers. Des femmes à tandem, traînant leurs petits ; des vieillards à pied; des jeunes gens à bicyclettes, des autos sans nombre, des maisons roulantes, des grabats jetés sur des camions, des militaires mêlés aux civils, un encombrement, une agonie, une idée fixe ; passer la Loire ! Les Allemands peuvent se vanter d’une chose ; c’est d’avoir par toute l’Europe semé une terreur indicible et sans nom.
J’ai couché à Ancenis, le lundi soir, chez la grand-mère bienveillante d’un ami. Le mardi, il faisait beau. Le soleil était ardent et enivrant; la Loire était vivante et captivante. D’un côté, la nature indifférente et douce, invitait au repos, et de l’autre, une humanité aux abois laissait échapper de son sein des pleurs de femmes et des mots de rage exaltée.
Quelques braves soldats, des soldats français, armés uniquement de mitrailleuses et de fusils, s’étaient postés aux abords de la ville pour attendre les Allemands, Mais leurs femmes et leurs parents, jugeant avec raison ce zèle tout à fait inutile, accoururent à la mairie et supplièrent les autorités municipales de déclarer qu’Ancenis était ville ouverte. L’on enjoignit aux soldats de ne pas mourir vainement car, hélas, que peuvent quelques balles contre des tanks aux lourdes carapaces? Et j’entendis une jeune Française murmurer; « Il est triste d’empêcher des soldats de se faire tuer, lorsque ceux-ci le désirent… »
Au Café du Commerce, j’entendis aussi les réflexions d’un officier: « Cette défaite, disait-il d’un ton calme, est l’effet du vieillissement d’un régime. Eh bien! nous en ferons un autre. » Et cette profonde certitude, exprimée par cet officier, elle est celle de toute la France immortelle, elle est la mienne aussi.
Les négociations du maréchal Pétain étaient commencées. Il fallait fuir à tout prix, il fallait quitter la France. Dans l’après-midi du 18 juin, je quittais donc Ancenis et mes amis, je laissais mes valises et j’enfourchais ma bicyclette avec un sac à dos fixé à mon porte-bagages, à l’arrière. Fuyant le camp de concentration possible, désirant être rapatrié, je me dirigeai vers l’Espagne, seul, dans l’espoir d’atteindre au plus tôt un sol paisible d’où je m’embarquerais pour le Canada, pays heureux et merveilleux.
Je revois maintenant toutes ces villes et toutes ces campagnes que j’ai traversées. Je revois la foule dont j’ai été. L’on m’avait dit ; « Ne restez pas avec le groupe des réfugiés, sur la route, puisque les réfugiés sont mitraillés. Passez en avant, ou restez en arrière. » Car il est trop vrai que les réfugiés furent mitraillés. Un Canadien m’a dit : »J’ai vu des enfants brûler vif sur des charrettes de foin. J’ai vu les italiens raser les maisons en harcelant les civils. . . » Eh bien, il était impossible de dépasser le groupe des réfugiés car toute la route était une route de réfugiés.
Ce soir-là, je couchai à Montaigu, dans une école, qui était un centre d’accueil. J’avais soupe tant bien que mal et bu, pour me consoler, une demi-bouteille de vin d’Anjou. Au petit matin, j’étais debout. J’écoutai les nouvelles à la radio. Je rencontrai un vieux professeur de philo du Lycée Louis le Grand qui, après trente ans d’oubli, avait repris un vélo pour fuir l’occupation de Paris. Je rencontrai un vieux curé auquel je dis que j’étais Canadien-français et qui me répondit avec effusion : « Alors, vous êtes doublement Français. » Et cela me rappelle un autre vieux curé, un Alsacien, que j’ai rencontré avec un ami au Château de Chambord, durant les vacances de Pâques. Quand il apprit que nous étions Canadiens-français, mon camarade et moi, il murmura:
« J’avais bien senti que vous étiez mes frères…»
Le mercredi midi, je dînai à Ste. Hermine. Et c’est alors qu’il m’est arrivé une curieuse histoire. Je vis un homme qui était arrêté sur le trottoir et qui regardait ma bicyclette. Je m’avisai de lui demander s’il n’allait pas du côté de La Rochelle, en automobile. Il examina mes papiers, accepta de me conduire et sortit son auto d’une cour où il était garé. Ses manières étranges, toutes les identifications de sa personne qu’il me montra de lui-même, alors que je n’en avais cure, toutes les rencontres qu’il fit, comme par hasard, sur le chemin, avec des gens qui me parurent louches, ses propos anti-français, sa séparation grotesque d’avec sa femme au départ, mille choses qu’il serait trop long d’énumérer, me persuadèrent que j’étais en compagnie d’un espion authentique.
Je compris qu’il avait accepté de me conduire vers La Rochelle parce que ma nationalité canadienne m’ouvrait les routes fermées et lui faciliterait les passages. De fait, il réussit à traverser avec moi, très probablement à cause de moi, une route défendue et il me laissa seul, quelques kilomètres plus loin, à 35 kilomètres de La Rochelle, alors qu’il rencontra, encore par hasard, un camion entier de ses amis qui me paraissaient tous aussi suspects. Je fus tellement convaincu que j’avais eu affaire à un espion que je fis une déposition au bureau de la garnison de La Rochelle. À La Rochelle, je ne trouvai aucun abri pour y dormir. J’errai par les rues de la ville.
Un soldat m’ayant conseillé de me rendre à la caserne et d’y demander un gîte, je m’y rendis et je fus pris par un jeune officier pour un personnage suspect. L’on me fouilla et me questionna durant un quart d’heure. Alors, je redemandai si je pouvais me coucher à la caserne. Peine perdue. Je repris les rues noires et allai m’asseoir sur une chaise, à la terrasse d’un café, place Verdun.
Le jeudi matin, je rencontrai plusieurs sujets britanniques pressés de fuir comme moi. Le consulat anglais de La Rochelle était fermé. A la mairie, à la préfecture, à la gendarmerie, nul ne savait comment nous aider. La Palisse, port de La Rochelle, avait été bombardé durant la nuit et le temps s’écoulait. Je partis donc à nouveau à bicyclette, vers Bordeaux.
Cependant, la fatigue et une chaleur torride brisaient mes efforts. J’avançais lentement. Je passai à Rochefort où j’entendis une communication du maréchal Pétain.
Sa voix de vieillard était vibrante et grave. Nous l’écoutions silencieusement parler de la défaite et tous attendaient l’armistice qui mettrait fin à un malheur si grand.
Dans l’après-midi, je rencontrai des réfugiés avenants qui me donnèrent une place sur l’aile de leur camion et je fis vingt-cinq kilomètres sur ce fauteuil « royal », étant données les circonstances. Vers six heures, j’étais à Saintes. Là, le commissaire de la gare me permit de prendre un train militaire qui allait à Bordeaux, en passant par Angoulême. Je dormis dans un wagon qui cahotait.
Je n’oublierai pas l’accueil chaleureux que me firent alors des soldats désemparés, et le bon vin chaud que l’un d’eux m’offrit. Là, comme partout en France, les Canadiens-Français étaient reçus à bras ouverts.
Le vendredi, durant l’avant-midi, j’eus de nouveau l’occasion de ressentir l’effroyable organisation ennemie au sein même de la France. À un arrêt du train, un espagnol descendit du wagon où j’étais et se mit négligemment à dessiner sur un trottoir, avec une pierre, deux carrés reliés par un coin. Lorsque quelqu’un passait près de lui, il cessait négligemment de dessiner. Son travail terminé, il se coucha sur ce que je crois bien être une indication pour l’ennemi, et il remonta dans le wagon, avant que le train ne s’ébranlât…
Mais je dois être bref ! Passons mille détails. Je dus laisser le train militaire, arrêté pour un temps indéfini, en pleine campagne. Je sautai sur ma bicyclette et j’entrai le soir à Bordeaux. Le lendemain, je perdis une journée en démarches inutiles. Le consulat anglais était aussi fermé. Le Ministère de l’Éducation Nationale ne pouvait pas m’aider. Le Ministère des Affaires Étrangères me renvoya à la Légation Canadienne, supposément établie à Barsac. Le dimanche matin, je courais donc à Barsac, au Château de Suau, pour apprendre que la Légation Canadienne n’y avait jamais été. Je trouvai là des sapeurs-pompiers de Paris qui m’embarquèrent dans leur camion jusqu’à Mimizan, sur la route de Bayonne. Je repris ma bicyclette et j’arrivai à St. Léon, à la tombée de la nuit. De là, je m’en fus à Bayonne, à travers les landes, dans un autocar inutilisé. Le lundi matin, le consulat anglais étant aussi fermé à Bayonne, je me rendis enfin à St. Jean de Luz, où je m’embarquai sur le paquebot qui ramenait le gouvernement polonais en Angleterre.
Alors, je respirai la sécurité du Royaume-Uni. Liverpool m’apparut dans sa tranquillité et son ordre. Un bénédictin complaisant me prêta la monnaie anglaise dont j’avais besoin. Une dame, représentant une société d’aide aux voyageurs, me facilita le départ pour Londres.
Je vis enfin la métropole et la cité des banques, où je retrouvai plusieurs Canadiens. Monsieur le Ministre du Canada en France, rendu à Londres, recevait avec son amabilité charmante tous les réfugiés. Je devais bientôt quitter l’Angleterre pour revoir ma douce patrie, terre du bonheur et de la liberté : le Canada !
Et maintenant que je suis à Montréal, ville du Nouveau Monde, où l’air est respirable et l’atmosphère paisible, une angoisse étreint mon âme et l’incertitude emplit mon esprit. J’ai vu une terre désolée, mais où le désespoir n’a point de prise. Je vois une terre épanouie, mais que sera son lendemain ? Quel est l’avenir de la civilisation ? Quel est l’avenir de l’Amérique ? L’histoire s’avance menaçante, grosse de toutes les possibilités. Les hypothèses et les doutes hantent mon esprit. Mais je sais de certaines choses que je veux affirmer en terminant.
Le sanctuaire de la liberté spirituelle sera sauvé. Le sanctuaire de la liberté spirituelle sera sauvé. La France vit et vivra… Le Canada français tressaille jusqu’au plus intime des douleurs dont souffre la France… Que celle-ci veuille bien recevoir de mes lèvres amères, de mes lèvres émues, le baiser de la Nouvelle-France !
André Dagenais.
L’Action universitaire, octobre 1940.