Pont des Arts à Paris
Les Parisiens de jadis étaient moins favorisés que ceux de nos jours quant aux moyens de traverser le fleuve qui divise leur ville. On sait que les ponts étaient rares, et il fallait user de barques qui offraient peut-être un aspect plus pittoresque mais représentaient une singulière perte de temps et c’est ainsi que nos pères déploraient l’absence d’un pont reliant le quai du Louvre à la rive gauche, le Pont-Neuf étant assez éloigné.
Le 3 floréal an IX, un architecte âgé de 82 ans, M. Cecessart, présenta au Premier Consul le projet d’un pont, correspondant alors du côté rive gauche au débouché des rues Froidmanteau et des Petits Augustins ; notons que c’était emplacement exact où s’élevait jadis la fameuse Tour de Nesle, immortalisée par le drame de Frédéric Gauillardet, auteur d’une truculente imagination. Ce travail ne s’annonçait pas facile. Decessart faisait observer que le quai du Louvre était fort bas, se trouvait exposé au danger des inondations : il fallait exhausser le sol…
Passons sur d’autres détails d’ordre technique qui ne découragèrent pas l’intrépide octogénaire. Il entreprit en 1802, ses travaux, modifiées depuis par l’architecte Dillon ; et le pont fut solennellement inauguré en 1804. On le baptisa Pont des Arts, parce qu’il aboutissait sur le Quai Conti, au Collège des Quatre Nations, où le Premier Consul voulait installer l’École des Beaux-Arts. D’ailleurs, sur le projet initial, il s’appelait Pont des Quatre Nations.
Les dépenses en furent très élevées pour l’époque, aussi le financement en fut-il assuré au moyen d’un péage : un sou que l’on devait payer au gardien pour franchir les barrières de bois qui fermaient le pont des deux côtés.
Dès son achèvement, il attira sur lui beaucoup de critiques, d’abord, il n’était pas carrossable (il ne l’est pas davantage aujourd’hui), puis il avait rogné sur la largeur du quai.
Un jour, les passants s’étonnèrent de voir un homme à cheval drapé dans un manteau, s’avancer au milieu du Pont des Arts – ce qui était interdit. Or, le gardien n’avait fait nulle difficulté pour lui ouvrir la barrière. Ce cavalier s’arrêta, examina longuement de tous côtés et repartit au trot. Ce n’était autre que le Premier Consu qui, à la suite de son inspection, décida qu’il fallait – non pas démolir le pont et le reconstruire plus loin, ainsi que certains le proposaient – mais « reporter le trottoir d’une demi voussure en arrière ». Ce qui fut fait.
Il devait être bien joli à voir, alors, ce pont paré d’orangers en caisses, d’aloés de plates-bandes, et bordé d’échoppes où se tenaient des petits marchands de jouets d’enfants, de gâteaux et de limonade.
Sous l’Empire, il devint une promenade publique. Le journal le Publiciste lui dédia un article singulièrement enthousiaste.
« Le pont des Arts remplit sa destinée. C’est un vrai jardin suspendu sur les eaux qui satisfait tous les sens à la foi. La vue se promène sur les plus majestueux édifices qui s’élèvent des deux côtés et vient ensuite se reposer délicieusement sur les fleurs de tous les pays et de toutes les saisons (l’auteur exagérait un peu). L’air est doucement rafraichi par la rivière et embaumé des parfums de l’héliotrope, du jasmin, de la rose et de la fluer de femmes… Deux rangées de femmes charmantes, à l’étalage de leurs petites boutiques achèvent d’embellir ce passage vraiment pittoresque qui ressemble à une vie heureuse : il est trop court ».
Un autre petit journal, La Guêpe, écrit : « L’on comprend qu’un poète qui ne pouvait plus vivre se soit lancé à l’éternité du haut de Pont des Arts, durant la belle nuit, les feux roses et bleues des voitures pouvant lui donner l’illusion d’être à une faible distance des splendeurs du paradis de Mahomet ». Le paradis de Mahomet, au quai Conti! Décidément, les journalistes d’alors étaient plus lyriques que ceux d’aujourd’hui.
Sur ce pittoresque Pont des Arts, l’on voyait parfois des monteurs d’animaux savants et puis de joueurs d’accordéons et de clarinette dont Victor Fournel écrit, en 1885 : Tous nos lecteurs connaissent ce jeune aveugle installé avec son accordéon sur le Pont des Arts, à la place qu’occupait auparavant un joueur de clarinette aux grosses lunettes de corne. Cet adolescent joue de son instrument avec tant de morbidesse de grâce, de sentiment, de charme, qu’il s’élève à une hauteur où je ne l’aurais jamais cru capable d’arriver. Il est parvenu, sans la moindre publicité, à se faire une popularité fort grande et à se créer un public dont seraient jaloux les rois de nos scènes lyriques.
Il faut croire que le jeune musicien aveugle était de tradition sur le Pont des Arts, car sous l’Empire, l’on y voyait un flûtiste aveugle, escorté d’un caniche qui veillait à la recette. L’on rapporte qu’un flûtiste de l’Opéra, animé de l’esprit farceur du goût de la mystification propre à cette insouciante époque, vint un jour sur le pont, vêtu d’un paletot très râpé, les yeux masqués de lunettes noires. Il prit la place du pauvre diable qui s’éclipsa enchanté et durant plusieurs heures, fascina son auditoire par son éblouissante virtuosité. Naturellement, il n’oublia pas de verser la recette au véritable aveugle et à son chien, qui dur, ce jour-là, avoir double pâtée. Était-ce ce même flûtiste aveugle que certains de nos contemporains se rappellent avoir encore vu sur le Pont des Arts vers l’année 1900 ? En tout cas, il n’eut pas de successeur, ni sur le pont ni sur d’autres ponts parisiens.
En 1848, le gouvernement décida le rachat de tous les péages des ponts de Paris, celui des Arts étant naturellement compris dans la mesure.
Il faut convenir que, même si le sou exigé à la barrière représentait une somme assez importante, cela ne valait guère la peine de payer un employé dans sa guérite et l’entretien de celle-ci. Et puis quelle entrave à la circulation.
En 1852, le quai Conti fut élargi au détriment de la Seine, et la première arche du Pont des Arts supprimée de ce pont qui voyait parfois passer les académiciens, alors en costumes, l’épée au côté, se rendant au vénérable monument dont le perron était gardé par deux gentils lions de pierre, pareils à des caniches… Pourquoi les a-t-on enlevés ?
Cependant, l’on demandait toujours que le pont fût accessible aux voitures, et l’on a fait de nombreux projets afin de le démolir et le reconstruire à cet effet. Le dernier de ces projets, œuvre d’un M. Sauvestre, est daté de 1900 : il décrit un magnifique pont, flanqué de deux immenses phares électriques, propres à illuminer les rives avoisinantes, bordé de riches balustres et de huit grandes statues, représentant les plus illustres écrivains, compositeurs et artistes français. Ne regrettons pas le pont de M. Sauvestre et sa magnificence dans le style 1900, qui eût déparé l’ensemble. Regrettons seulement le pittoresque pont-promenade, si fleuri, si animé, du Premier Empire, et attardons-nous parfois à contempler l’admirable paysage d’eau et de pierre, avec l’éperon verdoyant du Vert galant que l’on découvre du haut de notre Pont des Arts, aboutissant d’un côté au vénérable Institut de France, de l’autre à ce palais du Louvre, asile de tant de splendeurs que peuvent, en vérité, nous envier toutes les capitales d’Europe.
Voir aussi :