Barons du bois

Le mythe des barons du bois

On attribue souvent le développement de l’industrie forestière dans l’Outaouais au leadership et au pouvoir des « barons » qui contrôlent la forêt et, par conséquent, qui « règnent » sur tous les aspects de la vie régionale dans l’Outaouais au XIXe siècle. Cette image peut se justifier, car, à un moment ou à un autre, il y a toujours un petit groupe d’individus qui exercent leur pouvoir ou leur influence. Ainsi ces leaders régionaux se servent de leur position dans l’industrie forestière pour façonner le développement de l’Outaouais à leur image. Mais cette image peut également être trompeuse, puisque chacun de ces barons vit des situations précaires et qu’aucun n’est à l’abri d’un désastre soudain. Il est impossible, à partir des documents existants, de déterminer à quelque moment que ce soit le nombre exact d’entrepreneurs forestiers. Il est toutefois clair que l’identité des protagonistes de l’exploitation forestière change constamment. Certains ne tiennent pas le coups plus d’une ou deux saisons et même les grandes familles arrivent difficilement à conserver leur place pendant plus d’une génération faisant presque toutes face à la faillite à un moment ou à l’autre.

Plusieurs des grands acteurs du début du siècle ont déjà cédé la place à d’autres en 1850 et, au milieu des années 1880, seulement quelques-uns des principaux entrepreneurs de l’époque seront encore actifs. C’est la destinée de la grande famille Wright qui a mené de grandes affaires au cours des années. Le déclin de cette famille a été lent mais constant. Philemon Wright se découragera de plus en plus suite à de nombreuses difficultés financières dans les années 1820 et il ira finir ses jours dans le canton d’Onslow, dans le cadre champêtre dont il avait tant rêvé. En dépit de son dédain pour le commerce, Ruggles Wright persévère dans le domaine, mais face à de nombreuses querelles familiales et à des problèmes financiers, il sera incapable de maintenir la position dominante de la famille dans la région. Au milieu du siècle, il sera toujours un acteur important dans l’industrie du bois de sciage, mais il sera devenu une figure secondaire de l’économie forestière.

Il est quelque peu surprenant qu’Alonzo Wright en vienne à être connu sous le nom de « roi de la Gatineau » au milieu du XIXe siècle. Ce titre lui est surtout attribué en raison du rôle historique de sa famille et de son propre succès en politique et non à cause du pouvoir qu’il exerce dans son royaume de la Gatineau. Philemon Wright aura été à l’origine du développement de l’exploitation forestière le long de cette rivière dans les années 1820, mais d’autres entrepreneurs, à commencer par George Hamilton et ses frères, en prendront rapidement le leadership. Avec le temps, l’importance de la famille Wright dans l’Outaouais tiendra de plus en plus à ses immenses possessions terriennes, dont la valeur ne cessera de s’accroître avec le développement de la région. Ces propriétés comprennent de vastes étendues de terre très bien situées à Hull et dans les cantons environnants. En 1868, les Wright investissent une partie de leurs propriétés dans une nouvelle entreprise, la Wright, Batson, and Currier, qui construit à Hull une scierie à vapeur qui produira, en 1871, 30 millions de pieds cubes de bois de charpente. Mais, dès lors, la famille Wright ne figure plus comme la force dominante de la région.

De son côte, la famille Papineau conserve son importance dans l’Outaouais en raison de sa présence dans la seigneurie de la Petite-Nation qui lui garantit des droits sur tout ce qui produisent les colons et les entrepreneurs. Denis-Benjamin Papineau demeure toujours l’administrateur de la seigneurie et il deviendra un personnage de premier plan non seulement dans la région, mais aussi, en raison de son implication politique, à la grandeur de la province de Québec. Grâce à la seigneurie, le pouvoir économique de la famille Papineau se renforcera avec le développement rapide de la région. Toutefois, dans les décennies suivant les années 1820, la famille Papineau passera au second plan, cédant sa place aux leaders de l’extraordinaire développement de l’industrie forestière et préférant toujours louer ses terres plutôt que de s’impliquer directement dans l’industrie. En 1834, Peter McGill reprendra le bail de Thomas Mears pour les scieries et acquerra les droits de coupe pour la patrie ouest de la seigneurie, en confiant la gérance à Alanson Cooke, un des premiers colons de Nouvelle-Angleterre. Un autre colon de Nouvelle-Angleterre, Stephen Tucker, obtiendra les droits pour la partie est de la seigneurie.

Les nouveaux grands entrepreneurs dans l’Outaouais sont issus de deux groupes passablement distincts que la seule étiquette de « barons » ne peut décrire avec précision. Il y a d’abord ceux qui, malgré des origines modestes, prospèrent grâce à leurs compétences et à la chance ; puis, ceux qui réussissent grâce aux forts appuis financiers qu’ils reçoivent. Le succès le plus impressionnant, au cours des années 1830-1840, est celui de John Egan, né en Irlande en 1811 et arrivé dans l’Outaouais en 1830. Employé tout d’abord dans un chantier, il devient ensuite marchand, puis fournisseurs pour l’industrie forestière. Vers le milieu des années 1830, il ouvre son propre commerce à Aylmer et, mieux encore, alors que l’exploitation de la forêt s’étend de plus en plus loin le long de la rivière des Outaouais et contribue largement à l’amélioration des routes et des barrages. Jusqu’au milieu du siècle, Egan est généreusement récompensé pour son sens de l’anticipation et son agressivité devant l’expansion géographique de l’exploitation forestière, acquérant tout au long des années 1830 et 1840 de vastes étendues de terre dans la partie ouest de l’Outaouais. Vers 1850, on le considère comme le principal entrepreneur au-delà de la chute des Chaudières et comme une figure de proue de la vallée de l’Outaouais tant dans le domaine économique que du côté politique. Mais son pouvoir s’effritera en l’espace de quelques années.

Dans la seconde moitié du XIXe siècle, les cheminements d’Ezra Butler Eddy et de John Rudolphus Booth sont ceux qui illustrent le mieux comment, après des débuts modestes, on peut atteindre le succès. En 1851, Eddy quitte son Vermont natal pour s’établir à Hull et y mettre sur pied une petite usine d’allumettes. En 1857, il se met aussi à fabriquer des seaux en bois, puis, en 1866, il construite une scierie. Quatre ans plus tard, il est en mesure d’acheter l’île Philemon faisant partie du domaine Wright et, dans cette industrie forestière de plus en plus vigoureuse dans la vallée de l’Outaouais, il développe finalement une vaste entreprise. De son côté, Booth arrive des cantons de l’Est en 1852 pour travailler, comme charpentier, à la construction de scieries. En 1858, il lance sa propre entreprise en louant une petite scierie sur la rive sud de la chute des Chaudières. Après avoir décroché un contrat de fourniture de bois pour la construction d’édifices gouvernementaux sur la colline parlementaire, il se situe au premier rang des entrepreneurs. Tout au long de cette seconde moitié du siècle, Booth et Eddy domineront l’industrie forestière dans la vallée de l’Outaouais et seront parmi les rares à faire la transition vers la production de pâte et de papier avec succès.

(Histoire de l’Outaouais. Sous la direction de Chad Gaffield. André Cellard, Gérald Pelletier, Odette Vincent-Domey, Caroline Andrew, André Beaucage, Normand Fortier, Jean Hawrvey, Jean-Marc Soucy. Centre de la recherche de l’institut nation de la recherche scientifique, 1994).

L'Outaouais en automne. Photo de Megan Jorgensen.
L’Outaouais en automne. Photo de Megan Jorgensen.

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