
Le Troisième Centenaire de l’Université Harvard
Par Georges Préfontaine
Harvard est la plus ancienne et la plus célèbre Université de l’Amérique du Nord. Celle qui, par son organisation, son esprit, l’excellence de son enseignement, se rapproche le plus des vieilles Universités européennes. Elle leur a, du reste, emprunté beaucoup, en hommes et en méthodes. Car de tout temps, elle a tenu pour vraie la loi de la continuité historique, et qu’il n’y a pas, selon l’expression du grand philosophe italien Frederigo Enriqucs, « il n’y a pas de pensée originale qui ne se révèle comme le prolongement d’une pensée antécédente ».
Son histoire est une suite ininterrompue de progrès, de succès, aboutissant à un énorme développement matériel qui cache à plusieurs l’ardent spiritualisme qui n’a jamais cessé d’animer cette Institution.
Le collège Harvard, fondé en 1636 (le Collège des Jésuites fut fondé quelques mois plus tôt, en 1635), devenu Université en 1783, célèbre cette année le troisième centenaire de sa fondation. Des cérémonies grandioses vont avoir lieu à Cambridge en septembre prochain, pour marquer cette commémoration.
Harvard fera, avec combien de raison, de très belles fêtes, dans le but de témoigner sa gratitude à tous ses bienfaiteurs, et de rappeler avec une égale fierté la simplicité de ses origines et la noblesse spirituelle de ses fondateurs. Les jours mêmes de la célébration du troisième centenaire sont fixés aux 17 et 18 septembre prochain. On y verra se dérouler d’imposantes manifestations auxquelles sont conviés les 70,000 Anciens et des délégués de toutes les Universités et d’un grand nombre de sociétés scientifiques du monde.
L`Université de Montréal y sera représentée par son recteur, M. Olivier Maurault, p.S.S. et son secrétaire général, M. Édouard Montpetit. On érigera, pour ces grandes assemblées, un théâtre spécial d’une capacité de 15,000 personnes. Tous les discours seront radiodiffusés dans le monde entier.
La réunion de l’Association des Anciens du Collège Harvard donnera lieu à une impressionnante cérémonie. La dernière réunion générale de cette Association eut lieu, en effet, il y a cent ans, le 8 septembre 1836. Elle fut ajournée au 8 septembre 1936 par le président d’alors, Josiah Quincey, qui scella en cette occasion une boîte portant l’inscription suivante : « to be opened by the Président of Harvard Collège on September 8, 1936 » et dont le contenu est, par conséquent, totalement inconnu.
Conformément à ce vœu, il y aura une réunion pro forma de l’Association le 8 septembre, au cours de laquelle on ouvrira la boîte. La réunion sera ensuite ajournée au 18 septembre suivant, et alors, devant la vaste Assemblée des Anciens, le président du Collège Harvard fera connaître le contenu du coffret mystérieux, qui, depuis cent ans, intrigue les générations de directeurs et de professeurs qui se sont succédé dans la vénérable maison de Cambridge.
Après quoi, le président actuel sera probablement autorisé à préparer et à sceller un colis semblable, à être ouvert dans cent ans, en septembre 2036.

Le collège Harvard en 1726. La bâtisse de droite, Massachusetts Hall, est encore en usage (en 1936), photographie de l’époque. Image libre de droits.
Toutes ces cérémonies forment la partie en quelque sorte théâtrale de cette célébration. Elles sont nécessaires, elles sont inévitables. Aux yeux des organisateurs, toutefois, elles n’ont qu’une importance secondaire. Ils ont voulu donner à cette commémoration un sens beaucoup plus élevé en la considérant comme une occasion de rappeler la contribution insigne de l’Université Harvard aux progrès de la civilisation américaine dans ce qu’elle a de plus noble.222 Bien plus, ils ont voulu que ces solennités prennent avant tout la forme d’une nouvelle et actuelle contribution à l’éducation, la forme d’un universel hommage à tous les triomphes des arts et des sciences. Et rien, vraiment, ne montre mieux le noble esprit de cette Institution que cette volonté de placer ces fêtes sous le signe du spirituel, de reléguer le spectacle au second plan et de mettre l’esprit au premier. À cette fin, Harvard ouvrira à tous, et surtout aux éducateurs, et durant tout l’été, ses bâtisses, ses laboratoires, ses observatoires, ses parcs, ses jardins botaniques, et les admirables trésors de ses collections, de ses bibliothèques, de ses musées d’art et d’Histoire naturelle.
Les cours de vacances, qui se donnent chaque été sous les auspices des Summer Schools of Arts and Sciences and of Education, revêtiront cette année, une importance, un éclat particuliers, grâce à la participation d’éminents professeurs d’Universités américaines et européennes. Ses assises extraordinaires doivent représenter, dans l’esprit de leurs promoteurs, la part la plus considérable et la plus utile du jubilé, et en marqueront l’aspect avant tout éducatif. Tous les domaines du savoir y seront à l’honneur, et les arts aussi, car il y a autre chose que les sciences dans toute civilisation, même l’américaine, et je ne puis personnellement me retenir d’une joie particulière à la pensée que durant tout cet été, dans cette glorification de Harvard, l’on fera jouer à la musique un rôle de premier plan; durant tout l’été, à intervalles rapprochés, Harvard offrira des concerts. Chœurs, orchestres, orgue, fanfares, quatuors, septuors, etc., tous les moyens habituels de l’expression musicale seront mis au service de l’éducation.
(Il y a, aux États-Unis, autre chose que les gangsters, les joutes de football, les inouïes, les records et les concours de beauté, bien que nos hommes de plume et nos moralistes s’évertuent à ne nous les montrer que sous cet aspect. Cette incapacité à pénétrer plus intelligemment la civilisation de nos voisins ne nous grandit pas nous-mêmes).
Et puis, plusieurs Sociétés savantes ou Associations professionnelles tiendront leur Congrès à Cambridge ou à Boston au cours de l’été : l’on cite dans ce cas, la Société Américaine de Mathématiques, l’Institut de statistiques mathématiques, la Société américaine d’Astronomie, l’Association du Barreau américain, une Conférence internationale sur la mécanique des sols, etc. Enfin, comme suprême couronnement à ce véritable festival intellectuel : une Conférence des Arts et des Sciences qui tiendra, pendant deux semaines, du 31 août au 12 septembre, des réunions quotidiennes au cours desquelles les plus grands savants du monde, au nombre de soixante-quinze, dont quatorze lauréats du prix Nobel, viendront exposer leurs vues, ou les résultats de leurs recherches sur les problèmes fondamentaux des Humanités, de la Sociologie, de la Biologie, de la Physique. Jamais on n’aura vu une telle assemblée d’hommes illustres, représentant à la fois tant de pays et tant de disciplines intellectuelles. Car, il y aura là 47 délégués des pays européens, 21 des États-Unis et 7 du Japon, de la Chine, de l’Argentine, du Canada et de l’Australie réunis. Les deux professeurs d’Universités canadiennes qui auront l’insigne honneur de participer à ce mémorable Congrès sont MM. J. B. Collip (Université McCill) et Etienne Gilson (Université de Toronto). Pour des raisons de commodité, la Conférence a été partagée en 4 sections : les Humanités, les sciences sociales, les sciences biologiques et les sciences physiques. Les études que l’on présentera dans chaque section porteront sur des questions générales et devront autant que possible négliger leur aspect économique ou pratique, ce qui montre encore le caractère hautement intellectuel et désintéressé de ces assises. Elles n’apporteront pas seulement une remarquable contribution à nos connaissances; elles stimuleront les recherches futures et ouvriront des voies nouvelles.
Les lecteurs de L’Action Universitaire réclament, je le sens, un peu plus de précision et se demandent quels peuvent être ces sujets transcendants sur lesquels les esprits les plus éclairés de notre temps essaieront, au cours de cette conférence, d’apporter un peu de lumière. Rien en effet n’est plus instructif, ni plus impressionnant que ce programme. Il m’apparaît comme une sorte de tableau des grandes préoccupations et des grandes inquiétudes de l’esprit humain d’aujourd’hui, tableau de vives lumières et de sombres mystères, de triomphes et de troublants échecs.
Que penser d’un symposium sur un sujet comme celui-ci : « Les facteurs du comportement humain » ? C’est tout le problème de l’Homme tel que Carrel le souleva dans un chef-d’œuvre récent, affirmant que ce problème est encore un inconnu. Huit philosophes et savants vont de nouveau en discourir, cet été, à Harvard. Que vont-ils répondre ? Car tout l’Homme va y passer : sa psychologie, sa philosophie, son éducation, son histoire, sa biochimie, sa physiologie. Il y aura des sujets comme ceux-ci, que des générations de penseurs ne cessent de scruter depuis les temps les plus lointains : « Les facteurs psychologiques du comportement humain »; « la logique », « la culture »; « la force et la faiblesse psychologiques »; « les principaux facteurs de l’évolution intellectuelle depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte », c’est-à-dire l’un des aspects les plus graves et les plus obscurs de l’éducation.
D’autres savants : théologiens, philosophes, littérateurs, juristes, archéologues, oseront se pencher sur le vaste sujet suivant : « L’indépendance, la convergence et l’emprunt dans les Institutions, dans la pensée et dans l’art ». Il y sera question des rapports entre la chrétienté et l’Islam, entre les cultures de l’Orient et de l’Occident, des divers aspects de la civilisation du Moyen-Age, etc. Un troisième symposium aura pour titre ces deux mots qui, par leur simple juxtaposition, évoquent toute l’histoire du monde :
« L’autorité et l’individu ». L’on y fera quatre sections correspondant à autant de points de vue auxquels on peut considérer cet immense problème : « l’entreprise économique et politique »; « stabilité et changement social »; « la place et les fonctions de l’autorité »; « le classicisme et le romanisme ». Et l’on y entendra, entre plusieurs autres, trois professeurs éminents des universités de Genève, de Rome et de Yale, exposer leurs vues sur le Nationalisme économique, sur l`Autorité et l’individu aux différents stades évolutifs des nations, sur les Facteurs de conservation aux premières époques de l’histoire coloniale. Inutile d’ajouter que les sujets mis à l’étude dans les sections des sciences physiques et biologiques auront une ampleur et une portée équivalentes. Mathématiciens, astronomes, physiciens, chimistes, géologues et biologistes, parmi les plus éminents apporteront ici leurs conceptions sur la composition des étoiles, les rayons cosmiques, les transformations atomiques, les lois de l’évolution, les applications de la physico-chimie à la biologie et à la médecine, etc.
Voilà donc comment Harvard entend glorifier ses trois siècles d’existence consacrés aux progrès de l’éducation, des arts, des sciences et des lettres.
Mais si elle entend rappeler par cette apothéose les éclatants services qu’elle a rendus à la civilisation, et le rôle qu’elle joue encore dans la vie de la nation, elle se tourne surtout vers l’avenir et place cette attitude au premier rang de ses préoccupations. Le siècle qui vient de s’écouler a vu le rapide développement de ces grandes Universités. Quel est leur avenir ? Échapperont-elles au destin de tant d’entreprises humaines qui ont, en vertu même de leur gigantisme, sombré dans la médiocrité ?
Qu’écrira-t-on et que dira-t-on de leur rôle lorsque, dans cent ans, en 2036, on se préparera à célébrer le quatrième centenaire de l’Université Harvard ? Cette question, le président et les directeurs de l’Université Harvard l’ont posée et l’ont étudiée avec soin et avec courage. Ce sont les hommes qui font les Institutions. Dans cent ans, Harvard sera ce que l’auront faite ses futurs professeurs et ses futurs élèves. À toutes les spéculations sur son avenir, Harvard répond par la bouche de son président, James Bryant Conant : « If ye are to plan for the future, therefore, we must plan in terms of men. » Et ces projets d’avenir, il faut les concevoir tout de suite et travailler dès maintenant à leur réalisation. Et c’est pourquoi, à l’occasion de son jubilé, Harvard propose la constitution d’un fonds : « le Fonds du troisième centenaire », dont le but est de raffermir la vie intellectuelle et spirituelle et d’accroître l’utilité de l’Université par les deux moyens suivants :
1° la création de nouvelles chaires désignées sous le nom de « Chaires d’Université »;
2° la fondation de bourses d’étudiants, appelées « bourses nationales de Harvard ».
Les « chaires d’Université » sont ainsi appelées parce que l’enseignement qui y sera donné aura une telle élévation et une telle portée qu’il débordera les cadres artificiels des Facultés et des « départements », et s’étendra à plusieurs domaines des connaissances. Ces chaires ne seront rattachées à aucune Faculté en particulier, mais relèveront directement du président et du bureau des directeurs.

La bibliothèque Widener, don de Madame Widener, de Philadelphie, en mémoire de son fils, diplômé de Harvard, qui périt lors du naufrage du « Titanic ». Photo de l’époque.
Elles n’auront donc pas à subir les restrictions, les entraves de cadres préétablis. Elles ne seront pas davantage rattachées expressément à un domaine déterminé du savoir. L’objet de leur enseignement dépendra du maître qui les occupera et pourra changer avec lui. C’est dire qu’elles sont destinées à des hommes éminents, à des maîtres de la pensée, à ceux qui besognent aux avant-postes de la science, et dont le génie fait éclater les frontières conventionnelles et plus ou moins absurdes des spécialités.
L’on voit l’extrême souplesse d’un tel projet. Ce n’est plus l’éducateur, le savant, l’artiste, qui doit, en mutilant le plus souvent son génie, s’adapter à un système académique défini, plus ou moins gâté par le conformisme, c’est la chaire d’enseignement qui s’adapte à l’homme. De sorte que tout système même disparaît. C’est la pensée du président Conant : « When this i.s done, it ivill be possible to fit a chair to a man, instead of squeezing a man into a fixed chair in a designated and perhaps too narrow subject ».
Ce système n’est pas nouveau. Des Instituts européens le pratiquent, et l’un des plus anciens qui aient été créés pour cet usage est le Collège de France. Les chaires n’y sont pas d’avance définies; elles ne sont pas permanentes. Elles sont destinées aux innovateurs, aux créateurs, aux ouvriers de génie. Les professeurs qui les occupent donnent un enseignement libre. Mais le Collège de France lui-même a ses compartiments. Il est indépendant de l’Université. Il ne peut avoir des ressources équivalentes à celle d’une grande Université. Il relève de l’État, et comme tel, est soumis aux risques de la politique et aux aléas des finances publiques.
Les promoteurs du projet de Harvard ont poussé leur admirable logique plus loin. Le professeur qui occupera une « chaire d’Université » ne sera responsable qu’au président. Il sera libre de travailler dans n’importe quel laboratoire, dans n’importe quel service de l’Université. Il pourra, si une nouvelle orientation de ses recherches l’exige, changer de « département. » Il donnera un enseignement en rapport avec ses recherches, à des étudiants de toutes catégories. Qu’un biochimiste éminent occupe l’une de ces chaires, il s’installera vraisemblablement au laboratoire de Chimie de la Faculté des sciences. Plus tard, on pourra le retrouver à la Faculté de médecine, et de là, une nouvelle direction dans ses recherches pourra le conduire au laboratoire de Biologie. Ainsi, ces maîtres jouiront de la plus entière liberté. Les ressources tout entières de l’Université seront à leur disposition; ils iront des unes aux autres sans entrave, au gré de leur inspiration, de leur génie. Ces maîtres seront, selon la jolie expression du Président Conant, des « roving professors », des professeurs vagabonds. Mais quel merveilleux et utile vagabondage, puisqu’il aura pour but de combattre et de corriger les dangereux effets de la spécialisation et cette sorte d’émiettement intellectuel qu’entraînent les divisions artificielles, malheureusement inévitables, des programmes d’études.
Les bourses d’étudiants que Harvard se propose de fonder à l’occasion de son Tricentenaire sont appelées Harvard National Scholarships, parce qu’elles seront offertes à des candidats de chaque État américain, et qu’elles accentueront ainsi le caractère vraiment national de cette Université et les services qu’elle rend à toute la nation. Elles seront assez élevées pour défrayer toutes les dépenses de l’étudiant, y compris ses dépenses personnelles, de sorte que, grâce à ces bourses, les portes d’une grande Université libre s’ouvrent toutes grandes aux étudiants les plus pauvres. Mais elles ne sont pas destinées aux élèves pauvres. Elles seront, avant tout, une prime au talent et au travail. Et n’en déplaise aux démagogues et flagorneurs professionnels, Harvard prétend que le talent et le travail ne sont l’apanage exclusif d’aucune classe de la société. Ses bourses sont offertes à tous, sans distinction de fortune ni de rang social. Si le candidat heureux jouit d’une aisance qui lui permet de défrayer une partie de ses propres dépenses, sa bourse est diminuée d’autant et les économies qui en résultent vont à d’autres. Et l’on conviendra que c’est là une excellente forme de justice distributive.
L’on attend de ces bourses un autre résultat non moins heureux : la rentrée chaque année, au collège Harvard, d’un nombre assez; élevé (jusqu’à la centaine, espère-t-on) de jeunes boursiers laborieux et exceptionnellement doués, venus de toutes les parties du pays, entraînera inévitablement une hausse dans le niveau intellectuel des classes, laquelle à son tour stimulera les maîtres et élèvera le niveau de l’enseignement.
Que de magnifiques leçons se dégagent de ce troisième Centenaire de Harvard, sur l’importance et le rôle bienfaisant de l’Université, sur la haute conception que nos voisins s’en font et sur la générosité qu’ils ont largement entretenue à son égard ! Chacun les aura aperçues et se sera imposé l’amertume des applications fatales ! J’en veux, en terminant, dégager deux autres. Harvard convoque le monde à son jubilé parce que ce jubilé commémore l’expansion de la civilisation européenne dans le Nouveau Continent et la part que les vieilles Universités de l’Ancien Monde ont prise dans son propre développement. Rappelons-nous, enfin, le coffret de Harvard, car il est lui-même une autre leçon. Il contient un message centenaire, image de la pérennité des Institutions qui ont en dépôt et font fructifier les trésors spirituels de la nation.
Les Universités sont immortelles. Car, elles s’identifient avec le rêve, avec l’éternel désir de l’Homme. Leur temps ne se mesure plus à l’échelle de la durée de l’individu, et chez elles les générations se parlent par delà les siècles.
L`Action Universitaire, mai 1936 vol 2, numéro 6.

Vue aérienne du stadium et de l’École de Commerce (à droite). Au centre, la rivière Charles ; au fond, la ville de Cambridge. Photo de l’époque.
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