De nos routes dépend le bien-être national
Sous ce titre qui n’a rien d’accrocheur, mais qu’on a retrouvé fréquemment à la première page des journaux, le quotidien montréalais La Presse s’engageait dans une campagne musclée et tenace en faveur de l’amélioration des routes du Québec. Cette campagne durera des mois. Au plus fort de la campagne, le 14 décembre 1910, le journal commençait à voir poindre la lumière au bout du tunnel. L’appui du public commençait à se faire pressant, tandis que des organismes, comme la Chambre de commerce de Montréal constataient que l’initiative de La Presse s’avérait d’une popularité grandissante.
Nos appels à tout le monde, – peut-on lire dans La Presse du 14 décembre 1910, – pour obtenir des documents et même des photographies sur les routes de la province, ont été entendus. Nous recevons journellement un grand nombre de communications, quelques-unes très précieuses. Nous prions le public de continuer à nous faciliter la tâche. Il est le principal intéressé, du reste, à ce que cette campagne réussisse. Par la circulaire ministérielle publiée hier, nous voyons que les bons effets commencent déjà à se faire sentir.
Un style pamphlétaire
La Presse ne se privait de rien pour faire choc auprès des deux paliers du gouvernement pour tenter de les convaincre de l’importance de doter la province d’un beau réseau routier. À un style coloré qui aurait bien sied à Arthur Buies, par exemple, le quotidien ajoutait l’image dont l’évidence ne laissait pas le moindre doute. La publication n’hésitait pas, le cas échéant, de publier des photos, provenant des pays mieux nantis que le Québec en matière de l’infrastructure routière. Voici quelques-unes des tirades les plus virulentes de la campagne :
- La conclusion des centaines de lettres que nous recevons des quatre coins de la province, c’est qu’il faut abandonner sans délai cette coutume désuète et désastreuse de laisser à chacun « sa part de route ».
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Les habitants du Québec, aussi bien que ceux de l’Ontario, ignoraient qu’il n’existe pratiquement aucune voie de communication par terre entre ces deux provinces. – Oui! – qui l’eût cru? – une véritable barrière, quelque chose comme la grande muraille de Chine, sépare les gens d’un même pays. Si nous n’avons pas élevé d’amas de pierres sur notre territoire, comme autrefois les Célestes pour se protéger des Mongols, nous empêchons tout de même les Ontariens de venir à nous, comme nous sommes incapables d’aller à eux au moyen (sic! on veut sans doute dire à cause) de deux bras de mer et d’une île quasiment infranchissables.
C’est sur l’île Perrot que se trouve la route dénommée par les Américains The Devil’s Road – le chemin du Diable – et en effet il faut être le diable en personne pour franchir une fondrière de 100 pieds sise au beau milieu de cette voie, la seule qui relie Montréal et Toronto, les deux plus grandes villes du Dominion. En cas de guerre, l’île Perrot deviendrait les Thermopyles du Canada; aucun ennemi ne pourrait la franchir à moins d’être monté sur un aéroplane.
- En évaluant les dépenses à 3,000 du mille, ça coûterait 250,000 environ pour les 80 milles du tour de l’île de Montréal. Depuis 1642 que Paul de Maisonneuve fit son apparition ici, il est tout de même curieux que nous n’ayons pas ou peu de routes convenables dans une île peuplée de plus d’un demi-million d’habitants.
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Nous voilà sur la berge de Sainte-Anne-de-Bellevue, et en face de l’île Perrot. Un bac assure la traversée de Sainte-Anne-de-Bellevue à l’île Perrot, le seul chemin qu’on puisse utiliser pour atteindre Vaudreuil, puis l’Ontario. Une nouvelle voie a remplacé l’ancienne, celle qui évoquait des idées diaboliques à l’esprit des Américains. Pour une route « toute neuve », ainsi qu’on l’a désigne dans le pays, il n’est guerre désirable qu’elle serve de prototype aux autres à venir. Un lit d’énormes pierres sert d’assise au dit chemin: une couche de terre jaune là-dessus, et c’est tout. L’œil a l’occurrence de contempler la plus belle collection de trous et de bosses que se puisse voir.
- Après avoir franchi Cartierville même, où la situation ne s’améliore guerre, c’est le chemin conduisant à Sainte-Geneviève, où, de place en place, il faut aller à très petite vitesse. Nous passons un cultivateur assis sur sa charge. C’est par un miracle d’équilibre qu’il se tient là-haut; car sa voiture tangue et roule comme un navire en pleine tempête. Le cultivateur qui part à la ville muni d’un certain lot d’œufs fait certes en route de terribles omelettes. À cause des traces profondes laissées par les voitures, il fallait parfois rouler sur ce qu’on qualifierait aujourd’hui d’accotement pour pouvoir progresser.
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Le chemin Sainte-Catherine, Outremont, tire l’œil (sic!) par sa splendide apparence. Il se déroule, large et plat, telle une route de France.
- Sait-on qu’aux États-Unis, des guides sont préparés dans lesquels on trouve une topographie minutieuse des routes? Or, à partir es frontières de la province de Québec, les routes, sur ces guides, cessent brusquement. Comme si nous n’en avions pas ici. C’est un peu yankee, mais c’est comme cela! Cet été, cinq mille automobilistes s’en venant au Canada retournèrent à Rouse’s Point, croyant qu’il leur était impossible d’atteindre Montréal par nos voies de communications. Les automobilistes étant d’ordinaire gens lestés de goussets bien garnis, il s’ensuit qu’une bonne aubaine fut perdue pour les villages et parcours et pour Montréal.
Comment pourrait-on mieux conclure qu’en rappelant que La Presse, pour bien préciser qu’elle prêchait par l’exemple, acceptait au printemps de 1911, de défrayer le coût de construction d’une route entre Montréal et Rouse’s Point, à la frontière américaine.