Une abstraction au prix bien réel de 1,8 million de dollars
La présidente de l’Association des galeries d’art du Québec, Christiane Chassey, ne s’énerve même plus. Elle n’a même pas envie d’embarquer dans le débat qui fait rage actuellement à Ottawa sur l’achat par le musée des Beaux-arts du Canada d’un tableau de l’Américain d’origine lettone Mark Rothko intitulé « no 16 » et qui a coûté 1,8 million de dollars.
Ça fait des années, explique-t-elle, que le monde de la peinture se heurte à l’incompréhension des médias et d’un certain public. « On est habitué, dit-elle… On faisait la même chose avec Picasso et d’autres peintres ».
Pourtant, les amateurs de Rothko auraient de quoi s’énerver. Depuis quelques jours à Ottawa, les critiques ne mâchent pas leurs mots et leurs attaques sont féroces. On ne se contente pas de rouspéter parce que le musée a payé 1,8 million de dollars en ces années de vaches maigres pour un tableau américain.
Association des galeries d’art
Depuis une semaine, on se plait carrément à ridiculiser le peintre et son œuvre et en passant, tout l’art abstrait.
Un tabloïd d’Ottawa, par exemple, a lancée un concours. On invite les lecteurs à essayer de faire un tableau semblable et peut-être à l’améliorer. Le gagnant, dont on connaîtra le nom dimanche, aura droit à 16 billets pour un festival de musique country à Gatineau, 16 billets de cinéma, 16 journaux Sun, 16 balles de golf, 16 sacs de chips, 16 cannettes de boisson gazeuse et 16 billets pour le musée.
La tableau controversé mesure environ 2,5 mètres. Il se compose de deux immenses taches rectangulaires de couleur ivoire au contours indéfinis, séparée par une autre masse plus petite, orange feu. Le tout flotte sur un fond écarlate. L’œuvre est typique de cette période dans la vie de l’artiste.
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Certains politiciens ont qualifié d’aberration totale l’achat de ce qu’ils voient comme un gribouillis. Le plus célèbre de ces critiques est Felix Holtmann, ex-éleveur de porc devenu député, et même pendant un certain temps président du comité des Communes sur la culture. Il était à ce poste et n’est pas gêné pour hurler quand le musée a acheté, il y a trois ans, la peinture Voice of Fire, de Barnett Newman. C’est un artiste de la même école que Rothko.
Aujourd’hui, M. Holtmann n’est plus président du comité. Mais ça ne l’a pas empêché de quitter son Manitoba natal en plein milieu de l’été pour venir voir le tableau.
« N. 16 est encore pire que le Voice of Fire » a-t-il dit après l’avoir vu. Même que maintenant, il trouve le Voice of Fire un peu plus beau.
(Ce texte parait dans La Presse le 24 juillet 1993).