Mercure reprend son vol

Mercure reprend son vol

par Anatole Désy

Les résultats économiques acquis durant 1936 sont l’objet de vives discussions. Sommes-nous enfin revenus au temps de la prospérité ?

L’amélioration des affaires est-elle réelle ou ne constitue-t-elle pas plutôt un mirage ? La réponse varie selon les dispositions de chacun.

L’optimiste, statistiques en mains, démontre que jamais, depuis 1929, le Canada n’a connu des jours aussi heureux. Il reconnaît qu’il y a bien encore quelques points sombres à l’horizon, mais que sont-ils en face des difficultés que nous avons surmontées ?

Le pessimiste, au contraire, cet éternel mécontent, sort ses propres statistiques et nous prouve en quatre points que l’humanité s’achemine davantage vers le gouffre de la révolution et vers la catastrophe finale.

Il est bien difficile au commun des mortels, « à l’homme de la rue », d’arrêter son choix entre des opinions aussi extrêmes. La vérité, une fois de plus, n’est ni aussi belle que les uns la peignent, ni aussi déprimante que les autres l’entrevoient.

Avant d’analyser certains aspects de la vie économique du Canada en 1936, quelques considérations générales s’imposent.
La crise de 1929 ne fut nullement un phénomène fortuit mais, au contraire, la conséquence et l’effet logiques d’une longue série de faits économiques, politiques et moraux, dont les uns remontent aux débuts du siècle et les autres à la guerre de 1914.

Quant aux faits moraux, on peut en retracer l’origine jusque dans la philosophie négative du I8ème siècle, continuée par le positivisme, le scientisme, l’utilitarisme et le pragmatisme. Ces courants philosophiques sans idéal réel et trop souvent sans Dieu ont abaissé l’humanité chez l’homme et surélevé son animalité. Le ventre et les appétits matériels ont peu à peu pris la place et le rang du cœur et de l’intelligence. Les valeurs morales ont ainsi cédé leur prééminence aux valeurs purement matérielles.

Vous connaissez tous ce dieu élégant, mince, élancé, court-vêtu et ailé qui prit, en des temps lointains, sous sa haute protection, le commerce jusqu’alors méprisé des hommes libres. Mercure, messager des dieux, réhabilita, si on en croit la mythologie, l’activité économique. Son rôle si utile n’en était pas moins resté secondaire dans l’Olympe. Pourtant, pendant les années dites prospères de 1925 à 1929, ce dieu tutélaire avait déplacé tous les autres dieux et pris rang avant Jupiter lui-même sur les petits autels domestiques.

Mal lui en prit. La crise, en effet, fit de lui la victime de nos propres erreurs. Il fut honni, méprisé, tenu responsable de tous les dégâts, rejeté hors de la cité ; menacé, il dut fuir et son influence semblait à jamais disparue. Quelques années passèrent.
À l’insu de tous, le misérable avait repris pied et sournoisement recommençait sa tâche, un instant interrompue. Mercure reprenait son vol et la vie continuait.

On a cité, un peu partout, les faits économiques les plus saillants de 1936 ; les journaux leur ont accordé la plus grande publicité. Il n’est sans doute pas nécessaire d’y revenir. Toutefois, certaines précisions seront peut-être utiles avant de passer à la vie financière, objet propre de cette courte étude.

Les causes de la reprise sont multiples. Politique d’inflation des gouvernements, diminution des stocks en magasin, récolte déficitaires, travaux publics divers, commerce international plus accentué, dépenses d’armement et enfin retour à des conditions générales plus normales et à une renaissance de la confiance.

Dans un pays à faible population comme le Canada, le commerce extérieur joue un rôle plus essentiel que dans les pays à population dense et à économie plus équilibrée. Pendant les années dites normales, environ le tiers de la population nationale prenait le chemin de l’étranger. La prospérité du pays dépend ainsi dans une large part des conditions mondiales et des échanges internationaux.

Songeons seulement à quelques-uns de nos principaux produits : blé, papier à journal, métaux divers, etc., pour comprendre l’importance de ce fait. Le Canada ne peut prospérer sans le concours et l’apport des autres pays du monde. Il est bon de ne pas l’oublier.

En 1936, le Canada a vécu, du point de vue financier, sous le régime de l’abondance. Jamais, jusqu’ici, le capital n’avait consenti à y travailler pour un salaire aussi modique. Les causes de cette surabondance sont assez simples et connues. Nos gouvernants, à l’instar des autres pays, ont voulu déprécier le capital, afin de valoriser les prix, de faire remonter les cours des principaux produits et d’alléger le fardeau des dettes publiques et privées.

Politique d’inflation directe par la manipulation de la monnaie et d’inflation indirecte par la facilité des crédits et l’action des banques. Puis, accumulation plus accentuée des dépôts dans ces banques.

Le capital ne voulait pas s’engager par crainte, ou encore ne trouvait pas d’emploi en raison du ralentissement de la vie économique et de l’inexistence d’industries nouvelles. En résumé, les capitaux disponibles furent plus abondants, les débouchés plus rares, d’où affaissement du loyer de l’argent.

Voyons quelques faits. La Banque du Canada a augmenté sa circulation fiduciaire nette de plus de $30, 000, 000 du 1er janvier au 30 décembre 1936, soit d’environ un tiers. En contre – partie, elle a accru son portefeuille – titres de plus de $43, 500, 000. Les capitaux ainsi dégagés ont dû se chercher un autre emploi. Les banques à chartes, de leur côté, voyaient leurs dépôts totaux progresser, de janvier à décembre, par plus de $140, 000, 000.

Arrêtons-nous un instant au rapport de décembre de nos banques à chartes. Le fléchissement des prêts courants s’est continué, sauf de passagères reprises, à l’automne. Ainsi, leur total indique en décembre, un nouveau recul pour l’année de plus de $31, 000, 000; ce recul fut en partie compensé par l’avance des prêts à demande. Le portefeuille – titres augmentait pendant le même temps d’au-delà de $ 228, 000, 000 ; il faut ajouter les $43, 500, 000 de la Banque Centrale.

Cette somme de $271, 000, 000 pesa sur le marché financier et fit baisser les rendements à des niveaux jusqu’ici inconnus.
À cet effet, l’un des meilleurs indices est les Bons du trésor à échéance de trois mois que le Gouvernement fédéral vend de temps à autre aux enchères privées. Les fonds obtenus ainsi, en septembre, représentaient un coût annuel de moins de deux tiers de un pour cent. Pendant le même temps, les sociétés de fiducie ne trouvaient que difficilement à employer leurs fonds à court terme, même à des taux de un et demi à deux pour cent par année.

L’argent à terme moyen s’est également ravalé au plus bas dans l’histoire de la finance canadienne.

Ainsi, les obligations du fédéral (3 p.c. 20 ans) se traitaient, en septembre, sur une base de rendement de 2.80 p.c, nouveau point record de baisse.

Les taux, toutefois, tendaient à remonter en fin d’année. Cet avilissement de l’argent n’est d’ailleurs pas aussi favorable qu’on pourrait le croire à première vue, car il pousse aux dépenses souvent inutiles, à la spéculation, et nuit à l’épargne. Les banques, en effet, ont procédé à un nouvel abaissement du taux d’intérêt sur les dépôts d’épargne ; taux qui est maintenant de un et demi pour cent par année.

On comprend cette surabondance des capitaux, si l’on songe que le commerce extérieur du Canada lui a laissé en 1936 une balance favorable de plus de $441, 000, 000 et que les touristes ont apporté au pays une somme nette d’au-delà de $250, 000, 000.

Par ailleurs, les compagnies canadiennes ont payé en dividendes environ $256, 000, 000, en augmentation de plus de $25, 000, 000 sur 1935 et, à $6, 000, 000 près, le total record de 1930.

Ces chiffres sont impressionnants, surtout pour un petit pays. Ils permettent de mesurer l’amplitude des phénomènes. Il ne faut pas oublier qu’en raison de la tranquillité relative de notre pays au point de vue politique et social, une masse de capitaux étrangers y a cherché refuge.

Le marché des obligations fut ainsi remarquablement actif et fort pendant toute l’année, les cours à la hausse et les valeurs de plus en plus rares et chères. On calcule que les nouvelles émissions atteignirent près de $800, 000, 000 sans tenir compte des Bons du Trésor, contre $640, 000, 000 en 1935. Les seuls Bons du Trésor s’élevèrent à $510, 000, 000 en 1936, à comparer à $283, 300, 000 en 1935.

Les corps publics vinrent sur le marché pour une somme inférieure d’environ $42, 000, 000. Ce sont les Sociétés privées qui ont augmenté leur part. Elle passe de $41, 800, 000 en 1935 (environ 7 p.c. du total) à plus de $239, 000, 000 ou 30 p.c. en 1936.

Les corps publics et les Sociétés se sont laissé attirer par le bon marché de l’argent. Ils ont pu, soit rencontrer des échéances, soit rembourser par anticipation des dettes en effectuant de fortes économies en intérêt. Les taux ont varié de un pour cent à trois et demi pour cent pour les corps publics, selon les échéances offertes, et de deux et demi à quatre et demi pour cent pour les Sociétés, dans les mêmes conditions.

De plus, grâce à ces rachats, on a pu se libérer la plupart du temps des clauses de paiement en monnaie crise a été trop onéreuse à ce sujet pour qu’on l’oublie facilement. D’ailleurs ce seul bénéfice aurait justifié le remboursement anticipé. Les nouveaux titres émis sont presque tous payables en monnaie légale et au Canada seulement.

Le plus fort montant des émissions fut ainsi représenté par des emprunts de remboursement. Parmi les valeurs de Sociétés, $16, 530, 000 seulement allèrent à des entreprises nouvelles. Le total des émissions d’actions pour l’année reste faible, même si on y joint les actions minières. L’esprit d’entreprise est encore au ralenti. Les compagnies utilisent pour leur propre développement leurs profits accumulés et leurs réserves ; elles ont appris la prudence et elles pratiquent une saine économie.

Quant à la Bourse, ce fut une année de grande prospérité sinon d’orgie, du moins pour les agents de change. Le public méfiant en 1935, s’est laissé entraîner par la vague de fonds. Je m’excuse de citer beaucoup de chiffres. Il est, autrement, quasi impossible de mesure des phénomènes économiques.

En Bourse de Montréal, les opérations sur les titres de Sociétés industrielles passent de 6, 578, 000 actions en 1935 à plus de 14, 390, 000 en 1936 ; les opérations sur les titres miniers de 17, 159, 000 à 70, 562, 000 actions. La progression est aussi marquée à Toronto, titres industriels, 1935 : 8, 344, 000, 1936 : 12, 691, 000 ; actions – titres miniers, 1935 : 164, 800, 000, 1936 : 438,000,000 actions. Ces chiffres nous laissent rêveurs et nous rappellent les beaux jours de 1928.

D’un autre côté, les prêts aux courtiers, stationnaires pendant le premier semestre, bondissent de mois en mois pendant le second. L’avance est de près de 100 p.c. de janvier à décembre. Cette situation peut devenir dangereuse même avec les nouvelles restrictions plus conservatrices pour les comptes sur marge. L’industrie aurifère canadienne a certes un bel avenir, mais la prudence s’impose, si l’on veut éviter sinon des désastres, du moins des déboires désagréables.

On peut distinguer quatre grandes vagues qui ont soulevé la Bourse au cours de l’année ; elles furent de longueur et de durée différentes, avec des oscillations parfois profondes. La première et la plus soutenue fut évidemment la vague minière, plus spécialement aurifère ; la seconde, celle du papier à journal ; la troisième, celles des métaux communs et enfin la quatrième, celles des titres à bon marché. Dans ce dernier groupe, on peut classer des Sociétés très différentes mais dont le caractère commun était le bas prix apparent des titres.

La Bourse s’est nourrie de toutes les nouvelles favorables, d’ailleurs abondantes, sans s’arrêter à bien des incertitudes et parfois à de graves menaces, surtout dans le domaine international.

Dans la vie financière, les éléments psychologiques dominent ; la confiance peut, comme la foi, transporter les montagnes, mais la méfiance et la crainte peuvent détruire, au contraire, ce qui aura exigé un long et laborieux travail. La confiance est une plante délicate qui n’est parvenue à s’acclimater parmi les hommes qu’après des siècles de vie commune et une lente évolution des habitudes et des mœurs.

Tous les problèmes de l’heure et de demain présentent un aspect financier : finances publiques, chemins de fer et chômage. Seule une reprise économique plus accentuée nous en donnera une solution réelle. Nous pouvons bien essayer des moyens de fortune, mais il serait plus courageux de leur faire face et de chercher des solutions définitives, sans préjugés, sans haine, sans mauvaise foi et sans partisanerie politique. La collaboration de toutes les classes y est nécessaire. L’intérêt réel du capitaliste et de l’ouvrier, du producteur et du consommateur, de la finance publique et de finance privée, est sur ce point identique. Cette attitude exige du courage, de l’abnégation même ; la cause en jeu vaut bien quelques sacrifices d’amour-propre.

Après plus de sept ans de crise l’armature de l’édifice capitaliste résiste encore. Ses murs présentent bien des lézardes ; certaines parties auraient besoin d’être solidifiées, certaines autres même reconstruites.

Il faudrait peut-être surtout en changer l’atmosphère pour la rendre plus respirable à tous. Point n’est besoin, toutefois, de tout démolir, car est-on bien certain que le palais rêvé serait meilleur, plus agréable et aussi plus juste que l’ancien, et pour l’individu et pour la collectivité ?

Anatole Désy, avril 1937.

Voir aussi :

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Hôtel LN. Vieux-Montréal. Photo : GrandQuebec.com. 

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