Le premier ministre Kossyguine assailli à Ottawa
« Rentre chez toi, cochon de Soviet »
L’agresseur a bondi à travers la foule en s’apprêtant à attaquer par derrière le premier ministre Kossyguine de l’URSS qui s’entretenait avec le premier ministre Trudeau. Les hommes du service de sécurité n’ont rien vu. L’individu a enserre par les épaules le visiteur soviétique. Gorilles, gendarmes et même M. Trudeau ont intervenu pour porter secours à M. Kossyguine et maîtriser l’assaillant, un homme d’origine hongroise âgé de 27 ans, Geza Matrai. Le premier ministre soviétique n’a pas paru autrement troublé par l’incident, qui aurait pu être tragique, survenu tout près de l’édifice du Parlement, alors que le cortège officiel se rendait au Château-Laurier.
OTTAWA, 28 octobre 1971. L’assaillant vint par la droite et de côté ou d’arrière. Quand il eut encerclé la poitrine, M. Kossyguine bomba le torse, baissa le menton comme pour voir ce qui lui arrivait. L’instant d’après, dans les hurlements de l’assaillant et les cris de la foule – “Rentre chez toi cochon de Soviet”. – M. Kossyguine, grimaçant, se dégageait en pliant les genoux et en se portant de l’avant tête première.
C’était vers 13.00 hier, le 18 octobre 1971, au pied des marches qui conduisent de l’édifice au Parlement à celui dit « de l’est », sur un terrain en pente très légère.
L’assaillant glissant derrière lui en tirant ses vêtements, les épaules de M. Kossyguine se dégagèrent pendant un moment de son gilet. Presque tout de suite, le président du Conseil reprit sa marche, flanqué de son interprète et de M. Trudeau. Presque tout de suite aussi l’assaillant fut jeté par terre, sommairement fouillé, solidement empoigné et conduit aux quartiers de la Gendarmerie.
Il criait toujours- “Liberté pour la Hongrie”. Il portait une veste de cuir, prétendait faire partie d’un groupe de combattants pour la liberté de la Hongrie. Pendant qu’on le conduisait, il cria son nom et l’épela à la demande d’un journaliste.
Sur dénonciation d’un photographe en devoir, la police se saisit d’un autre jeune homme qui prétendit sur le champ ne pas connaître l’assaillant.
Nos collègues soviétiques suggèrent sur le champ qu’il s’agissait de simples bandits et se montrèrent mécontents de la façon dont on traitait M. Kossyguine.
Certains informateurs voulurent plus tard accréditer un renseignement suivant lequel M. Trudeau se serait porté au secours de M. Kossyguine. Mais cela ne change rien à l’opinion d’un officier de la Gendarmerie qui souhaita à haute et intelligible voix que le premier ministre cesse de se moquer des mesures de sécurité.
Seulement quelques instants plus tard, après avoir quitté l’édifice de l’Est à pied par une porte secondaire MM. Trudeau et Kossyguine ont continué leur proménade.
Honteux ! Trudeau veut des explications du service de sécurité
OTTAWA — Le premier ministre du Canada, M. Pierre Elliott Trudeau, s’est montré profondément déçu, humilié et honteux de l’incident dont a été victime, hier, sur la colline parlementaire, l’un des grands de ce monde, M. Alexis Kossyguine, premier ministre de l’URSS.
L’assaut d’un jeune manifestant néo-canadien d’origine hongroise contre la personne de M. Kossyguine se méritera en effet un tour de presse à travers la majorité des pays du monde. Le dernier incident de même nature est survenu au cours de l’été, en Inde, alors que sa S.S. Paul VI fut attaqué par un faux prêtre.
Aux Communes, hier, seulement quelques minutes après cet incident, M. Trudeau a répondu au chef de l’opposition avoir demandé des clarifications en ce qui concerne les arrangements prévus pour la sécurité.
Cet acte n’est pas justifiable
« Il est honteux de constater la façon qu’ont certaines personnes au Canada de se montrer plus intéressées aux aus problèmes qui existent ailleurs que d’exercer les droits démocratiques canadiens et de respecter les lois fondamentales de notre pays », a ajouté M. Trudeau.
À l’extérieur de la Chambre, premier ministre a précisé qu’il ne peut y avoir aucune excuse pour justifier un tel geste. « Je sais, a déclaré M. Trudeau, que des gens ont des sentiments forts à l’égard de l’Union soviétique, mais des gens à l’étranger ont aussi des sentiments forts à l’égard du Canada.
Pas un mot de Kossyguine On a demandé par ailleurs à M. Trudeau quelles ont été les réactions de son invité à la suite de cet incident. « Pas un mot », c’est-à-dire pas une allusion à l’incident, a répondu M. Trudeau.
En revanche, M. Kossyguine a mentionné, selon M. Trudeau : « Oui, continuons à marcher ».
On a évidemment demandé au ministre du Canada s’il en était fini des décisions spontanées de modifier le programme officiel.
“Je ne sais pas. Je ne pense pas que le premier ministre Kossyguine est très différent de moi sur ce point.
Il n’a certainement pas paru froissé et il a continué à parler en marchant après l’incident. Je ne pense pas qu’il soit aussi désemparé que je suis honteux pour le gouvernement et le peuple canadien” a souligné M. Trudeau.
Le premier » ministre s’est même souvenu de quoi il parlait avec M. Kossyguine au moment où celui-ci fut assailli. “Je lui disais que dans l’édifice de l’ouest (celui qui se trouve à l’ouest du Parlement), il y a un peu d’histoire et je lui demandais s’il ne serait pas intéressé à visiter cette chambre du conseil et il m’a répondu que oui.
Dans les commentaires qu’il a formulés à la suite de l’incident, M. Trudeau a notamment dit que ceux qui essaient de manifester avec violence ne font pas progresser la cause dont ils sont les tenants.
Répercussions diplomatiques ?
“Au contraire, a-t-il expliqué, je pense que ce sera beaucoup plus difficile maintenant pour moi de faire des représentations auprès du premier ministre Kossyguine au sujet de certaines minorités ici qui sont mécontentes. »
Matrai milite dans les groupes anti-communistes
La mère d’un jeune homme détenu pour l’agression du premier ministre soviétique Kossyguine a déclaré qu’aucun proche de leur famille n’avait été tué en Hongrie.
Le suspect, dont on croit qu’il a fui la Hongrie durant l’insurrection de 1956, s’est identifié comme étant Geza Matrai, 27 ans, de Toronto, et comme membre de divers mouvements tels, que la Société Edmund Burke et les « Combattants hongrois de la liberté ».
La Société Edmund Burke porte le nom d’une personnalité politique britannique du XVIIIe siècle et l’un de ses membres l’a définie hier comme « ultra conservative, d’extrême droite et préoccupée par la croissance du communisme dans notre pays ».
La police a fait savoir que l’un des deux hommes arrêtés relativement à ‘ incident d’hier avait été formellement inculpé, mais s’est refusée à divulguer le nom de l’individu.
Un membre actif
Des responsables de la Société Edmund Burke, dont le siège est à Toronto, ont déclaré qu’ils connaissaient un nommé Geza Matrai, membre actif, qui affirmait avoir fui la Hongrie en 1956 et croyait que plusieurs de ses parents avaient péri dans l’insurrection. Il aurait, par la suite, vécu à Edmonton, en Alberta.
Rejointe par téléphone dans cette ville, une femme s’identifiant comme étant la mère de Matrai a dit à l’agence UPI qu’elle n’avait pas perdu dé parent en Hongrie.
« C’est mon fils, a dit Mme Matrai. Je l’aime beaucoup, mais mon mari et moi ne partageons pas ses opinions politiques. Il se débrouille tout seul el est assez grand pour savoir ce qu’il fait et prendre ses responsabilités”.
Précisant qu’elle n’a pas vu son fils depuis l’année de ‘ère. Mme Matrai a ajouté qu’il était candidat du Crédit social ontarien dans une circonscription de la banlieue de Toronto.
Geza Matrai a une sœur ; son père est vétérinaire et sa mère est institutrice.
Partisans de Matrai
Un porte-parole de la Société Edmund Burke a par ailleurs fait savoir que les membres du mouvement étaient « tous très fiers du geste de Matrai », qu’il « a manifesté le dégoût que bien des Canadiens éprouvent à l’endroit de la Russie, mais ont peur de l’extérioriser” et « qu’on aimerait que plus de gens aient le même courage ». Matrai », qu’il « a manifesté le dégoût dans sa campagne électorale, dont il doit connaître les fruits jeudi, la libération de la Hongrie et de tous les pays de l’Est. Ancien coiffeur, il gère une librairie de la SEB à Toronto. Il avait 12 ans lors de son immigration au Canada.
