
Quand un anthropologue passe pour un coupeur de têtes
Le véritable laboratoire de l’anthropologue, c’est le terrain.
Il y rencontre des difficultés méthodologiques, différentes sans doute, mais aussi sérieuses que celles que l’on peut rencontrer dans un laboratoire traditionnel. L’aventure qu’a vécue M. Lionel Vallée au Pérou peut en témoigner.
Professeur agrégé au Département d’anthropologie de l’Université de Montréal, M. Vallée a obtenu une bourse du Conseil des Arts du Canada pour mener à bien une ethnographie d’une communauté andine : les Quéchuas.
« Ce travail s`insert dans un ensemble beaucoup plus vaste, explique M. Vallée. Il s’agit, en fait, de comprendre à long terme une expérience humaine, unique au monde, celle des Incas qui ont réussi à développer une civilisation absolument originale en moins de cent ans et à une très haute altitude (entre 10.000 et 13,000 pieds), dans une région presque dépourvue d’arbres, et donc de bois. Les Incas ont eu à domestiquer des dizaines et des dizaines de plantes dont nous avons perdu l’usage car les Espagnols en même temps qu’ils décimaient les Indiens, détruisaient aussi les secrets de leur prodigieuse civilisation.
Tous ceux qui s’occuperont du développement des pays de l’Amérique latine devront connaître parfaitement les peuples qui y vivent, afin d’éviter des fiascos du genre de celui qu’on a connu aux Indes par exemple, lorsque les envois de blé ont été distribués par les autochtones aux vaches sacrées.
Plus de 10 millions
Descendants directs des Incas, les Quéchuas sont plus de 10 millions en Equateur, en Bolivie, en Argentine, au Chili et au Pérou (où ils représentent près de la moitié de la population). Très peu d’études ont été faites sur ce groupe humain.
Malgré son importance numérique, on le connaît donc très mal.
Le premier problème a été, pour M. Vallée, de trouver la communauté quechua, la plus traditionnelle possible. Son choix s’est fixé sur Manchiri, au Pérou. L’attitude des Indiens vis-à-vis du chercheur montrera bien qu’il ne s’était pas trompé. Son assistant et lui, à peine arrivés à Manchiri, eurent à faire face à de nombreuses difficultés.

Un groupe de résidents de Manchiri. Photo : L’Inter, mars 1970. Photographie libre de droits.
Il existe en effet un très ancien mythe auquel la majorité des Quechuas n’attache plus grande importance mais qui est resté vivant à Manchiri. Ce mythe trouverait son fondement dans le comportement qu’ont eu certains Espagnols à l’égard des Indiens et remonterait vraisemblablement à la Conquête.
Selon la légende, un Blanc portant la barbe et habillé de gris, se promène à cheval à travers la montagne et coupe les têtes pour distribuer la graisse de ses victimes aux mineurs des mines lointaines. M. Vallée était vêtu d’un parka foncé, portait la barbe, avait loué des chevaux.
Il correspondait donc assez exactement au coupeur de têtes de la légende.
Cette malheureuse ressemblance faillit compromettre son travail. Les Indiens en avaient peur. Et sans doute a-t-il été lui-même plus d’une fois en danger. La situation à Manchiri s’est détériorée au point que M. Vallée et son assistant, pour ne pas compromettre irrémédiablement la recherche, ont été forcés de quitter la communauté pour un certain temps, dans l’espoir d’y revenir quand les esprits des Indiens se seraient apaisés.
Les Indiens craignaient Lionel Vallée plus que son assistant qui était Péruvien, avait le physique indien et parlait qéchua. Ce dernier seul pouvait encore rétablir la situation. Il retourna donc trouver les Indiens. Mal lui en prit.
« La seule chose qui lui a sauvé la vie, explique M. Vallée, c’est qu’il s’est mis à pleurer devant son impuissance. Cela a ému les Indiens qui ont remis leur décision à plus tard. Finalement, de jour en jour, on l’a accepté. Il a pu les convaincre.
La situation s’est améliorée de telle sorte que j’ai pu moi aussi, rentrer dans la communauté et poursuivre ma recherche. »
Complètement isolé du monde
À partir du dernier hameau avant la haute montagne, il faut deux jours de voyage pour atteindre Manchiri. Le village ne communique quasiment pas avec l’extérieur.
Son économie est une économie lie subsistance. Les gens de Manchiri produisent ce qui correspond à leurs besoins. Le surplus est échangé avec certains produits d’autres communautés (céramique, bétail, etc.).

Indiens de Manchiri. Photo : L’Inter, mars 1970. Photographie libre de droits.
Le revenu annuel d’une famille quechua est presque nul. Il y a de l’argent dans la communauté, mais qui sert à très peu de choses. L’argent sert à acheter de la boisson, et notamment le trago qui est un alcool, fabriqué dans une autre communauté. Le trago est utilisé à l’une très haute échelle dans toutes les communautés andines, avec la bière de maïs, le chicha. L’argent sert aussi à préparer les fiestas, ces fêtes traditionnelles et rituelles qui ont lieu à peu près une fois par mois, à des dates bien précises pour célébrer des événements bien déterminés.
La fiesta est un véritable rite chez les Quechuas. Pour chaque fiesta, certains postes de responsables sont prévus. Ceux qui en acceptent la charge ont à faire face à des dépenses considérables : donner de la nourriture à tout le reste de la communauté par exemple.
L’argent peut aussi servir à acheter des propriétés, car il existe une propriété privée dans la communauté. Il existe aussi une propriété communale, des champs cultivés en commun et dont les produits servent à toute la communauté lors de certaines fêtes spéciales.
À côté de l’autorité nationale nommée théoriquement par le pouvoir politique, il existe une autorité traditionnelle qui comporte toute une hiérarchie, extrêmement complexe.
À certains moments de sa vie, l’Indien accède à certains postes. Presque tous les hommes passent à travers ces différents postes d’autorité. Chacun a ses responsabilités.
Ces différentes autorités ne peuvent entrer en conflit.
On ne peut pas donner un nom précis à la religion des Indiens de Manchiri. C’est un mélange de religion traditionnelle, de croyances traditionnelles, de cérémonies traditionnelles mêlées à des croyances et des cérémonies catholiques – ce qu’on appelle en anthropologie, le syncrétisme religieux.
Ces Indiens qui forment près de la moitié de la population du Pérou n’ont pas grand chose à dire dans l’organisation de leur pays. Ce ne sont pas eux qui détiennent le pouvoir. Ce sont les Blancs espagnols ou les Métis qui dictent les solutions à l’ensemble du pays.
Pourtant, l’état péruvien, selon M. Vallée, n’est pas un état raciste. En Amérique du sud, on passe d’un statut à un autre (de l’Indien au Blanc) selon qu’on a un comportement social différent.
L’INTER / mars 1970
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